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Résistance à Hochelaga : immersion dans l’occupation illégale d’un Airbnb
« Faut s’assurer que le personnel d’entretien soit payé », déclare Jimmy, pensant à voix haute tout en accrochant une banderole à la fenêtre. Au loin, on entend les sirènes des flics se rapprocher.
Une semaine plus tôt, je réponds à un numéro inconnu. À l’autre bout du fil, on m’invite à rencontrer quatre militants préparant une action. Rien de plus.
Quelques jours plus tard, je retrouve Rico, Pola, Pipico et Jimmy dans un appartement d’Hochelaga-Maisonneuve. Ils m’expliquent leur plan. La démarche est claire, réfléchie ; occuper un Airbnb. Une action mijotée depuis plusieurs mois, pacifique et symbolique, qui vise à mettre en lumière un enjeu qui touche gravement le quartier.
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Un communiqué de presse est en cours de rédaction, mais ce qu’ils me proposent est d’assister à l’occupation de l’intérieur tandis qu’une manifestation organisée par le Front de lutte pour un immobilier populaire (FLIP) se tiendra en soutien devant le squat improvisé.
Une opportunité difficile à refuser pour quiconque exerce le métier. Je contacte des journalistes expérimentés ainsi que des avocats, tous m’assurent que le risque d’arrestation est bien réel.
Je serai là.
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L’adresse visée n’a pas été choisie au hasard.
La transformation de ce condo en entreprise d’hébergement touristique incarne parfaitement la métamorphose du « petit Montréal ». Jadis habité par des locataires à faibles revenus en bonne entente avec les propriétaires qui tenaient un magasin de chasse et pêche au premier étage, le lieu est racheté en 2019 par un duo de jeunes entrepreneurs ambitieux ; Alexandre Gauvin et Vadim Kuzmenko, via une compagnie à numéro. C’est alors que commencent les menaces d’éviction, l’intimidation et les sinistres répétés qui sèment le doute chez les occupants.
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Une pratique récurrente à travers l’île et vivement critiquée qui consiste à reprendre un espace de vie abordable. Les locataires, après plusieurs mois de difficultés, acceptent une offre peu attrayante et partent. Ce qui était autrefois un lieu alternatif se transforme alors en un logement aseptisé : réfrigérateur en acier inoxydable, grand pommeau de douche et murs blancs. Un appartement épuré, impersonnel, idéal pour être affiché sur Airbnb à 430 dollars la nuit.
La journaliste du Journal de Montréal Anouk Lebel a documenté le stratagème des deux propriétaires dans un reportage publié le même jour que l’occupation, non par hasard.
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Chaque 1er juillet, l’étau se resserre sur les locataires. Les loyers augmentent et la disponibilité des logements abordables diminue. Une date fatidique pour de nombreux ménages qui se retrouvent sans logis, comme le souligne La Presse.
Hochelaga n’est pas épargné par ce phénomène ; au contraire, il est l’une des enclaves montréalaises les plus vulnérables à la gentrification. Je pourrais citer des statistiques alarmantes, mais l’incident de vandalisme survenu en mars dernier au Airbnb de Strawberry Inc., à l’angle des rues Ontario et Chambly, a suscité tant de réactions qu’il témoigne à lui seul du degré de dépossession ressenti par les habitants de leur quartier.
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Jeudi soir, rendez-vous au Airbnb choisi par les militants situé à l’intersection des rues Sainte-Catherine et Préfontaine. Les feux d’artifice éclairent le ciel de l’est de Montréal. C’est le début de la phase d’occupation dite légale, réglée en bonne et due forme.
D’abord, visite chez les voisines pour préparer les deux bannières qu’elles dérouleront. Un grand appartement typiquement montréalais, avec un cachet qui se fait de plus en plus rare. Le plancher de bois franc et vieilles briques, usés par les années, les moulures d’époque, l’immense escalier – tout est bancal et beau. Ce genre de lieu où les craquements des planchers sculptent les personnalités. Un chez-soi qui justifie la lutte.
De retour au Airbnb, quelques bières sont ouvertes autour de la grande table de la cuisine. Entre deux discussions sur le Fattal et la ministre Duranceau, j’en profite pour mieux comprendre les motivations de chacun.
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« On est confrontés à une réalité tellement trash, tellement déshumanisante, qu’il est impossible de ne pas se radicaliser face à tout ce dont nous sommes témoins. Autrefois, la perte de logement pour les ménages vulnérables était un enjeu estival. Aujourd’hui, c’est devenu un problème constant, tout au long de l’année. J’ai passé cinq heures, hier, à essayer de trouver un endroit où dormir pour un homme. Tout est complet. On leur dit “désolé” en leur ouvrant la porte vers la rue. L’élastique est tendu en crisse », émet Rico, qui œuvre pour un comité de logement.
Un milieu saturé, à bout de souffle, qui peine à ne pas sombrer dans l’apathie.
« Cette occupation, il faut qu’elle se fasse, sinon il ne se passera jamais rien », lance Jimmy, travailleur de rue de profession.
Autour de moi, des militants de tous âges et aux parcours variés se sont rassemblés dans la lutte, certains sont camarades depuis peu, d’autres depuis longtemps. La plupart proviennent du secteur communautaire, en première ligne de la crise du logement. Ils sont quotidiennement confrontés à la réalité des personnes qui perdent leur logement.
« Une fois que tu es consciente de cette réalité, souvent invisible au premier regard, tu ne peux plus l’ignorer. Elle est partout, affirme Pola. Tu fais avancer quelques dossiers, mais pour chaque victoire, combien de défaites? Combien d’échecs qui te privent de tout espoir? », ajoute-t-elle.
Si les propriétaires prétendent que cette demeure est leur résidence principale, l’horloge murale, qui demeure immobile, mais devrait afficher 2h00 du matin, raconte une autre histoire. C’est l’heure de la pause dodo pour les occupants, qui se répartissent dans l’un des douze lits disponibles.
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De retour le lendemain à 8h30 après une courte nuit de stress.
On écrit des numéros de téléphone au Sharpie sur les bras. Je fais de même. Les préparatifs s’accélèrent, chacun décide de son poste. On envoie des textos via un burner, ces petits cellulaires à l’ancienne. On prépare les talkies-walkies. Un petit vent de stress parcourt le salon. Au centre, j’écris ces lignes.
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Sur le coup de 10h, le communiqué de presse est envoyé. C’est le début de l’occupation illégale. Les visages se masquent. Les portes, déjà barrées, sont vérifiées et revérifiées. Jimmy fait les cent pas en relisant son texte une énième fois.
« La manif est partie, on se tient prêt », lance Pipico. Partant de la place Valois, elle sillonne le quartier sans encore connaître sa destination finale, parcourant les rues où de nombreuses évictions ont eu lieu ces dernières années.
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Devant nos fenêtres, une centaine de citoyens est accueillie par les fumigènes de Rico. On entend le vrombissement des motos de police. Une bannière est déployée au-dessus de Sainte-Catherine. La rue est désormais bloquée.
Jimmy prend le mégaphone et scande ses revendications. « Nous exigeons une réforme de la loi sur l’hébergement touristique par le ministère du Tourisme afin de permettre aux municipalités d’interdire les locations à court terme. »
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Le groupe réclame également que l’encadrement de cette loi soit partagé entre Revenu Québec et les municipalités. « De plus, les propriétaires de Airbnb illégaux doivent être lourdement sanctionnés pour chaque nuit louée, à l’image des régulations en vigueur à San Francisco et New York », lance-t-il avec conviction.
La foule exprime sa colère en réponse à chaque revendication.
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Le discours au bord de la fenêtre est suivi du témoignage poignant d’une ancienne locataire, qui dénonce les pratiques illégitimes des deux propriétaires et décrit la douleur causée par la perte de son logement.
Les applaudissements et les hurlements atteignent notre hauteur, galvanisant les troupes.
À l’unisson, la foule répond aux militants scandant : « Tout le monde déteste les Airbnb! »
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On lance la musique. Les haut-parleurs crachent les Bérus. La tension dans l’appart diminue alors que la rue se remplit du folklore militant ; affiches, banderoles, cuisine collective. Tous se rassemblent pour aborder un enjeu crucial que beaucoup craignent de perdre. Parmi eux, des collègues, des amis et des résidents inquiets se joignent au mouvement.
On hisse des sandwichs de tofu par les fenêtres. Sur la terrasse arrière, les résidents du Airbnb voisin sortent, confus par tout le boucan. Un groupe de jeunes garçons, visiblement poqués par la vieille, chillent en bedaine, indifférents au combat.
« Des cagoulés et des touristes douchebags. C’est tout Hochelaga qui partage cette terrasse », lance Pola à la blague.
La dualité est frappante.
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Dehors, les médias finissent leurs topos. Des jeux sont installés dans la rue. On s’assoit à même le bitume tapissé de dessins et de slogans contre l’embourgeoisement.
À l’intérieur, l’ambiance est bonne, sur le qui-vive, certes, mais rien n’empêche les éclats de rire. Un militant d’un camp propalestinien vient même s’offrir une douche.
Pipico en profite pour faire une sieste. Des cadeaux de support sont hissés tandis qu’une douzaine de policiers attendent au coin, les bras croisés, visiblement ennuyés. Une journaliste monte à l’appartement, récolte citations et quelques clichés.
Si pour certains l’action est l’œuvre d’un obscur groupuscule anarchiste, elle relève surtout d’une constellation d’intervenants aux destins unis par l’injustice. « L’action n’est pas une fin en soi, mais une tentative de faire changer les choses », affirme Jimmy, toujours assis sur le rebord de la fenêtre.
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Après un bref caucus, la stratégie de sortie est décidée. L’appartement est nettoyé, la vaisselle achevée. Pipico laisse un souvenir sur le toit du voisin. Le band commence à jouer.
À 13h30, je sors en premier, suivi quelques minutes plus tard par les militants vêtus de tenues de rechange. La porte se referme alors que les forces de l’ordre sont occupées à regarder leurs cellulaires.
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Sous les accords d’un folk bluegrass, les gens se laissent emporter par la danse. L’occupation arrive à son terme, mais pour les militants, le combat est loin d’être achevé.