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Peinturer la colère d’un quartier

Airbnb et la Porsche jaune d’Hochelaga.

Par
Jean Bourbeau
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Lundi 26 février

« Taaaabarnaaaak », lance une femme aux joues creuses, le manteau ouvert, en freinant bruyamment son vélo sur la gravelle du trottoir.

Comme elle, je m’immobilise à l’intersection d’Ontario et de Chambly, en plein cœur d’Hochelaga, médusé par les larges éclaboussures de peinture qui sèchent sur la façade devant nous. Cette œuvre, que l’on pourrait nommer Bleu et blanc sur briques neuves, porte la signature distincte d’un extincteur à incendie bidouillé. Pendant la nuit, l’activisme du quartier a frappé.

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Rien de très étonnant, me dis-je, connaissant la nouvelle vocation de l’adresse. N’empêche, la scène est percutante.

Afin de mieux comprendre les origines de cette murale, il est crucial d’incorporer quelques détails significatifs concernant le 3650 Ontario Est.

Autrefois habitée par la Taqueria, l’ancienne maisonnette au style rétro a accueilli nombre de restaurants au fil du temps, avant d’être achetée puis rasée pour laisser place à un complexe épuré de 27 unités appartenant à Strawberry Stays!. Depuis ses débuts en 2021, la société ne dément pas la rumeur selon laquelle l’occupation serait exclusive aux locations à court terme, comprenez ici des Airbnb.

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Cependant, en juillet 2023, l’arrondissement Mercier-Hochelaga-Maisonneuve fait sensation en adoptant en précurseur un règlement interdisant l’hébergement touristique de courte durée dans les résidences secondaires. Une mesure encensée et destinée à lutter contre la gentrification qui déferle sur le quartier depuis déjà plusieurs années.

Strawberry Stays! entame une poursuite un mois plus tard contre l’arrondissement, invoquant le concept de droit acquis, car sa construction avait commencé avant l’adoption dudit règlement.

Depuis 2021, Québec balise les locations Airbnb sous certaines conditions, notamment que la propriété soit la résidence principale du propriétaire et que celui-ci soit enregistré auprès de la Corporation de l’industrie touristique du Québec (CITQ).

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La crainte des divers comités de logement s’est récemment transformée en indignation face à l’inaction de la mairie, voyant apparaître les premiers condos du 3650 sur la plateforme de location. Selon les informations recueillies par La Presse, tout serait en ordre. Prix demandé : près de 170$ la nuitée.

D’après un article paru dans les pages de Pivot, on recense actuellement plus de 580 annonces pour des Airbnb dans l’arrondissement de l’est de l’île. Un véritable Far West comme l’écrit avec justesse son auteur.

C’est à Revenu Québec que Mercier-Hochelaga-Maisonneuve demande d’appliquer les spécificités de son nouveau règlement. Dans cette confusion des responsabilités, l’inaction décriée, tant au niveau municipal que provincial, a favorisé l’émergence d’un climat d’impunité généralisé.

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Aujourd’hui vandalisé, le 3650 Ontario incarne une énième fissure dans un Montréal en pleine mutation, survenant à un moment critique où l’ancien quartier ouvrier est confronté à une grave crise du logement, caractérisée par des problèmes d’insalubrité, des expulsions en série et une pénurie alarmante de logements abordables.

L’action painting devant nous témoigne de la fragilisation de la paix sociale.

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Perché en haut d’un escabeau, un employé en chienne de travail hésite à entamer sa tâche, ne sachant pas trop par où commencer : « Au moins, c’est de la peinture à l’eau! », s’exclame-t-il avec candeur.

Au pied de l’échelle, un homme se tient à mes côtés, l’air contrarié. Il préfère taire son nom, mais se présente comme l’un des gestionnaires de l’immeuble-entreprise. « On a dû sortir tout le monde pour des raisons de sécurité. Les gens sont devenus fous. Ils viennent nous harceler la nuit. Ma famille reçoit des menaces. Tout ça, c’est la faute de l’arrondissement de nous avoir donné les permis », explique-t-il, dépassé par les événements.

« Et ils prévoient une manif, la semaine prochaine », souffle-t-il, le regard ailleurs.

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Lundi 4 mars

Jocelyn prend une photo de la façade, laissée à l’abandon depuis une semaine, désormais agrémentée de quelques graffitis à connotation d’extrême gauche.

« On devrait couper les bras à ceux qui ont fait ça », dit-il avec colère, mimant une scie sur la manche de son jacket.

Il aborde la chicane au Tim Hortons qui l’a mis dans cet état, avant que notre conversation ne dévie vers l’état du quartier.

« Les loyers ont juste pu de bon sens. Dans le temps, c’était 100 piastres la pièce, aussi simple que ça », souligne-t-il, révélant qu’il bénéficie toujours d’un prix d’antan pour son 4 et demi situé tout près.

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Natif du quartier, dans la cinquantaine et prestataire de l’aide sociale, il n’est pas pressé et, petit à petit, son discours se nuance.

Il regrette que plusieurs amis proches et voisins de longue date aient dû faire leurs valises, ces dernières années, incapables de faire face aux augmentations demandées par la nouvelle génération de propriétaires.

Au fur et à mesure que l’on explore les raisons derrière la peinture, il commence à réaliser qu’il y a un peu de lui dans ce que ses auteurs défendent. Ce tableau met en lumière la violence des expulsions, un phénomène souvent silencieux, qui cible de manière disproportionnée les populations vulnérables.

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« À 200 piastres la nuit, c’est vrai qu’on est loin des prix de la Pataterie », souligne-t-il, faisant référence au mythique casse-croûte à quelques coins de rue d’ici.

Jamais bien loin, il dit même qu’il viendra faire un tour à la manif.

On se sépare en se souhaitant bonne chance, d’une manière étrange, comme si nos navires respectifs étaient en train de couler.

« No Taqueria, No Peace »

Je me retrouve dans le bureau d’Annie Lapalme, organisatrice communautaire au sein d’Entraide Logement Hochelaga-Maisonneuve, organisme destiné à informer sur les droits en matière de logement locatif.

« Ce qui fait l’unanimité, en ce moment, dans les comités de logement, c’est que c’est pire que jamais. Il n’a plus de logements. Les taux d’éviction explosent », lance-t-elle d’emblée avec gravité.

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« La peinture exprime la révolte du quartier. Cet immeuble, c’est la goutte qui a fait déborder le vase », ajoute-t-elle, galvanisée par l’ampleur de la grogne populaire en faisant défiler le millier de commentaires en ligne sous une photographie de la devanture barbouillée.

« C’est la provocation de trop! »

Elle partage l’avis que le règlement de l’arrondissement, bien que novateur, semble complètement caduc. Elle critique une culture organisationnelle réticente à appliquer ses propres mesures, pointant également du doigt un laxisme historique, l’inaction de l’hôtel de ville et l’affaiblissement du secteur communautaire.

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Un portrait dur, mais lucide, selon Annie, entraînant des enjeux graves, dont un manque flagrant de soutien pour les citoyens. « S’il n’y a pas d’amendes émises contre l’insalubrité, les propriétaires n’ont plus aucun intérêt à entretenir leurs logements. Ils proposent donc des trucs pourris à 1 500$ et 50 personnes font la file pour les louer. »

Dans un pareil contexte de dégradation du parc locatif, pourquoi les autorités refusent-elles d’agir en punissant les propriétaires fautifs?

« Les propriétaires prennent la place que le système leur permet. Tant que la classe politique leur permet de naviguer en toute légalité, ils vont continuer à toujours vouloir maximiser leurs profits. »

Après tout, le logement touristique commercial de Strawberry Stays! agit en toute légalité.

Annie revient sur le cas médiatisé du 4790 Sainte-Catherine Est. « J’ai vu un arrondissement refuser d’appliquer son pouvoir devant des cas d’incendies et des inondations répétées. Je n’avais jamais rien vu de tel et j’en ai vu, des taudis », lance l’organisatrice ayant œuvré par le passé dans les quartiers Verdun et Côte-des-Neiges.

La façade également vandalisée du 4790 Sainte-Catherine Est.
La façade également vandalisée du 4790 Sainte-Catherine Est.
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Selon elle, la solution passerait plutôt par un resserrement des structures de contrôle.

Les Airbnb ne représenteraient qu’une partie d’un problème bien plus vaste dans un Mercier-Hochelaga-Maisonneuve en plein tumulte.

« La hausse de l’itinérance dans le quartier est fulgurante. La charge sur la santé mentale est croissante. J’ai des gens de plus en plus en détresse, voire carrément suicidaires. »

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« À qui, la ville? se questionne-t-elle. À ses habitants ou aux grosses corporations? Des fonds d’investissement voient les logements du quartier comme une marchandise et pour optimiser rapidement les profits, eh ben, tu câlisses tout le monde dehors. »

Chaque semaine, elle déplore que de nouveaux immeubles tombent entre les mains de la spéculation. « J’ai Henry Zavriyev, un rénovicteur d’une envergure jamais vue, qui vient de me vider trois immeubles de 30 logements, les derniers studios pas chers occupés par une population marginalisée. »

« Une dame me dit que son proprio la harcèle depuis des années et qu’il a tout converti autour d’elle en Airbnb. Cette personne-là ne sait ni lire ni écrire, elle représente la population originelle du quartier. Des gens sans ressources coincés dans une guerre lente. »

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« Ce bloc-là, le brun, juste derrière toi, pointe-t-elle à travers la fenêtre, c’est Strawberry qui loue du Airbnb. Y en a partout, des comme ça! J’ai alerté tout le monde et personne ne peut rien faire », dit-elle, le regard soudainement épuisé.

Une femme aux cheveux gris entre pour donner deux rideaux qu’elle vient de coudre et qui serviront à concevoir la banderole pour la manifestation. « C’est ça, le communautaire : on n’a pas une cenne. »

Dans le petit local à un jet de pierre de l’indémodable Piroz Pizzeria, huit citoyens s’activent à définir le bon slogan anti-Airbnb.

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« SPVM : Service de Protection des Vitrines de Montréal », lance l’un des participants en riant.

Les échanges sont animés par la quête de justice sociale, mais surtout par l’inquiétude et l’absurdité de la situation qui préoccupe tout le quartier. Desjardins, Jeanne-Mance, de Chambly, tous viennent du coin.

« Je suis née ici, sur La Fontaine, c’est mon quartier. Je vois les voisins qui me suivent depuis l’enfance se faire évincer par Zavriyev. On perd les habitants d’un quartier, mais aussi sa solidarité. Cette population ne reviendra jamais », raconte Annie, qui accompagne l’atelier.

« Montréal sera transfigurée, ajoute-t-elle. Les gens quittent Hochelaga la tête basse, sans rien dire, vers Joliette, Sherbrooke, Valleyfield, parce que c’est les seuls apparts qui correspondent à leur budget. »

L’étau « du progrès » se resserre.

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Mercredi 6 mars

Les vandales sont revenus. Les parois peintes sont désormais tapissées par des affiches, déclarant l’adresse œuvre d’art collaborative et l’illustrant en proie aux flammes.

En passant devant la fresque de plus en plus défigurée, plusieurs passants s’arrêtent pour discuter de la situation du 3650.

Des ombres s’affairent à l’intérieur, s’assurant de bien fermer les rideaux comme des remparts à ce qui s’en vient.

La cavalerie policière arrive sur le dos de leurs vélos. Les micros sont tapotés, les caméras sont installées pendant que les militants déploient leurs banderoles sous le regard confus des clients du pawn shop. Punks, étudiants, retraités et curieux se sont mobilisés pour leur voisinage.

Je cherche Jocelyn dans la foule.

Sylvie, âgée de 70 ans, ne porte pas Strawberry Stays! en haute estime. Elle qualifie de « criminel social » cette entreprise qui détruit la société et tue le quartier, se considérant chanceuse d’avoir trouvé un HLM après avoir vécu dans une grande précarité.

Un mendiant fume une cigarette offerte en observant la centaine de manifestants bravant la pluie pour le début d’une série de manifestations au coin de la rue. Après quelques discours enflammés récoltant cris et applaudissements, le rassemblement quitte vers l’Est.

Dans un café où j’écris ces mots, le barista murmure à une cliente qu’il pense que l’ajout d’un Airbnb valorise le quartier, le dynamise et l’ouvre au tourisme. « Je vais pas dire ça trop fort, sinon j’vais m’faire péter la gueule », ajoute-t-il.

Lorsque l’on cherche en ligne l’adresse du siège social de Strawberry Stays!, qui coïncide également avec celui de plusieurs autres entreprises immobilières actives et inactives, on tombe devant une grande demeure en banlieue de Montréal. Vous savez, ces imposants manoirs génériques, tous semblables, construits avec des pierres beiges dans des néo-quartiers sécurisés. À l’entrée du garage double trône une Porsche jaune.

Cette voiture de luxe cristallise un paradigme qui s’oppose à son contraire. Les nantis contre les déshérités dans une lutte déjà perdue, altérant le tissu social d’un territoire attaqué et projetant sur lui les visions incertaines du monde de demain.

Quelque chose qui n’est pas de l’ordre du malentendu.

Le 3650 Ontario est symptomatique d’une ville à l’échelle humaine impuissante face à la froideur des investissements. Mais surtout, il représente l’aboutissement d’un processus qui ne fait que commencer. Car Hochelaga est bien plus qu’un simple quartier, c’est une maison avec des racines profondes, une couleur, un cœur qui bat à sa manière et c’est sa dignité qui est ici mise à mal.

Une manifestante m’exprime avec noirceur ce sentiment d’étouffement. « On se sait dépassé, piétiné, mais on s’indigne pour garder la tête haute. Anyways, on finira tous par se faire crisser dehors. »