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Sur les traces des Marcellines, l’un des meilleurs albums inconnus du Québec (Partie I)
« Écoute ça, tu vas aimer, c’est sûr », me lance un collègue disquaire en sortant une pochette d’une vieille boîte oubliée au fond du sous-sol où nous travaillons. Il se lève en secouant la poussière sur ses genoux. À la lumière de mon cellulaire, nous scrutons le disque. Un album que je n’ai jamais vu. Dans un vol de chansons.
C’était en 2018.
Trois années se sont écoulées depuis cette curieuse découverte que je savoure toujours avec autant d’intérêt que la première fois où j’ai déposé l’aiguille dans le creux de ses sillons. Peu de disques m’ont autant intrigué. D’une part, pour la fragilité intemporelle des mélodies, mais surtout pour la beauté aussi cristalline que ténébreuse de la chorale, appuyée par des paroles désarmantes de simplicité. J’y reviens chaque fois, hypnotisé par cette ambiance éthérée.
Et il y a, plus intimement, tout le mystère entourant l’album. De l’encyclopédie vivante que nous formions à plus d’une trentaine d’employé.e.s, aucun détail n’était connu. Nous ne l’avions pas dans notre historique de vente. Il n’y avait aucune information en ligne, où d’ailleurs, il ne s’était jamais vendu, une particularité de plus en plus rare dans le monde effervescent du vinyle. Je me rappelle l’avoir payé avec une petite poignée de change.
Toujours aussi envoûté en 2020, je l’ai numérisé et téléversé sur internet pour le partager avec quelques amis. Il va sans dire que depuis mon premier contact avec l’album, j’ai chéri l’idée d’en savoir plus sur cet enregistrement inclassable.
Septembre 2021. Je scanne chaque information disponible au dos de la pochette. L’année de parution indique 1972-73. La chorale est composée de 26 finissantes de secondaire 5 du Collège Sainte-Marcelline, une école privée située sur le boulevard Gouin dans le nord-ouest de l’île. Si les finissantes étaient alors âgées de 16 ans, elles auraient environ 64 ans aujourd’hui. Les textes et les mélodies sont en majorité signés par Marie-Josée Alary et Suzanne Bourque. Probablement les enseignantes religieuses ayant mené à terme le projet. Sur l’étiquette, aucun label n’est déchiffrable, fort à parier qu’il s’agit donc d’un pressage privé. Quelques indices, sans plus, mais jouables.
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Pour initier la quête, je suis retourné aux sources, retrouver Gaétan, collectionneur de renom et ancien compagnon de travail. C’est lui qui m’avait tendu l’album.
Gaétan Bricault
Derrière son poste où il s’affaire à évaluer des 7” de boogie français, il place ma copie sur la table tournante. Les premiers accords de guitare surgissent dans toute leur délicatesse. « Il n’y a pas beaucoup d’informations, en effet, mais si on devait introduire Les Marcellines, c’est avant tout une chorale entièrement féminine qui chante des compositions originales sur un accompagnement mélancolique. C’est vraiment spécial, une atmosphère très loner folk avec un soupçon de psychédélique. Je trouve ça incroyablement pur comme expression musicale. »
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« Je ne connais pas vraiment d’équivalent, poursuit-il. Comme projet étudiant, il y a bien eu le Langley Schools Music Project (1976-1977), en Colombie-Britannique, mais ce sont des covers. 1001 Est Crémazie (1975), d’ici, mais c’est plus jazzy. Sans oublier que leurs copies originales se vendent désormais dans les trois chiffres, tandis que le disque Dans un vol de chansons demeure totalement inconnu même si, à mon avis, il mériterait une place dans les Acid Archives, le grand guide des obscurités nord-américaines. »
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« Dans une perspective de collectionneur, c’est une pièce qui a énormément de potentiel. Récemment, il y a beaucoup d’intérêt pour le folk outsider, mais aussi le gospel, la musique pastorale et les chorales, un genre longtemps ignoré. Des labels de renoms comme Numero Group et Light In The Attic ont d’ailleurs consacré des rééditions à des enregistrements de musique pastorale. Mais avec Les Marcellines, étonnamment, la dimension religieuse est complètement exclue. C’est très contemplatif et réflexif sur la condition des jeunes filles. Il y a vraiment une magie. C’est, selon moi, le meilleur pressage scolaire du Québec et c’est dommage qu’il soit si rare. J’en ai vu, quoi, deux-trois copies en 20 ans. »
Avant de se quitter, Gaétan me conseille une piste : « Va voir Sébastien Desrosiers, c’est un ami, il connait l’album, il va t’en dire plus. »
J’écoute et réécoute le disque, la pochette en main. Je lis attentivement les paroles qui débordent d’une fougue toute juvénile. Elles transpirent une hargne de vivre, un souffle d’amour naissant. Le tout est accrocheur, floral et lugubre. La rencontre avec Gaétan m’a convaincu que je n’étais pas le seul conquis par son originalité. Demain matin, je vais appeler le Collège.
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Premier appel
Ça sonne et décroche. J’explique ma démarche avec une passion contagieuse à une secrétaire rapidement confuse. Elle se débarrasse de moi en me recommandant au directeur de l’audiovisuel, Pierre Gagnon.
Au bout de la ligne, ce dernier semble réticent. Il connaît l’existence de l’album, sans plus. Il ne comprend pas la curiosité qui m’habite et semble accrocher sur le mot psychédélique. Il me confie qu’un collectionneur l’a déjà contacté d’une manière un peu trop agressive pour acheter une copie. Je lui demande si l’école détient une mosaïque ou un journal des finissantes, s’il serait possible d’entrer en contact avec des étudiantes de la cohorte de 1973. Il me répond avec une certaine hésitation. Il va voir ce qu’il peut faire sur un ton bien peu rassurant pour le futur de l’enquête.
Sébastien Desrosiers
Co-directeur des Disques du Trésor National, recherchiste chez Radio-Canada et animateur du balado Mondo PQ sur la scène musicale québécoise des décennies 1950 à 1980, Sébastien est un grand érudit et l’une des personnes les mieux outillées pour m’informer sur les pressages privés. Il m’invite chez lui dans le quartier Centre-Sud.
Confortablement assis sur une chaise Solair vintage, je lui demande d’emblée quelle relation il entretient avec l’album? : « Ça fait 20 ans que je me spécialise en contenu québécois et Dans un vol de chansons, j’en ai trouvé seulement deux exemplaires, dont une copie dans une friperie à Rimouski. Pour moi, Les Marcellines, c’est une production très singulière, un coup de foudre instantané. Tous les éléments de l’époque sont là : le folk pastoral, les vibrations des messes à gogo, des chansonniers francophones des années 60. C’est un projet assez sombre pour un collège religieux, sans toutefois être violent ou revendicateur, c’est un véritable diamant brut. »
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Devant mon interrogation sur les messes à gogo, l’historien m’explique : « Au début des années 60, l’Église remet en question certaines de ses méthodes. Elle veut se rapprocher des gens, s’éloigner des cérémonies en latin et attirer les jeunes. Une de ces nouvelles approches, qui va faire boule de neige, fut le folk chrétien. Les messes à gogo sont alors ponctuées de chants folk, des évangiles en chanson ou carrément des compositions originales sur l’amour. Progressivement, ces formations du dimanche vont devenir des groupes pop et rock au cours des années 70. »
« Les messes à gogo rythment également avec l’univers des pressages privés. Il y a eu énormément d’autoproductions de folk religieux. Elles expriment une certaine intemporalité, une pastille particulière dans l’imaginaire musical de l’époque. Ce n’était pas comme les artistes de la télé, c’était plus rural, intime. Au départ, c’était amené avec un message pieux, mais post-Woodstock, dans la seconde vague à gogo au début des années 70, on est davantage dans une mouvance folk. Le message évolue et transcende le catéchisme vers quelque chose de beaucoup plus universel. »
« Les Marcellines réunit tout cela : des compositions originales, de belles harmonies, aucun cover. Un vrai pressage privé qui se rapproche du folk des communes hippie en phase avec la nature. Il y a aussi un peu de Jeunesse ouvrière chrétienne et de chants scouts. Dans les années 70, il y avait beaucoup de camps musicaux organisés par des institutions religieuses, dont les professeurs montaient un spectacle de fin d’été. On les enregistrait en direct puis on couchait le show sur un petit pressage de 100-150 disques comme souvenir. Ce serait intéressant de trouver combien il y a eu de pressages pour Dans un vol de chansons. »
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Sébastien sort des copies avec entrain de son Kalax rempli de grandes raretés, tout en débitant mille informations entre deux respirations méritées : « Comme nombre de private press, les pressages scolaires étaient souvent des pochettes bricolées, en noir et blanc, assemblées maison, collées à la main, un peu croches, parfois avec deux disques quand le spectacle était long. Aujourd’hui, on les retrouve habituellement en piteux état ou il manque un disque. Le monde des pressages privés est dur à cataloguer. C’est un territoire imprécis et immense à explorer. On n’a pas fini d’en découvrir. C’est comme un Québec parallèle, en dehors du temps et des modes. Ce n’était pas pour faire des ventes, mais pour partager quelque chose de beau avec la famille et les amis. En sachant la distribution minimale qu’ils ont connue, c’est toujours un trésor lorsqu’on en tient un dans ses mains, on se sent privilégié. »
« Pour ton investigation, tu devrais rencontrer Félix Morel, c’est lui qui nous a fait connaître le disque à Gaétan et moi. »
Deuxième appel
Je reçois un appel en provenance d’un numéro inconnu. Au bout du fil, Pierre Gagnon. À mon grand étonnement, la réticence de notre premier échange s’est transformée en fébrilité : « Nous avons deux copies, elles ont toujours été là, comme une vieillerie. Pour être honnête, je ne comprenais pas votre intérêt, puis j’ai écouté une version mise sur internet (sur ma chaîne YouTube) et je l’ai partagée avec d’autres membres du personnel de l’école, dont sœur Mylène, qui était au Collège à cette époque. Ça a créé tout un émoi. Nous allons vous aider à retrouver les chanteuses. »
Un sourire de stupéfaction s’inscrit sur mon visage. Je le remercie chaleureusement. Le vent tourne.
Félix Morel
Collectionneur de musique expérimentale, artiste visuel et batteur de la formation Fly Pan Am, Félix Morel, sans trop le savoir, détient la paternité de cette recrudescence d’intérêt envers ce disque insolite. Autour de 2015, c’est lui qui a trouvé une copie dans une friperie d’Hochelaga. Depuis, Dans un vol de chansons fait son petit bout de chemin dans les cercles d’initiés.
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« Dans ce temps-là, je ramassais les pressages privés québécois, dont plein de disques scolaires, souvent plus mauvais que bons, des harmonies de polyvalente, des concerts de fin d’année avec des synths et des covers d’Elton John. Puis, je suis tombé sur Les Marcellines. J’ai vu que c’était des compositions originales, conjuguées avec l’année de sortie, la pochette avec les paroles à l’arrière, bref le packaging au complet était cool. Je l’ai acheté un dollar, sans trop d’attente, mais quand je suis arrivé à la maison, j’ai été ébloui. »
« Pour moi, c’est le meilleur album scolaire que je connaisse. Il y a des soupçons de Mamas and The Papas, des Beach Boys au féminin. C’est de la sunshine pop pas quétaine, très simple, sans trop d’arrangements, mais vraiment plus mature que naïve. Je l’écoute souvent et je le trouve toujours aussi émouvant. Ça mériterait une plus grande reconnaissance. »
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Le courriel
Un peu plus d’un mois s’est écoulé depuis le dernier coup de fil de Pierre, quand, sans avertissement, je reçois une série de courriels. On m’annonce que sœur Mylène a réussi à joindre plusieurs anciennes étudiantes ayant participé à l’enregistrement et malgré quelques réserves, certaines sont d’accord pour s’entretenir avec moi. Sous mes yeux défilent leurs numéros de téléphone.
Mon cœur bat. L’aventure continue.
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