.jpg)
Rayonner sur Netflix pour des pinottes?
De père en flic, Omertà, Blanche, La Bolduc, Bon Cop, Bad Cop ou un spectacle d’humour de Matt Duff : Netflix accorde de plus en plus d’espace à nos productions locales sous son onglet « Films et séries télé en français canadien ».
Mais qu’en est-il des retombées pour les artisans du milieu?
À en croire le comédien de Fugueuse Jean-François Ruel, ces derniers ne toucheraient que des pinottes, malgré la visibilité que leur offre le géant du streaming en ligne.
J’ai posé la question à plusieurs artistes qui « profitent » d’une place dans le catalogue virtuel de la plateforme américaine.
Mais, avant de leur donner la parole, quelques constats.
D’emblée, personne ou presque ne semble comprendre à 100 % le fonctionnement de la plateforme, l’attribution des cachets (quand il y en a) ou les critères menant à la sélection des productions. L’impact demeure flou, aussi, quant au nombre de vues et à la portée internationale de nos productions locales.
.png)
C’est le free-for-all, résume le journaliste, ancien directeur général de l’information à Radio-Canada et auteur de l’essai Les barbares numériques Alain Saulnier, rappelant au passage une certitude :
« Netflix n’est pas là pour faire la promotion de la culture québécoise, mais plutôt pour sa rentabilisation. »
J’ai d’ailleurs écrit à Netflix (qui embauche quelques représentants canadiens) pour tenter de démêler tout ça, mais ma demande est restée lettre morte.
Ah, et j’ai aussi contacté plusieurs artistes qui ont décliné, comme quoi Netflix est encore une patate chaude pour certains, qui se demandent peut-être sur quel pied danser devant un tel rouleau compresseur.
« Ça soulève d’immenses questions »
Même si le film La Bolduc est sur Netflix depuis plus d’un an, Debbie Lynch-White – qui personnifie la légendaire turluteuse – n’a jamais touché un sou ni même été informée en amont de la présence du film sur la plateforme américaine.
« On m’a taguée après la publication d’un article qui en faisait la mention », raconte la comédienne, qui a par contre bel et bien ressenti « l’impact Netflix », cinq ans après la sortie du film.
« Juste hier, quelqu’un m’a dit que sa fille l’avait regardé en classe », souligne-t-elle.
.png)
Même chose chez moi, puisque ma fille de onze ans a découvert l’existence du film par le truchement de Netflix.
Debbie Lynch-White avoue ne pas trop comprendre le mécanisme derrière la présence du film dans lequel elle tient la vedette sur Netflix. Est-ce la maison de production qui s’est fait approcher ou le contraire? Elle n’en a aucune idée.
Tout ce qu’elle sait, c’est que cette présence n’a pas fait sonner le tiroir-caisse.
Elle se désole de voir qu’on en revient à payer des artistes en visibilité, comme c’était le cas, il y a quelques années. « Ça soulève d’immenses questions. Notre rapport à notre culture et notre identité sont ébranlés par toutes ces plateformes, notre culture devient très américanisée. Il y a sûrement quelque chose à mieux régir », estime Debbie, qui s’inquiète pour la reconnaissance du travail des artistes devant un paquebot comme Netflix.
Un gage de curiosité
Le cinéaste et scénariste québécois Ricardo Trogi (1981, Horloge biologique, Le mirage) semble avoir vécu le meilleur et le pire de la plateforme, où sont offerts quatre de ses films.
« À partir du moment où les films existent, c’est le producteur qui va toucher une petite partie. Mais il n’y avait rien de prévu dans nos contrats, à l’époque. Personne ne se disait : “au cas où ça se rende sur Netflix” », explique le réalisateur, ajoutant que c’est pour ça qu’il ne reçoit pratiquement rien pour ses films 1981 et 1987.
Les choses sont cependant devenues intéressantes avec son film Le Guide de la famille parfaite (2021), sorti en pleine pandémie. « Netflix et les autres plateformes* apparaissent maintenant dans nos contrats. On a réussi à trouver un bon deal avec Netflix qui voyait le potentiel avec les productions qui ne sont pas sorties en salle ou pas longtemps à cause de la pandémie », explique Ricardo Trogi, qui – sans entrer dans les détails – dit avoir reçu un « bon montant ».
*Des productions québécoises se trouvent également sur Amazon et, bien sûr, Crave.
Qualifiant Internet de « bordel » depuis dix ans, le réalisateur de la récente série plébiscitée Lakay Nou se réjouit de savoir que Netflix embauche désormais au Québec pour s’occuper de l’achat local.
Il pose toutefois un bémol sur la visibilité qu’offre une présence sur la plateforme américaine, se chiffrant en millions de visionnements.
« Les chiffres sur les performances des œuvres sont tenus secrets, ça fait sans doute partie du jeu des négociations. C’est dur, aussi, de savoir si les gens écoutent le film au complet ou pendant cinq minutes, mais c’est un gage de curiosité, au moins », résume Ricardo Trogi.
.png)
Selon lui, les choses ont toutefois besoin d’un mode de promotion plus traditionnel pour bouger. « Quand on sort en salle, on fait une tournée médiatique, c’est concret. C’est pas un but, de se retrouver sur Netflix, mais c’est sécurisant de savoir qu’il y a une telle plateforme et c’est intéressant, aussi, pour les films de genre », conclut-il.
Tirer son épingle du jeu à l’intérieur de la bête
C’est l’acteur, scénariste et humoriste Louis Morissette qui apporte les propos les plus nuancés, d’avis qu’il faut mieux comprendre les rouages des ventes de contenus sur la plateforme avant de la condamner. « J’ai longtemps été à me dire : “Ils s’en sacrent de nous autres”, mais depuis quelques mois, le projet de Loi C-11 a forcé des changements. Netflix a aussi embauché Ginette Viens (ex-VP Pixcom et DG des variétés chez TVA) comme consultante, on est maintenant plus proches qu’on n’a jamais été. Parfois, il faut tasser les roches pour voir comme il faut », illustre Louis Morissette, dont trois films (Le mirage, La chute de l’empire américain et Le guide de la famille parfaite) sont disponibles sur la plateforme.
Le projet fédéral C-11 vise à réglementer les plateformes de diffusion comme Netflix, en forçant des quotas et en les soumettant à des règles comme c’est le cas des entreprises canadiennes qui doivent s’acquitter de plusieurs exigences du CRTC. Dans une entrevue publiée en mai 2022, un dirigeant des politiques publiques de Netflix au Canada assurait que la plateforme était déjà sensible au contenu local. « En fait, depuis 2017, nous avons déjà investi 3,5 milliards $ au Canada pour des films et séries diffusés sur Netflix », soulignait Stéphane Cardin, spécifiant que cette somme comprend les tournages et les acquisitions.
.png)
Citant l’exemple du Guide de la famille parfaite – une vente directe et payante pour l’ensemble de la production – Louis Morissette ne cache pas un certain optimisme face à l’avenir. « Avec le Guide, c’était fou. On avait des gens qui regardaient en Amérique latine, en Europe. Tu vas toucher beaucoup de monde en dehors de l’écosystème normal. La plateforme est forte. C’est pas le modèle d’affaires qui me gosse, c’est le fait qu’elle ne produise pas assez de contenu en français. Il était temps que le gouvernement s’en mêle. Si Netflix finit par diffuser plus de produits québécois à l’échelle internationale, c’est là que ça va devenir intéressant », admet-il.
Il ajoute que Netflix est là pour rester et qu’il faut apprendre à travailler avec. « Le train est parti. Faut se demander comment tirer son épingle du jeu à l’intérieur de la bête. »
Sans jeter la pierre aux artistes qui dénoncent leurs faibles redevances des productions qui se frayent un chemin sur Netflix, Louis Morissette – qui n’a rien reçu pour Le Mirage – invite à faire preuve de réalisme. « Quand un produit a quatre-cinq ans ou plus, Netflix paie peut-être 5 000$ ou 10 000$ par épisode. Quand tu retournes de l’argent à la production, au réalisateur, au scénariste et aux comédiens, c’est normal qu’il ne reste que des pinottes. Combien d’abonnements va-t-on chercher avec Les beaux malaises ou Blanche? Si tu paies 100K pour Fugueuse, c’est pas un mauvais deal ni une mauvaise vitrine non plus », explique le fondateur de KOTV, qui ne cache pas vouloir se faufiler davantage sur la plateforme.
Il constate d’ailleurs que Netflix n’a visiblement pas envie de collaborer avec 56 000 partenaires et semble avoir un deal avec Patrick Roy (ex-dirigeant des Films Séville, aujourd’hui Immina Films), dont les productions se retrouvent en grande quantité dans le catalogue de la plateforme.
Une chose est sûre, Louis Morissette appelle à la retenue. « C’est facile d’antagoniser Netflix. Oui, Netflix est là pour le profit et non pour la culture québécoise. Est-ce que c’est automatiquement des pas bons? Non! », tranche-t-il.
Rien pour les Filles de Caleb et Blanche
Comme plusieurs, je me suis abandonné à la nostalgie du violon saccadé en redévorant coup sur coup Les Filles de Caleb et Blanche, tout en suivant de près la saga sur l’épisode du blackface retiré.
Si la diffusion de ces séries-cultes a fédéré une nouvelle génération de fans, j’ai voulu savoir si l’écrivaine derrière ces œuvres, Arlette Cousture, avait reçu des redevances pour une telle visibilité. C ’est son conjoint, Michel Corriveau, qui m’a répondu de la Floride, où se trouve le couple. « Nous ne savons même pas de qui Netflix a acheté les droits, mais je peux te confirmer que nous n’avons rien reçu. »
J’ai tenté de contacter Attraction, qui distribue ces deux séries, sans succès.
.png)
Comme Louis Morissette, Alain Saulnier ne diabolise pas pour autant la plateforme de streaming. « Netflix est le plus proactif pour offrir des sous, présentement. C’est un mouvement qui s’est développé, mais ça reste minime. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de seuil de quota de production », explique-t-il, se réjouissant de voir les deux paliers de gouvernement réfléchir à une présence locale accrue, en marge de C-11.
Mais Alain Saulnier, dont l’essai Les barbares numériques décortique la mainmise des géants du web sur nos réalités numériques, ne porte pas non plus de lunettes roses. « Tu peux percer un petit espace sur Netflix, mais c’est pas sûr que tu vas te retrouver sur les autres plateformes. Ça fonctionne par exclusivité, on t’enferme dans une bulle. Disney+, Netflix, Amazon. C’est encore le free-for-all, à l’heure actuelle », constate-t-il.
« Le vrai danger pour la francophonie, c’est l’ère numérique »
Ces plateformes ont aussi tendance à miser sur des valeurs sûres, comme c’est le cas pour les cotes d’écoute de la télé traditionnelle. L’objectif de rentabilité prédomine sur la volonté de faire rayonner la culture. « Le vrai danger pour la francophonie, c’est l’ère numérique. Plus que jamais, l’État a un rôle à jouer pour défendre ce qui nous rend distincts », insiste-t-il.
Alain Saulnier ne pense pas que les artistes devraient se croiser les doigts pour recevoir des redevances de Netflix.
« Tant mieux, s’il y a de l’argent, mais la situation n’a rien d’anormal. Si t’es un créateur de musique et que YouTube te rapporte quelques dizaines de dollars par année, tu ne peux pas vivre de ça. C’est la même chose, ici. »
Enfin, le journaliste refuse d’établir un lien de causalité entre le succès des plateformes et l’échec de la télévision traditionnelle. « La télévision a été très audacieuse, ces dernières années. Le problème, c’est que l’offre des nouvelles plateformes américaines est démesurée. Quand t’es enseveli, t’as beau produire des séries de qualité, tu te retrouves marginalisé », résume-t-il.
Il invite les gouvernements à faire front commun devant ces plateformes, en s’inspirant de l’Union européenne qui serait, selon lui, « mauditement » plus avancée sur ce chapitre.
En attendant, seul l’avenir nous dira si Netflix est un allié, un mal nécessaire ou l’antéchrist de la culture québécoise.