.jpg)
« Les filles de Caleb » sur Netflix : au-delà du blackface
« Ils étaient tous les deux des victimes de leur époque… »
Au bout du fil, Marina Orsini résume ainsi la relation orageuse, voire toxique, entre Émilie et Ovila, personnages phares des Filles de Caleb. La série culte a récemment été déposée sur la plateforme Netflix et je voulais savoir si elle générait un quelconque engouement, une fois de plus.
Pour être honnête, tout part d’abord d’un geste – banal – de cliquer sur le premier épisode de la série d’époque remontant au début des années 90, magnifiquement réalisée par le regretté Jean Beaudin (1939-2019).
Mon intention était d’aller juste voir quelques minutes si cette fresque historique avait bien vieilli. Le piège s’est vite refermé sur moi, me forçant à binger compulsivement la série comme un possédé.
Mon plaisir personnel a donc plongé la tête de l’intérêt public dans une chaudière de pisse pour rédiger ce reportage, dans lequel j’ai décidé de me gâter.
Bien sûr, j’aurais pu me contenter de ce statut Facebook, dans lequel j’ai dégagé une vingtaine de constats folichons de mon écoute intensive.
J’avais pris mon rôle d’« expert » très au sérieux en plus, puisqu’aucun détail n’était resté en plan : la surenchère du verbe « étriver », les pulsions meurtrières devant la parlure d’Henri Douville (lorsque le pélican), les pipis de Charlotte, l’obsession équestre de Caleb, le « Grand Mal » de Lazare, les belles fesses d’Ovila, la scène torride entre les chevaux (plus explicite que dans mes souvenirs), les hurlements de loup weird d’Ovila amoureux sans oublier son fameux blackface dans le spectacle de Noël (nous y reviendrons plus bas).
Environ 200 likes plus tard (dont un nombre satisfaisant de coeurs), je n’étais toujours pas rassasié.
Il me fallait repousser plus loin les limites de mon obsession temporaire. Mais comment?
C’est là que j’ai décidé de passer un coup de fil à Marina Orsini, histoire de remonter le fil de ma nouvelle dépendance et d’exorciser mes démons du terroir sur un air de violon saccadé.
La légendaire Émilie coulait quelques jours heureux dans la maison de campagne qu’elle possède depuis un quart de siècle en Estrie. C’est là que je l’ai rejointe par téléphone.
.png)
Le son de sa voix, si familière, me fait un effet immédiat, difficile à expliquer. C’est bien elle, MA Émilie. Pas plus tard qu’hier soir, en direct de mon sofa, elle était au désespoir après avoir accouché toute seule de son énième enfant (une autre fille).
Mais là, au téléphone, le ton est enjoué, pimpant, réconfortant comme une fondue chinoise en novembre.
On jase un peu de ses projets actuels. Elle cartonne dans le téléroman Une autre histoire et vient d’accoucher (encore seule hi hi) d’un livre de recettes intitulé Gourmande!.
Elle se prépare à vivre son premier salon du livre à Sherbrooke en fin de semaine.
« J’avais accompagné Arlette [Cousture, l’autrice] dans les salons à l’époque, mais c’est mon premier vrai. J’aime le monde, alors ça va me faire plaisir! », lance l’inoubliable Suzie Lambert, dont la file pour une dédicace devrait rivaliser avec celle du restaurant L’Avenue.
Rien d’anormal pour cette enfant chérie du Québec, qui a laissé une trace indélébile dans notre imaginaire collectif avec son rôle d’Émilie.
blackface : « Faut remettre les choses dans leur contexte »
Elle n’a d’ailleurs aucun problème avec le fait de parler encore des Filles de Caleb, même trente ans plus tard. « Je ne serai jamais tannée, c’est une série importante, marquante et j’en suis extrêmement fière. Pas une semaine ne passe ou presque sans qu’on m’en parle », souligne-t-elle avec enthousiasme.
Pas le choix d’aborder brièvement avec Marina Orsini LE sujet de l’heure (bon pas tant), soit le retrait d’un épisode de la série sur la plateforme Netflix, celui dans lequel Ovila personnifie un roi mage dans un spectacle de Noël devant la paroisse avec un blackface.
Consciente des sensibilités d’aujourd’hui, Marina trouve le geste disproportionné. « Faut remettre les choses dans leur contexte. Cette série a été tournée il y a plus de trente ans, il faut en tenir compte », affirme Marina, d’avis qu’une mise en garde au début des épisodes comme pour La petite vie aurait suffi.
La co-animatrice de Deuxième chance prévoit toutefois un retour du balancier. « C’est nécessaire d’aller dans des extrêmes pour revenir au centre », philosophe-t-elle, citant le débat émotif entourant la pièce Slav de Robert Lepage. « Il aurait pu faire de meilleurs choix et c’est correct d’aller au front, mais [Robert Lepage] voulait bien faire et rendre un hommage », tempère Marina Orsini, toutefois convaincue de l’importance d’évoluer avec son temps. « Je ne pourrais pas tourner aujourd’hui dans une série comme Shehaweh… »
En entrevue à La Presse, Roy Dupuis aussi a fait une sortie au sujet de l’épisode retiré, affirmant que c’est une erreur de vouloir effacer l’histoire. « C’est un manque de respect pour l’histoire, pour l’auteure, pour la série elle-même », a-t-il fait savoir.
Des souvenirs inoubliables
Mais parlons un peu de cet amour inconditionnel que plusieurs générations de Québécois.es éprouvent pour Les filles de Caleb.
Si Marina Orsini ne ressent présentement pas un « effet Netflix », elle souligne qu’à ses yeux, la vie de cette série ne s’est juste jamais arrêtée, elle se poursuit en continu. « Il y a eu beaucoup de rediffusions [elle est aussi sur Tou.tv depuis une couple d’années] et la série a été diffusée dans 52 pays à travers le monde. Avec Netflix, c’est juste une autre portée, un accès à un autre public », résume la comédienne.
Elle raconte avoir reçu les plus beaux compliments en lien avec l’émission. « Beaucoup d’immigrants m’ont dit avoir découvert le Québec et notre histoire à travers cette série. Il y a encore des gens qui me suivent en France », énumère Marina, au sujet de l’adaptation française intitulée Émilie, la passion d’une vie.
L’actrice estime que la série racontant la vie mauricienne à la fin du 19e siècle a « merveilleusement bien vieilli », citant en exemple le travail d’orfèvre du réalisateur Jean Beaudin, devenu un ami proche par la suite. « C’est notre histoire, on en est fiers. C’est devenu un lieu de référence », illustre Marina.
Elle se réjouit de savoir que l’intérêt pour la série se transmet d’une génération à une autre, racontant une époque heureusement révolue où le clergé en menait large et où les femmes étaient des mères pondeuses.
Même si elle était dans la jeune vingtaine, Marina – aujourd’hui âgée de 55 ans – n’a rien oublié de l’intense tournage échelonné sur deux ans. Été comme hiver. « On portait de belles robes et de beaux corsets, mais on se les gelait même avec des hot shots dans nos mitaines », rigole Marina, qui a soudé des liens étroits avec les comédiens et l’équipe, notamment Nathalie Mallette (sa grande amie qui jouait Berthe) et Roy Dupuis, qu’elle recroise avec bonheur à l’occasion. « Mon père est décédé pendant le tournage, des enfants sont nés, des couples se sont faits et défaits : on a de précieux souvenirs… », évoque-t-elle, une pointe de nostalgie dans la voix.
« Elle voulait tout avoir »
J’étais trop jeune pour m’en rendre compte à l’époque, mais la série aborde des thèmes avant-gardistes pour son temps, à des années-lumière d’une bluette rurale.
Avec le recul, je découvre la profondeur des personnages, à commencer par le côté revendicateur d’Émilie. « Elle voulait tout avoir : la vie professionnelle et la famille. C’est fou comment les choses ont évolué depuis. Par contre, dans certains pays, le rôle de la femme n’a pas tellement changé », se désole Marina Orsini.
La série met aussi en scène un personnage de père assez progressiste, dans un régime patriarcal. Bon, on partait de loin quand même, considérant que le premier « combat » féministe d’Émilie dans la série est de manger chaud à table en même temps que les garçons.
Émilie devait toutefois subir son époque, ce qui signifie accoucher à répétition – parfois seule – pendant que les hommes prenaient le bois pendant la quasi-totalité de l’année. Des modèles présentés tragiquement dans la série, qui ont pourtant bel et bien existé. « C’est comme ça qu’on a peuplé le Québec, avec une pression de l’église », souligne Marina Orsini, ce qui me rappelle l’une des phrases marquantes prononcées par la mère d’Ovila : « J’ai donné ma livre de chair au bon Dieu. »
Le personnage d’Ovila est tout aussi complexe, lui qui ne cadrait pas non plus avec le rôle réservé aux hommes de l’époque, des pourvoyeurs absents qui venaient engrosser leurs femmes avant de repartir. « Il en souffrait tellement qu’il est devenu alcoolique, ça a dû être difficile pour les hommes aussi », croit la comédienne.
Est-ce qu’Émilie aurait dû opter pour une vie moins tumultueuse au bras de l’inspecteur Henri Douville? « Ben non, elle n’était pas amoureuse de lui. Elle a décidé de ne pas suivre sa tête, mais son coeur », résume Marina Orsini, citant une autre perle de la série. « Mieux vaut un petit bonheur de temps en temps qu’un grand malheur à l’année longue. »
« Je ne peux pas refaire l’histoire »
Bon. C’est ben beau tergiverser sur la psyché des personnages des Filles de Caleb, mais pour avoir l’heure juste, il n’y a rien comme remonter à la source : Arlette Cousture, qui a (considérablement) romancé la vie de sa mère Blanche et de sa grand-mère Émilie dans les trois tomes de cette saga familiale (Émilie : Le chant du coq, Blanche : le cri de l’oie blanche et Élise : L’abandon de la mésange).
.jpg)
J’ai aussi contacté l’écrivaine, d’abord pour la sonder sur le revival de la série via la plateforme Netflix. « Je ne suis pas du tout au courant de tout ça! Je ne suis pas vraiment sur les réseaux sociaux. Mais je trouve ça fascinant et incroyable! », s’exclame d’emblée Mme Cousture, au sujet de l’engouement qui ne s’essouffle pas envers son œuvre .
Concernant la scène montrant un blackface qui a conduit au retrait du deuxième épisode, elle considère qu’il n’y a « pas de quoi faire un esclandre ». « Je ne peux pas refaire l’histoire, et surtout pas la défaire. Il faut vivre avec ce qu’on a été », estime la romancière, convaincue qu’une mise en garde au début de l’épisode aurait été correcte.
Mais c’est surtout sur le succès intemporel de la série que je voulais questionner Arlette Cousture. Tout semble d’ailleurs extraordinaire avec Les filles de Caleb, jusqu’à sa genèse, née au détour d’une conversation anodine avec la mère de Mme Cousture, Blanche. « Une simple phrase. Je l’ai entendu dire : “Est-ce que c’était avant ou après la séparation?” en parlant de ses parents. Je n’en savais rien et c’est là que j’ai commencé à fouiller », raconte l’écrivaine, alors loin de se douter de l’ampleur de l’histoire d’amour qui allait lier ses personnages au Québec. « J’ai beau avoir écrit douze livres, ce sont les trois tomes des Filles de Caleb qui me collent à la peau », admet-elle, reconnaissante d’avoir pris part à une telle aventure.
Heureuse surtout d’avoir raconté la vie de ces femmes fortes qui ont mangé de la misère. Des femmes comme sa mère, Blanche, partie coloniser l’Abitibi comme infirmière.
Elle conserve peu ou pratiquement aucun souvenir de ses grands-parents Ovila et Émilie. Sa grand-maman a habité à la fin de sa vie avec sa mère à Saint-Lambert, mais est morte quelques années avant sa naissance. Quant à Ovila, elle ne conserve qu’un lointain souvenir. « J’avais trois ans et mes parents m’ont amenée à l’hôpital Saint-Luc à Montréal [pour les personnes itinérantes] voir un vieux monsieur sur son lit de mort… », raconte la romancière.
Sa mère Blanche est pour sa part décédée en 1994, un peu après le succès fulgurant des Filles de Caleb. Arlette Cousture relate son dernier moment de lucidité, avant que l’Alzheimer ne précipite sa fin. « Elle avait aperçu le deuxième tome dans la salle d’attente d’un médecin et l’avait pointé en disant : “C’est nous!” Ça m’a marquée, se remémore Arlette Cousture. Avant de mourir, elle m’avait aussi dit : “Peux-tu me lire le passage de ma naissance dans la neige, c’était tellement drôle!” »
.png)
Il ne me reste qu’à laisser le mot de la fin à l’actuelle mairesse de Saint-Tite, là où se déroule l’essentiel de l’histoire des Filles de Caleb. J’ai voulu lui demander à elle aussi si un « effet Netflix » se faisait sentir dans sa municipalité de 3800 âmes, au cœur du comté de Mékinac. « Je n’ai rien entendu de particulier. Rien en tout cas de l’ampleur des autobus de visiteurs et des guides à l’époque du village d’Émilie », assure la mairesse Annie Pronovost.
Oui, oui, Pronovost comme dans la famille Pronovost. « Dosithée a eu plusieurs garçons et je proviens de la branche d’Émile (alias Ti-Ton). J’ai vu Blanche quand j’étais petite et je suis infirmière, comme elle! », lance la mairesse, fière de poursuivre une lignée aussi importante dans l’histoire de la province.