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Sur les traces des Marcellines, l’un des meilleurs albums inconnus du Québec (Partie II)
Vous avez manqué la partie 1? C’est par ici!
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« Tu vas voir, si tu retrouves les finissantes des Marcellines, tu vas leur faire revivre des souvenirs, ça va être émotionnel », m’avertit Sébastien, ayant lui-même fouillé de nombreuses histoires cachées derrière des albums empoussiérés.
Devant les réponses rassemblées par sœur Mylène, je prends conscience que je suis à un coup de fil de résoudre l’énigme qui m’échappe depuis maintenant quelques années.
Toutes les participantes jointes ont d’abord manifesté un grand étonnement, exprimant la difficulté à saisir l’intérêt d’un journaliste pour leur projet de fin d’études secondaires. Mais une fois qu’elles furent rassurées, c’est l’histoire de toute une époque qui s’est déployée à travers le croisement de leurs voix retrouvées.
Cécile Collinge
À la suite d’un bref échange téléphonique, je rencontre Cécile à sa demeure des Cantons-de-l’Est. L’ingénieure à la retraite revient avec fébrilité sur la période des Marcellines : « J’en garde de merveilleux souvenirs. J’ai encore ma copie et je l’écoute encore de temps à autre. Nous avions 16 ans avec tout ce que ça implique. Des adolescentes qui désiraient tomber en amour, dont l’amitié était très importante. Évidemment que ça n’allait pas être religieux, même que la direction trouvait cela chouette ainsi. L’idée d’en faire un disque vient d’ailleurs de sœur Louise. Elle voulait que l’on quitte avec un souvenir plus intéressant qu’un bal de graduation. »
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« Si je me souviens bien, en secondaire 4, il y avait deux groupes et il y régnait une certaine tension, entre la classe classique et moderne. L’année suivante, nous n’étions qu’une seule classe et ce projet musical a forgé une belle union. C’était une initiative étudiante, aucun professeur ne nous a guidées. »
J’interromps mon interlocutrice, ébahi par ses propos. L’album est un projet piloté par les étudiantes? Les enseignantes n’ont joué aucun rôle dans la direction artistique?
« Oui oui, c’était juste nous. Marie-Josée n’était pas une religieuse! C’était une écolière très timide, mais prolifique, tandis que Suzanne, qui avait beaucoup d’énergie, s’occupait de la musique. Michèle menait les troupes. Pour ma part, j ’ai participé comme chanteuse », souligne Cécile en me pointant les différents visages sur la pochette.
« Avec ces filles-là, nous étions un petit groupe très impliqué dans la paroisse de Roxboro. On chantait à l’église des messes à gogo. Je chante encore aujourd’hui. La force d’une chorale, c’est qu’il y a tout un esprit collaboratif : il faut s’adapter, ne pas aller aux dessus des autres, soutenir les voix plus faibles, apprendre à travailler ensemble, s’entraider. C’était une belle leçon en soi. »
Michèle Blanchard
Michèle m’accueille à l’entrée de la Maison d’Hérelle sur la rue Saint-Hubert à Montréal. « Cet album représente pour moi rien de moins qu’un petit moment historique, une partie importante de ma jeunesse, confie-t-elle. Jeune, j’avais appris la guitare surtout pour bouleverser le curé! On trouvait la messe donc ennuyante, alors on a intégré la chorale et on faisait des covers les dimanches. Imagine California Dreamin’ par The Mamas & The Papas dans l’église! »
« Nous étions des adolescentes portées par une amitié extraordinaire, nous avions une envie de vivre, de quitter les Marcellines. Nous avions tissé des liens très serrés et on avait un plaisir fou à jouer ensemble. Au début, c’était spontané. On s’installait dans les corridors et on trippait. Marie-Josée arrivait avec un morceau de poème, quelques mots. Je crois qu’elle passait une période difficile, elle était extrêmement sensible. Ça transparaissait dans les paroles qu’elle proposait. »
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« Sœur Louise était une enseignante très avant-gardiste – elle écoutait du rock’n’roll –, mais aussi très demandante. Le Collège Sainte-Marcelline, c’était l’élite de l’élite, et moi, je n’étais pas bonne à l’école. L’une de ses qualités, c’est qu’elle reconnaissait celles qui sortaient du lot et valorisait leurs différences au lieu d’essayer de les faire rentrer dans le moule. Que tu sois rebelle ou introvertie, elle exploitait tes forces. Elle était très stricte, mais aussi très maternelle. »
« L’enregistrement a eu lieu au studio RCA Victor, un studio professionnel très en vogue. C’était un décorum assez sérieux, mais il y a eu plusieurs reprises, nous avons beaucoup ri, nous n’étions pas habituées à chanter dans des micros. »
« Plusieurs étudiantes de la cohorte sont devenues des notaires, des ingénieures, des avocates, alors que je me suis dirigée vers le communautaire, pour lutter contre les injustices liées aux victimes du VIH/sida. Les filles m’ont toujours beaucoup soutenue à travers les années. »
Louise Frenette
Gestionnaire dans le système de la santé, Louise me rencontre dans le bourdonnement du centre-ville de Montréal à l’heure du midi. « J’en garde de merveilleux souvenirs », dit-elle au sujet de ses études secondaires. « Nous étions jeunes, très fleur bleue, on chantait toute la classe ensemble, aux récréations, sur les bureaux d’école. Nous n’avons jamais fait de spectacle. J’ai entendu une pièce à la radio étudiante du Cégep Marie-Victorin et une autre sur les fréquences de CFGL-FM. La commercialisation du disque ne s’est étendue que pour nos proches. J’ignore le nombre de copies pressées. Peut-être 100? »
« Le disque était en phase avec l’esprit du Collège. Nous avions commencé nos études ensemble et avions grandi très rapprochées. On s’entendait tellement bien. Nous avons aussi été la seule cohorte à enregistrer un album. Les années suivantes n’ont pas eu droit à ce privilège. Je me souviens de la frénésie dans l’école quand le disque est sorti! »
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« En 2013, dans le cadre d’une soirée retrouvaille pour les 40 ans de notre graduation, j’ai gravé Dans un vol de chansons sur un disque compact et offert une copie à chacune des filles présentes. C’est pas tout le monde qui a encore une table tournante fonctionnelle. »
Louise Mayrand
Rejointe au téléphone, la femme d’affaires semble enchantée : « Wow! Ça fait beaucoup beaucoup d’années, mais je me souviens de la journée de l’enregistrement. C’était au printemps. Nous avions de bonnes voix, une belle amplitude. Il y avait des basses, des altos, des sopranos. Moi aussi d’ailleurs j’avais une belle voix avant que je ne commence à fumer. Je suis la soliste sur la pièce Une Amie. »
« C’était vraiment le fun d’être toute la gang ensemble et de chanter aux heures de lunch. Il n’y avait jamais de chicane, sachant qu’on allait éventuellement toutes se quitter et aller chacune de notre bord. Les paroles de l’album en disent beaucoup sur l’état d’âme de Marie-Josée. Elle était tellement brillante. »
« Si tu cherches plus d’informations, tu devrais parler à sœur Louise. Aux dernières nouvelles, elle habitait à la Villa Sainte-Marcelline, dans Westmount. Elle n’est plus jeune, mais la connaissant, elle va s’en rappeler, c’est sûr. »
L’impact de sœur Louise revient à chaque rencontre. Quelques recherches la décrivent comme une figure énigmatique de l’enseignement au Québec. Née dans les beaux quartiers de Milan avant que la guerre n’éclate, cette religieuse progressiste, globe-trotter, polyglotte et sensible à l’art est arrivée à Montréal en pleine Révolution tranquille. Proche du Cardinal Léger et avocate hâtive du multiculturalisme, sœur Louise fut, le long d’une carrière de près de 50 ans, l’artisane d’une remise en question constante de l’enseignement.
Je contacte la Villa Sainte-Marcelline. On me fait savoir que les sœurs ont toutes quitté l’établissement en 2018, avec un vol aller simple pour l’Italie. Rencontrer sœur Louise sera plus difficile que prévu.
Je me rends au Collège Sainte-Marcelline, tel un lieu de pèlerinage dans ma quête. Je serre la main à Pierre Gagnon, le directeur de l’audiovisuel fort sympathique sans qui rien n’aurait été possible. Il me fait visiter l’école et me montre les copies en sa possession, dont une scellée. Une rareté que je lui conseille de chérir précieusement.
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Suzanne Bourque
J’y retrouve Suzanne, mélodiste de la majorité des morceaux. « Pour être franche, j’étais très surprise, voire préoccupée en voyant l’album sur YouTube, mentionne-t-elle. Je croyais que c’était pour se moquer de nous. »
L’ancienne vérificatrice générale de la STM me partage : « Jeune, j’ai appris le piano, mais je n’étais pas très bonne. Michèle m’a introduite à la guitare et c’était bien plus naturel de composer avec cet instrument. À la maison, nous écoutions des chansonniers européens comme Lama, Bécaud, Moustaki, surtout Brel. Mais aussi des Québécois tels Claude Léveillé et Claude Gauthier. Évidemment il y avait les Beatles, les Bee Gees et Cat Stevens. Mes influences musicales étaient un grand mélange, je n’avais pas vraiment de préféré, sauf évidemment, Brel. »
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« J’écrivais un peu, mais Marie-Josée avait un talent incroyable et une profonde sensibilité. On se complétait. J’arrivais avec une composition et en une soirée, elle écrivait un texte. Ma chanson préférée sur l’album est Une Amie. J’aimais croire qu’elle était composée pour moi. »
« Quand on a commencé, c’était que pour passer le temps sur le bord des casiers. Nous n’avions jamais eu de professeur de chant. On improvisait, puis d’autres filles se sont greffées à nous, et tout le monde a contribué. C’est dommage, je ne retrouve plus le cahier avec les partitions des morceaux de l’album. »
« Petite anecdote, quand nous sommes arrivées en studio, les deux guitares étaient placées dans le centre et dès les premières notes, l’ingénieur de son nous arrête : « Les filles, vos guitares sont désaccordées! » Nous, on savait pas comment faire ça, alors c’est Michel Pagliaro, rien de moins, en enregistrement dans le local voisin, qui les a accordées, puis on a recommencé! »
Avant que je parte, des étudiantes marchent devant nous vers l’entrée du Collège. Suzanne me confie, espiègle : « Les uniformes n’ont pas changé, même couleur, même longueur, mais nous, on roulait un peu plus nos jupes! »
Marie-Josée Alary
Rejointe par téléphone à partir de sa demeure en Estrie, l’enseignante à la retraite se livre d’une voix douce : « C’était un humble projet, ça date de presque 50 ans, mais j’en garde de bons souvenirs. Sœur Louise avait vu en nos chansons une façon de clore l’année, nous faire vivre un projet commun. Elle voulait qu’on laisse notre trace. Pour moi qui écrivais, c’était stressant, faire lire les paroles à tout le monde, ça m’intimidait. »
« Ma mère aimait beaucoup les chansonniers français. Nous étions quatre filles à la maison et on chantait beaucoup. Je n’avais pas de talent particulier au niveau musical, alors j’ai pris la plume. »
« Je suis arrivée à Sainte-Marcelline en provenance du public en secondaire 4. C’était toute une atmosphère au Collège. Les chants dans les couloirs avec les guitares, je trouvais cela extraordinaire. Ça me rejoignait beaucoup. Avec mes paroles, j’ai su me faire une petite place. »
« C’était une école exigeante, où la réussite était très importante. Heureusement, je m’en tirais bien, mais je travaillais jusqu’à très tard le soir, souvent jusqu’à 1 h ou 2 h du matin. Après avoir rangé les livres, j’écrivais quelques lignes. Suzanne trouvait toujours ça bon, alors on en faisait une chanson, pour le plaisir, jamais dans un but de diffusion. Les filles arrivaient et on se mettait à chanter. Ma pièce favorite est Une Amie. Je n’ai pas vraiment continué à écrire : quelques chansonnettes pour mes élèves, sans plus. »
« Avant de vous parler, j’ai relu quelques textes. J’essaie d’être indulgente envers les émotions d’une ado de 16 ans. C’est un peu naïf, un peu maladroit. Il y avait l’espoir d’une vie intéressante, mais aussi le doute qu’il y aurait des moments plus difficiles. Il y avait eu un décès qui m’avait beaucoup touchée, et puis à cet âge, on oscille souvent entre la joie et la douleur. Les émotions sont toujours exacerbées. On vit les événements plus intensément. »
Sœur Louise Bonta
Deux semaines après avoir jeté ma bouteille à la mer sans trop y croire, sœur Louise Bonta me répond. La dernière pièce du puzzle. « Après 60 ans à Montréal, il était temps de me retirer et de revenir à la fondation, de revenir à Milan. », me dit-elle, la voix franche.
En raison de quelques pépins technologiques, la communication est difficile, mais sœur Louise, malgré ses 85 bougies, conserve des souvenirs aiguisés des événements de 1973 : « C’était vraiment une classe exceptionnelle. J’étais leur professeure de français en secondaire 1, elles écrivaient déjà des chansons, puis les années ont passé et c’était extraordinaire de les voir assises dans les couloirs, à chanter toutes ensemble. Les élèves des autres années scolaires venaient les entendre. Je me suis dit : c’est très beau, mais à la fin du secondaire, tout ça va se perdre. Il faut l’enregistrer. »
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« J’ai pris un rendez-vous au studio RCA Victor. Le jour de l’enregistrement, nous avons quitté tôt le matin en autobus vers Saint-Henri. Sur place, l’un des ingénieurs m’a demandé de diriger la chorale. Je lui ai répondu : “Bien sûr que non, si on les laisse se gérer seules, elles vont le faire bien plus sérieusement.” Elles ont commencé et une chanson après l’autre, l’album a pris forme. Je me souviens que les gens présents avaient été épatés. »
Le fait que l’album fut entièrement piloté par les étudiantes est renversant. Un vrai projet DIY.
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« Quelques semaines plus tard, un personnel du studio m’a contacté pour me faire part qu’il lui fallait des pochettes. Je n’avais rien à lui soumettre. J’ai donc réuni les filles et je les ai photographiées individuellement sur leurs pupitres. J’ai ensuite développé les pellicules dans la petite chambre noire de l’école. Ensemble, nous avons découpé les photos et collé le tout sur une feuille blanche en apposant les signatures sous les bulles. Le titre a été dessiné par une jeune graphiste et ancienne étudiante de la Villa Sainte-Marcelline. Le soir, j’ai retranscrit les paroles et en moins de 24 heures, la pochette était terminée et envoyée à l’impression. »
« Il y avait aussi une certaine urgence, car en avril 1973, c’était la visite de la Mère générale des Sœurs de Sainte-Marcelline et on lui a offert l’album. Elle était de passage en provenance d’Europe avant un rassemblement au Brésil. Le disque a donc voyagé avec elle et il a connu un grand succès dans les écoles là-bas. »
L’image d’une classe d’étudiantes sud-américaines écoutant Dans un vol de chansons m’apparaît aussi magnifique qu’improbable.
« J’ai fait quelques calculs et promis à la direction que nous allions vendre 1000 copies. Ça a coûté 3 000 $ (18 000 $ aujourd’hui), on les vendait donc 3 $ l’unité. Sœur Orietta, aux finances, qui s’inquiétait de rentrer dans son argent, était contente quand tout s’est finalement écoulé. Mais nous n’avions pas de budget pour protéger les droits d’auteur. J’en ai glissé un mot aux filles et elles ont répondu : “Si quelqu’un prend nos chansons, tant pis, ma sœur, nous avons le disque.” J’ai confié son destin à la providence. »
« J’en garde de très beaux souvenirs. Avant de quitter pour l’Italie, elles m’ont offert une version CD. Si jamais vous les voyez, dites-leur bonjour de ma part. Ce sera pour toujours mes petites filles. »
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Derrière chaque album se cache un récit aux souvenirs parfois impossibles, des histoires insoupçonnées, heureuses ou tristes. À sa manière, Dans un vol de chansons couvre une petite fenêtre du Québec : les messes à gogo, l’éducation religieuse, les bouleversements culturels de la génération Peace & Love. Mais plus étroitement, le disque dévoile le portrait d’une amitié touchante, d’une période charnière d’un groupe d’adolescentes à l’aube de la vie adulte. Une sincérité traduite à travers quatorze morceaux d’un grand album inconnu, un jour tombé dans les mains d’un garçon un peu trop curieux.
Le mystère de l’album n’est plus, une page se tourne, mais le plaisir de l’écoute n’en est que plus grand.