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Six mois dans la peau d’un intervenant chez Suicide Action Montréal

Donner de l'espoir au désespoir, un appel à la fois.

Par
Benoît Lelièvre
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Pour entrer dans les coulisses des intervenant.e.s à Suicide Action Montréal, consultez le Micromag URBANIA #25.

La voix d’Aurélie* est presque imperceptible au bout du fil. Elle vient tout juste de finir un séjour à l’hôpital à la suite d’une tentative de suicide par surdose, la semaine dernière. Sa mère est dans le salon tout près et la jeune fille ne veut pas qu’elle sache qu’elle nous appelle. Qu’elle sache que sa fille a encore des idées suicidaires. Elle ne veut pas retourner en psychiatrie.

C’est d’ailleurs la pédopsychiatre qui lui a dit de nous appeler en cas de besoin. Une excellente idée.

– Dis-moi donc, t’as quel âge, Aurélie?
– 14 ans.
– Est-ce que t’es contente d’être encore en vie?
– Je sais pas.

Une soirée normale à la salle d’intervention téléphonique de Suicide Action Montréal. Elles se suivent, mais ne se ressemblent pas. L’équipe d’intervention sert les personnes suicidaires, mais aussi leurs proches et les endeuillé.e.s par suicide, enfants comme adultes. Chaque fois que le téléphone sonne, on ne sait jamais sur qui ou sur quel genre de situation on va tomber.

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« Quand tu t’es réveillée à l’hôpital, est-ce que t’étais soulagée? Est-ce qu’il y avait quelqu’un que t’étais contente de voir? »

Aurélie pleure doucement. Je la rassure. Je lui dis que c’est correct de vivre ses émotions. Qu’elle peut prendre le temps de pleurer autant qu’elle en a besoin, je ne m’en vais nulle part. « Ben, ma mère était là. Pas mon père. Je sais pas pourquoi il était pas là », m’explique-t-elle après avoir laissé sortir le méchant.

Chaque fois que le téléphone sonne, on ne sait jamais sur qui ou sur quel genre de situation on va tomber.

Ah, nouvelle information. Une piste à investiguer. Ça fait presque dix minutes qu’Aurélie et moi parlons de sa tentative de suicide et d’éventuelles récidives, mais on n’était pas encore rendu.e.s à la cause. Il fallait que je m’assure tout d’abord qu’elle ne soit pas en danger immédiat. « Je suis désolé d’entendre ça, Aurélie. T’as bien fait d’appeler. Ça prend beaucoup de courage pour aller chercher de l’aide. Est-ce que tes parents sont séparés? »

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Aurélie n’est plus seule avec son problème. Elle m’a, moi. Elle a toute une armée de gens qui ont comme objectif de la garder en vie.

Bienvenue à la SIT, la salle des commandes de l’espoir.

Au temple sacré de la SIT

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Le 11 octobre 2022, trois mois après le début de ma formation chez Suicide Action, je suis devenu officiellement intervenant bénévole. Plus de théorie. Plus d’appels factices. Du vrai monde. Ma première soirée au bout du fil.

Les bureaux de Suicide Action Montréal (SAM, pour les vétéran.e.s) sont situés dans un immeuble anonyme au milieu d’un quartier résidentiel de la métropole. Si vous vivez dans le quartier, vous êtes peut-être même passé.e.s devant cent fois sans savoir ce qui s’y trame.

Il n’y a aucun bureau à cloisons à la SIT (salle d’intervention téléphonique). Les postes de travail sont disposés en une forme de fer à cheval tout le tour du local. Les intervenant.e.s sont face au mur comme des pèlerin.ne.s et côte à côte tel.le.s des soldat.e.s. On y parle tout bas comme à l’église et les discussions tournent presque uniquement autour de la shop. C’est intense et les intervenant.e.s ont besoin de parler de leurs appels, ne serait-ce que pour avoir un deuxième avis ou des idées de nouvelles tactiques d’intervention à essayer pour de futurs cas difficiles.

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Mais tout ceci reste toujours entre nous. Ce qui se passe à la SIT, reste à la SIT. **

On me jumelle avec ma formatrice, une étudiante en psychologie de 21 ans nommée Florence. Elle est douce et à l’écoute, mais extrêmement rigoureuse. Dès les premières minutes de notre collaboration, j’ai l’impression d’être épaulé par un sergent d’expérience dans une guerre de tranchées.

On ne sait vraiment jamais le genre d’appels qui peut tomber, à la SIT, parce que le suicide, ça touche tout le monde. En 2021-22, le nombre de personnes ayant composé le numéro de chez SAM a bondi de 21,3 % pour atteindre un total de plus de 25 000 demandes. C’est sans compter le service d’intervention numérique de la salle d’à côté. Cette hausse inquiétante a débuté en 2020 avec la pandémie et ne semble pas s’essouffler depuis. La COVID-19 a également fait perdre beaucoup de bénévoles à l’organisme, malgré la hausse continuelle de la demande.

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Au téléphone avec le désespoir

Mon premier appel est cauchemardesque. Deux personnes sur la ligne qui parlent en même temps à un volume différent et à une vitesse différente. Tanya*, une survivante d’agression sexuelle, est en crise parce que les charges ne seront pas retenues contre son agresseur et son amie, Nadine*, me demande comment son amie pourrait être prise en charge rapidement pour un suivi en santé mentale.

Je bafouille. J’interromps les appelantes sans faire exprès. J’ai de la difficulté à cerner et à prioriser leurs besoins respectifs. Ça dure dix minutes environ jusqu’à ce que je comprenne qu’elles ne sont pas de Montréal, mais plutôt de Sorel.

Quand ça arrive, il faut référer les personnes au centre de prévention du suicide de leur région pour qu’elles aient accès à des ressources locales propres à leur zone géographique, mais aussi parce qu’il y a des appelant.e.s de Montréal qui attendent. Chaque région est censée être desservie par son monde.

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« T’en fais pas », m’explique Florence avec le calme inébranlable de quelqu’un qui en a vu d’autres, juste avant de croquer dans un bretzel. Elle mange son lunch à la SIT parce qu’elle n’a pas le temps de le faire entre ses cours, sa job et tout le voyagement quotidien entre Boucherville et Montréal. « Celui-là était pas facile. C’est pas toujours comme ça. »

quand on donne à une personne en crise l’espace pour vivre ses émotions sans la presser ou la juger et qu’on s’intéresse vraiment à elle, c’est une des façons les plus simples et efficaces d’établir un lien fort.

Elle avait raison. J’avais peur d’être ébranlé par la charge émotionnelle des appels alors que le pire moment pour les appelant.e.s est souvent lorsqu’on décroche le téléphone et, de notre côté, lorsque le contexte des événements nous échappe encore. Par exemple, en répondant au téléphone à une personne qui pleure, on ne peut que l’accueillir et laisser passer la tempête. Selon mon expérience, quand on donne à une personne en crise l’espace pour vivre ses émotions sans la presser ou la juger et qu’on s’intéresse vraiment à elle, c’est une des façons les plus simples et efficaces d’établir un lien fort. Et quand on établit un lien, on peut aider.

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Bien sûr, il y a des personnes avec qui c’est plus difficile d’établir un lien, et ce pour un paquet de raisons. Beaucoup d’entre elles gardent un mauvais souvenir du système de santé et ont donc peur de s’ouvrir. Certaines ont de la difficulté à s’exprimer ou à verbaliser leurs émotions. C’est aussi souvent plus compliqué de communiquer avec des personnes intoxiquées ou souffrant de certains problèmes de santé mentale. On finit ces appels plus circonspect.e.s que bouleversé.e.s ou tristes, parce que ce sont des cas plus difficiles à aider. On se demande aussi silencieusement ce qu’on aurait pu faire mieux.

Par exemple : un soir, je venais de finir un appel avec un monsieur extrêmement intoxiqué qui vivait un divorce difficile et avec qui il était difficile de converser. C’était difficile de placer un mot. « J’t’écoeuré, osti. J’t’écoeuré pis j’en vois pas le boutte. J’vais me passer pis ça va être ça », répétait-il sans cesse par-dessus mes tentatives de dialogues.

À la seconde où j’ai raccroché, la superviseure Caroline était à côté de mon bureau. « T’as fait tout ce qu’on pouvait faire dans la mesure du possible. Il avait surtout besoin de parler et tu l’as écouté », me dit-elle avec la bienveillance qui la caractérise. « C’était un appel difficile, mais tu t’es super bien débrouillé. Il était plus calme et il t’a dit qu’il allait se coucher et qu’il ne passerait pas à l’acte. Il est en sécurité. Tu peux pas faire plus. »

C’est très rare de faire plus de six ou moins de trois interventions. Le maximum que j’ai eu à gérer pendant une soirée a été neuf appels.

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Ça arrive parfois qu’on soit bloqué, mais jamais qu’on soit seul.e.s. Après les cinq quarts de formation de ligne (20 heures en tout), les bénévoles sont déclaré.e.s autonomes, mais une personne reste toujours sur place pour répondre aux questions. Souvent, ce sont des employé.e.s qui font de l’intervention à temps plein et qui sont là pour nous aiguiller.

Mon premier quart se conclut sur une note positive. J’ai eu quatre appels : un autre transfert à un centre de prévention du suicide en région, une conversation avec une personne souffrant de dépression majeure et un gars qui ne feelait juste pas. Deux appels très courts, deux appels très longs. Une soirée typique chez SAM.

C’est très rare de faire plus de six ou moins de trois interventions. Le maximum que j’ai eu à gérer pendant une soirée a été neuf appels, quelques semaines avant les Fêtes. Non, ce n’est malheureusement pas un mythe : la période de fin d’année pèse lourd sur la santé mentale des gens.

Florence a aimé mon approche. Elle me dit que j’ai un talent pour former des liens avec les appelant.e.s. Je repars à la maison le cœur léger avec le sentiment d’un bon travail accompli, mais aussi avec la certitude que je peux contribuer.

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Florence la guerrière

Faute de personnel, Florence et moi passerons trois de mes cinq quarts de formation ensemble. Au fil des semaines, on a appris à se connaître. C’est beaucoup grâce à elle si je suis arrivé au niveau.

Elle est assez jeune pour être ma fille, mais, entre ses cours à l’université et sa job d’étudiante chez Pizza Bros***, elle forme des gens de tout âge avec la confiance et l’aplomb qui la caractérisent . De jour, elle vit comme la plupart des jeunes adultes. De soir, elle enfile son uniforme de guerrière comme Batman dans les rues de Gotham et vient entraîner des soldat.e.s dans cette guerre contre le désespoir.

Dans la vraie vie, ce ne sont pas des justicier.e.s masqué.e.s, mais des personnes comme elle qui sauvent des vies.

Florence est devenue bénévole chez SAM deux ans avant moi, en pleine pandémie. Son père souhaitait qu’elle commence ses études universitaires, mais elle n’était pas encore prête. Pas encore décidée. Elle s’est alors lancée dans un projet qui, à terme, allait l’aider à baliser son parcours.

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Ça ne vous surprendra peut-être pas, mais une partie importante de la force bénévole de Suicide Action Montréal est composée d’étudiant.e.s en psychologie.

Le métier rentre

Le 16 novembre, après cinq quarts supervisés et 55 heures de formation au total, j’ai commencé à prendre des appels par moi-même. J’étais prêt et je n’étais pas seul, même si Florence ne travaillait plus à mes côtés. Personne n’est jamais laissé à lui-même à la SIT : la 247 (personne chargée de la supervision du site) est toujours disponible pour répondre aux questions ou même nous assister.

Le métier rentre vite et les liens se solidifient. Je suis surpris aussi de découvrir une nouvelle clientèle vulnérable : les personnes âgées. C’est difficile à comprendre si on ne l’a pas vécu, mais quand les gens qu’on a connus toute notre vie commencent à mourir peu à peu, les pertes s’accumulent et deviennent lourdes. Gaston*, un monsieur de 81 ans qui venait de perdre sa femme, m’a dit un soir : « J’ai même plus le goût de voir mes petits-enfants. C’est comme devenu trop. C’est terrible, hein? Quel genre de grand-père je suis? »

Les 15-34 ans comptent pour 45% des appels chez SAM. Dans cette tranche d’âge, j’ai beaucoup eu affaire aux 15-22 dans mes heures de travail.

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Beaucoup de proches inquiets appellent, mais des intervenants de tous azimuts aussi. C’est le cas de Daniel*, intervenant en toxicomanie, qui n’osait pas quitter son poste un vendredi soir à cinq heures après qu’Éric*, une personne à qui il venait en aide, lui ait confié ses idées suicidaires. « J’ose comme pas partir. Si je m’en vais, il n’a plus personne jusqu’à lundi matin et il est très capable de le faire. Plus personne se soucie de lui. »

Daniel et moi avons localisé Éric ensemble, à l’aide de ses contacts, pour qu’il puisse l’inviter à déjeuner chez Cora, son restaurant préféré, le lundi suivant. Il a désormais une raison de passer à travers la fin de semaine, aussi mince soit-elle. Parfois, l’espoir est fait d’œufs bénédictine et de crêpes au jambon.

Beaucoup de jeunes personnes appellent aussi. Les 15-34 ans comptent pour 45 % des appels chez SAM. Dans cette tranche d’âge, j’ai beaucoup eu affaire aux 15-22 dans mes heures de travail. Surtout des jeunes femmes, comme Aurélie, qui sont en général plus ouvertes à demander de l’aide. Je me répète peut-être, mais le suicide touche tout le monde. Vraiment.

Le légendaire 247 de nuit, Raymond.
Le légendaire 247 de nuit, Raymond.
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Être là quand ça compte

« T’sais, j’voudrais juste que ça redevienne comme avant. Je l’aimais notre vie, moi. »

Aurélie, notre jeune appelante de 14 ans, vit une situation familiale compliquée. Je n’ai pas toute l’information, mais la rupture de ses parents semble imminente. Elle essaie en vain de retenir ses larmes. « C’est correct d’être triste. T’as le droit de pleurer autant que tu veux. Il faut que tu la vives, cette tristesse-là. Laisse ça sortir », je lui explique en souriant malgré moi, attendri. « Quand ça allait bien entre tes parents, est-ce qu’il y a quelque chose que tu faisais avec eux autres qui te faisait plaisir? Une activité? Un sport? »

Elle réfléchit pendant quelques instants. J’entends un cliquetis d’assiettes et d’ustensiles en bruit de fond. Quelqu’un ramasse la table. « Tu vas trouver ça niaiseux, mais j’aimais ça, aller faire les commissions au centre d’achat ensemble, le samedi. Ma mère me laissait aller fouiner chez Ardène pis H&M. Elle m’achetait un morceau de linge des fois, même si ça faisait fâcher mon père. Pis on arrêtait toujours chez McDo en revenant. J’suis la plus vieille chez nous et c’est rare les moments, toute seule avec mes parents de même. »

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Je confirme à Aurélie que ce n’est pas niaiseux du tout et que même si ses parents se séparent, ces moments-là ne sont pas perdus. Elle vient peut-être même de les multiplier par deux. Elle pourra aller faire les commissions avec son père et avec sa mère, à partir de maintenant. Suffit de le demander.

Elle rit et je sens la pression se relâcher dans sa voix. Lorsqu’on raccroche, elle me promet qu’elle ira regarder un épisode de Emily in Paris sur Netflix avant d’aller se coucher.

«Quand on t’a proposé de faire la formation d’intervenant bénévole, on était certains que t’allais dire non.»

« Quand on t’a proposé de faire la formation d’intervenant bénévole, on était certains que t’allais dire non », me dévoilait Sophie-Charlotte Dubé-Moreau, directrice des communications de Suicide Action Montréal, avec un sourire en coin. Cette confession, elle me la fait quelques semaines après ma « graduation » du processus de formation. C’est vrai que je ne m’attendais pas du tout à ce que la prévention du suicide au sens large vienne à prendre autant de place dans ma vie. Une révélation arrive si vite.

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L’idée de départ, c’était de vous parler des intervenant.e.s, pas de devenir l’un d’entre eux. Néanmoins, c’est exactement ce qui s’est passé. J’ai atteint aujourd’hui 40 heures d’intervention dite autonome. Ça n’a pas toujours été facile, mais c’est passé vite et ça n’a jamais cessé d’être gratifiant.

Ce reportage sera publié, lu et éventuellement oublié, mais pendant tout ce temps, je continuerai à prendre des appels chez SAM et je vous le conseille aussi fortement. C’est du bénévolat, mais je suis rémunéré aussi.

Simplement pas en argent.

*

Si vous avez des pensées suicidaires, appelez au 1 866 APPELLE (277-3553) pour avoir de l’aide.

* Les interventions rapportées dans cet article sont des reconstructions d’appels faites à partir de témoignages recueillis de façon volontaire. Les appels sont réels, mais les noms, lieux et certains détails ont toutefois été modifiés, car tous les appels chez Suicide Action Montréal sont 100% anonymes, 100% du temps.

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** Sauf quand on nous fournit volontairement un témoignage, bien sûr.

*** Pendant la production de ce reportage, Florence lâchera éventuellement la confection de pizzas pour un boulot à la hauteur de son potentiel, mais elle a quand même maintenu cette routine carnassière pendant plus d’un an. Je tenais à le souligner.