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À Edmonton, la fièvre des séries côtoie l’extrême misère

La capitale albertaine est plongée dans une crise sans précédent.

Par
Jean Bourbeau
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Aux abords de la Place Rogers, où des milliers de partisans des Oilers d’Edmonton, en finale de la Coupe Stanley, se rassemblent pour célébrer leurs héros, une autre réalité se joue en parallèle. À peine quelques minutes de marche les séparent de l’épicentre de la misère où des centaines de destins viennent s’échouer. Un Skid Row, sans les tentes.

La scène est frappante. Rien à voir avec la situation à laquelle Montréal fait face.

Le hockey, sport national et fierté du peuple canadien, qui sublime les classes sociales, divise ici le centre-ville entre ceux qui arborent des maillots de McDavid et ceux qui tremblent en tenant du papier d’aluminium dans une main. Tandis que les avenues sont envahies par les fêtards, des silhouettes trouvent refuge sous des abris de fortune, faits de manteaux et de sacs poubelles, à quelques pas de l’amphithéâtre dont on entend les vibrations.

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Parmi les déchets, seringues, pipes, vêtements et vomi, jonchent le pavé. Une femme, dont le compagnon est allongé sur elle, le rejoint en inhalant le contenu d’une canette de dépoussiérant. À leurs pieds, une pie d’Amérique picore un restant de ramen.

Le Chinatown, le quartier jouxtant les festivités, est particulièrement affecté. De nombreuses devantures y sont fermées, donnant l’impression d’un secteur sacrifié par une crise qui a fini par avoir le dessus.

« Ça me brise le cœur et ça m’enrage », confie d’emblée Jim Gurnett, un militant de longue date engagé pour les causes sociales du centre-ville.

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La semaine dernière, la Coalition sur le logement et l’itinérance d’Edmonton (ECCOH), organisme dont il est le porte-parole, a tenu son mémorial annuel en souvenir des victimes de l’itinérance. En 2023, 421 décès ont été répertoriés, un sombre record. « À ce rythme, nous dépasserons encore cette année les 400 décès si rien n’est fait. Et ces morts ne sont que la pointe de l’iceberg », avertit Gurnett.

Edmonton, surnommée la « porte du Nord », incarne les défis urbains auxquels sont confrontées les grandes villes canadiennes : perte de logements abordables au profit des condos, flambée des prix des loyers, crise des opioïdes, coupes budgétaires gouvernementales exacerbées par l’inflation, et explosion démographique.

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Pour l’ancien membre de l’Assemblée législative de l’Alberta qui portait les couleurs du NPD, Edmonton aurait pu s’avérer un modèle de dignité, mais les échecs répétés des pouvoirs politiques ont saboté cette vision. Il accuse les autorités de mépriser la misère endémique d’Edmonton. « Notre gouvernement est immuable devant les trois dernières années qui ont été les pires jamais enregistrées », dit-il

Au plus froid de l’hiver dernier, la ville a renforcé sa politique de tolérance zéro envers les campements rudimentaires, en en retirant plus de 1000 sur son territoire. « Les conditions de vie étaient difficiles, mais les gens avaient un toit », rappelle Gurnett. Plus de 2417 campements ont été détruits en 2023, au coût de 1,7 million de dollars.

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« Edmonton me fait honte. Je travaille au centre-ville depuis 25 ans et je n’ai jamais vu une telle misère », déplore-t-il. Et ce, alors que la ville célèbre ses 179 millions de dollars en revenus grâce aux succès des Oilers depuis le début de leur parcours éliminatoire. Le prix des billets pour le troisième match de la finale atteignait les quatre chiffres.

Jim mentionne qu’un sentiment d’essoufflement s’est répandu parmi les acteurs communautaires, plus débordés que jamais, dépassés face à une situation qui ne cesse de se détériorer.

« J’aimerais te dire que j’exagère », conclut Jim Gurnett, avec une sincérité déchirante.

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Devant la statue en bronze du grand Wayne Gretzky, un jeune autochtone se couvre d’un sac de couchage. Ses valises sont disposées sur un chariot pour bébé, témoignant d’une vie nomade incessante.

Sur le coin d’une clôture de taule, je m’assois auprès de Danielson, Colin et Grace. Dans la rue depuis de nombreuses années, ils en ont long à dire sur la politique de démantèlement. « Dès que tu t’installes, on te dit de partir. Ça a vraiment aggravé la crise parce que ça a séparé tout le monde. Avant, on savait où se trouver. Chaque mois, c’est 20 à 30 personnes qui disparaissent », explique Colin, t-shirt sur la tête.

Ils ont perdu des amis qui n’avaient jamais consommé de fentanyl à cause d’overdoses survenues dans des ruelles et des abribus, symbole du désespoir engendré par la crise des opioïdes combinée à celle du logement.

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« On m’a donné un appartement et, quelques jours après, on m’a mis dehors seulement pour toucher le revenu du mois entier », raconte Danielson, membre de la Nation Crie, comme beaucoup d’autres dans la même situation que lui.

Malgré tout, le trio affirme que le moral tient bon. « On est encore capables d’en rire! » s’exclame Grace. « Et si on monte un tipi, c’est vrai qu’on pourra pas se faire déplacer? », questionne-t-elle avec un sourire en coin.

« Ça ne s’améliorera qu’une fois que tout sera pire », lance Danielson avec un mélange de résignation et d’espoir.

On entend la foule rugir au loin. Un but vient d’être marqué. L’écho d’un autre monde si proche et pourtant si éloigné.