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Pourquoi j’ai choisi de devenir bénévole chez Suicide Action Montréal
Pour entrer dans les coulisses des intervenant.e.s à Suicide Action Montréal, consultez le Micromag URBANIA #25.
* À la mémoire de Frédéric Langlois *
Mon idée de départ était plutôt simple.
Je voulais présenter les héros et heroïnes sans visages de Suicide Action Montréal. Ces personnes qui sont immanquablement là pour vous, au téléphone comme en ligne, quand c’est important. Quand vous avez besoin d’elles. Je souhaitais passer une soirée là-bas à écouter des appels et jaser avec ces intervenant.e.s de leur travail. Un truc vite fait, bien fait.
Mais si c’était aussi facile que ça, quelqu’un l’aurait déjà fait, hein?
« L’équipe n’est pas à l’aise que tu écoutes des appels si tu n’as pas été formé. Des appels comme ça, ça peut être lourd », m’a répondu Sophie-Charlotte Dubé-Moreau, directrice de la philanthropie, communications et événements de Suicide Action avec une mystérieuse lueur taquine dans l’oeil. Elle n’a pas l’air de quelqu’un qui vient de me donner un non définitif. « …mais, ils sont ouverts à ce que tu passes la formation. En tout et partout, c’est environ une cinquantaine d’heures. Es-tu game? »
Ça m’a fait penser à Fred.
Chaque fois qu’il est question de suicide (ou de soccer), je pense à lui. Fred, c’était mon partenaire de jeu sur la brigade défensive du CF URBANIA. Un joueur fiable et intelligent avec un tir capable de défoncer un mur de briques. « Langlinho », comme j’aimais l’appeler.
Je savais que Fred traversait une mauvaise passe. Il m’avait parlé de sa séparation et de sa situation professionnelle précaire. Je l’ai écouté. J’ai essayé de lui donner la perspective apportée par mes précédentes séparations. Lorsque Fred a décroché un contrat ailleurs, chacun a graduellement disparu de la vie de l’autre. Et quelques mois plus tard, Fred s’est enlevé la vie.
Mais une lumière s’est allumée dans ma tête. J’ai eu envie d’aider. J’ai eu le goût de parler de suicide.
J’ai dit : « Oui, j’suis game. »
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« On demande un engagement de 150 heures sur la première année. »
L’idée même de faire du bénévolat est contre-intuitive pour une personne de mon âge. J’ai une job à temps plein. Une vie sociale. Un gros bulldog turbulent pour lequel j’investis mes heures et mon argent sans compter.
Je n’ai jamais eu peur de l’engagement, mais j’ai souvent peur de ne pas être à la hauteur.
Donner 150 heures à quelque chose qui ne paie pas, ça reste un gros mandat. Je n’ai jamais eu peur de l’engagement, mais j’ai souvent peur de ne pas être à la hauteur. Alors, quand le sympathique monsieur à la chemise hawaïenne animant la réunion d’information Zoom m’explique les attentes de Suicide Action Montréal envers leurs bénévoles, ma petite voix intérieure hurle. J’ai vaguement l’impression de m’enrôler dans l’armée. C’est déjà généreux de vouloir donner de son temps à un organisme qui s’occupe d’un problème aussi lourd; ils sont qui, eux, pour exiger un nombre d’heures minimum aussi élevé?
D’autres l’ont d’ailleurs fait avant même la réunion d’information. Nous étions supposé.e.s être cinq aspirant.e.s bénévoles, mais nous ne sommes ici que trois : une étudiante en neurosciences de 21 ans, une médecin béninoise en réorientation de carrière et moi. Je ne les reverrai d’ailleurs jamais au cours du processus. J’ignore si elles ont poursuivi ou non.
Avant même d’accéder à la formation de base, tout le monde doit faire un test avec cinq mises en situation dans un délai de 72 heures suivant la réunion d’information. L’exercice m’exaspère autant qu’il ne réveille ma fameuse peur de l’échec. Pourquoi donner des mises en situation à des gens qui ne sont pas encore formés? C’est sûr qu’on va tous et toutes se planter.
« Ça sert, entre autres, à évaluer le savoir-être des aspirants », m’expliquera quelques semaines plus tard ma co-formatrice, Marianne. C’est un néologisme souvent utilisé dans le processus : savoir-être. « C’est ta capacité à recevoir du feedback, écouter, montrer de l’empathie, etc. On veut savoir d’où on part avec les appliquants. »
J’ai le cœur plus grand que ma capacité d’écoute et je cherche des solutions avant même de comprendre le problème. C’est une chose que j’ignorais à propos de moi-même avant d’y être confronté.
J’ai raté la cible sur les cinq mises en situation. J’ai donc dû recevoir pas mal de retours et un pattern clair en est ressorti : je veux aller trop vite. Je suppose beaucoup et je ne pose pas assez de questions. C’est déstabilisant. J’ai le cœur plus grand que ma capacité d’écoute et je cherche des solutions avant même de comprendre le problème. C’est une chose que j’ignorais à propos de moi-même avant d’y être confronté.
On m’invite quand même au camp des recrues. Au total : deux fins de semaine non consécutives complètes et trente-deux heures de bonheur claustrophobique en groupe sur Zoom.
Y’en aura pas de faciles.
« Aucune parole ne sauve, aucune parole ne tue »
Je suis accompagné de huit autres aspirant.e.s bénévoles pour la formation de base. Trois hommes, six femmes. Tant mieux, parce que c ’était un peu solitaire jusqu’à date. Nous étions supposé.e.s être dix, mais quelqu’un a encore une fois décidé de ghoster. Malgré le tourbillon de doutes et de craintes qui m’habite, je suppose que je le veux pour vrai, sinon j’aurais ghosté moi aussi.
Nos formatrices pour la première fin de semaine sont Marianne, la formatrice officielle à la voix radiophonique, et Justine, responsable de l’engagement bénévole par intérim et intervenante sur le terrain. Mary-Janelle (MJ pour les intimes), une Franco-manitobaine avec de grands yeux bleus et un sourire tatoué sur le visage, viendra remplacer Justine deux semaines plus tard.
Lors de ma première fin de semaine, j’ai dû expliquer mes raisons de vivre à une étrangère pendant un exercice. Ça a l’air con, dit comme ça, mais quand on ne les a jamais verbalisées, c’est difficile de mettre des mots là-dessus. Je parle de ma blonde, de mon chien, de ma capacité à m’émerveiller devant tout et rien. Je n’arrive pas à me convaincre moi-même. Je suis privilégié d’avoir le bonheur facile. C’est une question que je ne m’étais jamais posée.
Je suis privilégié d’avoir le bonheur facile.
Ma coéquipière me regarde avec toute la bienveillance du monde et accueille mes confessions avec un simple : « Merci ». L’intensité émotionnelle de l’activité nous plonge dans un silence respectueux, mais un brin malaisé.
Un autre exercice plutôt sportif consiste à écouter un.e collègue de classe chialer allègrement sur sa vie pendant deux minutes et trouver des compliments à lui faire. L’idée, c’est d’utiliser ce qui va mal dans la vie de quelqu’un afin de souligner ses forces et lui faire comprendre qu’il existe des solutions à son problème.
Votre appelant.e est en burnout à cause de son boss et vous confie songer retourner à l’école depuis longtemps? Tournez ça en force : « C’est courageux de vouloir tout recommencer comme ça. Ça démontre aussi beaucoup de maturité. Tu te connais mieux et tu recherches quelque chose de plus adapté à tes besoins. Il va falloir que tu y mettes du tien, mais pense à toutes les possibilités qui s’ouvrent à toi. »
Y’a rien là-dedans qui est faux. C’est pas parce que c’est une technique d’intervention que c’est de la bullshit. C’est juste difficile de penser comme ça quand ça va mal.
Je ne crois pas avoir été mauvais. Je ne crois pas avoir été excellent non plus. Juste adéquat.
Lors d’appels de pratique, je rencontre aussi deux personnages d’appelantes interprétées par nos formatrices : Lucie, une travailleuse du sexe avec un problème de consommation, et Françoise, une doctorante en psychologie avec des traits de personnalité narcissique. Et oui, c’est très compliqué de créer un lien de confiance avec une dame convaincue que t’es niaiseux avant même que t’ouvres la bouche.
Françoise me coupe la parole. Ridiculise mes tentatives d’intervention. « J’ai déjà fait ta job. Lâche-moi avec les critères d’évaluation », me dit une Marianne très inspirée par son rôle.
Je ne crois pas avoir été mauvais. Je ne crois pas avoir été excellent non plus. Juste adéquat.
Qu’est-ce qu’on fait si on est dans la marde et qu’on ne sait plus quoi dire? Il y a toujours un.e superviseur.e sur place pour nous aider à orienter l’appel. Ce ne sera pas toujours aisé, mais on se sera jamais seul.e.s, nous promettent les formatrices.
« Votre job va devenir plus facile le jour où vous accepterez que vous ne sauverez pas les appelants de leurs idées suicidaires, martèle Marianne au cours de la formation. En intervention, nous ne pourrons pas enlever les idées suicidaires, car ça ne relève tout simplement pas de nous. En reconnaissant cette limite, ça nous permet de travailler tout ce qu’il y a autour. Ça permet de plus facilement aller chercher des forces et des ressources chez la personne. Aucune parole ne tue. Aucune parole ne sauve. »
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Une ligne d’intervention, pas une ligne d’écoute
Pendant la formation de base, il règne une bienveillance aussi rigide que dans un épisode de The Joy of Painting avec Bob Ross. Il n’y a pas d’erreurs, juste des accidents heureux.
« Vous faites quoi avec ceux qui sont trop poches pour compléter la formation de base? », je demande crûment à Marianne et Mary-Janelle lors de notre entrevue post-formation aux bureaux de Suicide Action Montréal.
Mon choix de mots fait sourire mes intervenantes. Marianne m’explique qu’en quatre ans, elle a dû interrompre la formation d’une seule personne. « Elle avait perdu quelqu’un par suicide et elle n’était simplement pas encore prête à venir en aide. Je lui ai dit d’ailleurs qu’elle n’était pas barrée. Qu’elle avait le droit de retenter sa chance plus tard », m’explique-t-elle avec douceur.
Si le processus de formation est aussi long et fastidieux, c’est parce que le 1-866-APPELLE n’est pas une ligne d’écoute. C’est une ligne d’intervention.
Malgré le manque de critiques directes, je me sens immanquablement mieux outillé qu’au début du processus pour répondre à de vrais appels venant de vraies personnes aux prises avec des idées suicidaires. Je me sens surtout appuyé et écouté. On fait le point psychologiquement avec nous soir et matin pendant chaque journée de formation. C’est un peu déroutant d’être traité avec autant de respect et d’empathie par des gens qu’on ne connaît que sur Zoom, mais l’implication du personnel de Suicide Action Montréal auprès de ses bénévoles reflète vraiment l’importance de l’engagement.
Si le processus de formation est aussi long et fastidieux, c’est parce que le 1-866-APPELLE n’est pas une ligne d’écoute. C’est une ligne d’intervention. Le rôle du bénévole au bout de la ligne, c’est d’abord et avant tout d’assurer la sécurité des appelant.e.s. On écoute. On questionne. On conseille si besoin est, mais on doit tout d’abord aller chercher l’information nécessaire pour assurer la sécurité de la personne au bout du fil.
J’ai aussi compris que le désespoir est un mal myope. Les formatrices appellent ça « la boîte ». Un espace mental où la souffrance empêche toute mise en perspective sur les possibilités qui s’offrent à elle. La personne dans la boîte ne voit que sa souffrance. « Une autre métaphore possible est celle de la maison en feu. Les endeuillés par suicide nous disent souvent “pourquoi elle a pas vu que j’étais là pour elle?” Sa maison était en feu. Il y avait trop de fumée », m’explique Mary-Janelle.
Au terme de la formation, je suis aussi prêt que l’on puisse l’être, mais je suis surtout bien entouré. Les appels d’entraînement étaient tout sauf faciles.
Je n’ai encore qu’une partie du portrait, mais personne ne semble inquiet.
« Ils ont été spécialement scriptés pour vous tester », m’expliquait Marianne. Sauf qu’ils duraient tous systématiquement douze minutes et à l’autre bout de la ligne, il y avait une personne bienveillante dont la priorité était de nous former. Comment ça va se passer sans filet, lorsque la responsabilité de la sécurité d’un.e inconnu.e sera entièrement mienne? Je n’ai encore qu’une partie du portrait, mais personne ne semble inquiet.
« Y’aura toujours quelqu’un pour t’aider. Tu ne seras jamais tout seul », m’assure Mary-Janelle.
On est le 4 octobre 2022. Dans une semaine, je serai au bout du fil pour de vrai. Mon premier appel sera cauchemardesque, mais ça va bien aller malgré tout. Je vous raconte tout ça ici.