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Qui veut déporter Kamala?

On va se battre.

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Jeudi matin, métro Côte-Sainte-Catherine. Je suis menstruée et vaguement désorientée. Montréal est la ville qui m’a vue naître et grandir, mais en 35 années d’existence, pour la plupart passées sans automobile, je ne suis jamais descendue à cette station pourtant située au cœur d’un des quartiers les plus cosmopolites de la métropole.

De ce quartier, je ne connais que les grandes artères où trônent l’université que j’ai fréquentée durant quatre ans ainsi que l’Oratoire Saint-Joseph où mon père, un Haïtien catholique férocement croyant, avait l’habitude de me traîner pour sécuriser ma place au paradis. Pour l’immigrante de deuxième génération que je suis, Côte-des-Neiges, avec sa faune bigarrée venue des quatre coins du monde, c’est à la fois la famille et l’étranger.

Le ciel est maussade et verse à l’occasion un petit crachin juste assez irritant pour me faire remettre en question le bien-fondé de ma présence dans les derniers milles de la ligne orange.

La raison est bonne, au moins : faire du porte-à-porte avec Kamala Jegatheeswaran [prononcé : Gé-ga-disse-varane], une candidate indépendante aux élections municipales dont une pancarte a récemment été vandalisée avec le mot « deport » (déporter), écrit au feutre.

Ugh.

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Des pancartes saccagées pendant une campagne électorale, c’est terriblement banal. C’est presque un passage obligé, voire un badge d’honneur même, indépendamment des candidats, des partis ou des programmes. Ça fait partie de la game quand on se lance en politique; p’tits comiques équipés de Sharpies partout, justice nulle part. N’empêche, le mot « deport », gribouillé sur la face d’une femme racisée dans le climat politique et social qu’on connaît, ça brûle la rétine. Simple blague de mauvais goût ou symptôme d’un malaise plus profond, celui d’un racisme qui avance désormais à visage découvert?

Qu’importe. J’ai voulu savoir qui était cette femme que quelqu’un, quelque part, souhaiterait voir retourner dans son pays.

L’appel

C’est une personne menue et réservée d’où émane une infinie douceur qui m’accueille à la station Côte-Sainte-Catherine, flanquée de deux amis, Shandi et Felipe, venus prêter main-forte pour l’occasion.

Les petites mains derrière la campagne de Kamala
Les petites mains derrière la campagne de Kamala
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Kamala Jegastheeswaran a 72 ans. Elle est installée au Québec depuis 40 ans (sans doute depuis plus longtemps que le vandale qui veut la mettre sur un avion). Elle a quitté son Sri Lanka natal pour fuir la guerre civile qui a déchiré le pays pendant plus de 25 ans. Kamala parle cinq langues, soit le tamoul, l’anglais, le cinghalais, l’hindi et le français.

« J’ai atteint le 5e niveau au centre de francisation Pauline-Julien », confie-t-elle avec fierté dans un français hésitant, mais impeccable.

Une brève recherche m’apprend qu’au centre Pauline-Julien, situé au bas de la côte, le 5e niveau correspond à des « discours simples et organisés », comme « lire des documents liés au logement », « s’informer dans le but d’organiser un événement » et « consulter différents documents dans le but d’utiliser un service public ». Ça me semble tout à fait indiqué pour une aspirante élue municipale.

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« Dans le quartier, les gens parlent plus en anglais, mais si j’étais une immigrante de l’est de la ville comme vous, je parlerais mieux le français. J’adore la langue, mais je préfère la lire parce que la structure est similaire à celle du tamoul. Mais je suis contente de me pratiquer avec vous, aujourd’hui, même si vous parlez vite. »

C’est la 4e fois que Kamala se présente en politique municipale, portée par ses années d’engagements communautaires, dont certains ont même mené à la création de Projet Montréal.

Oui, c’est une OG, comme diraient les Gen Z.

Depuis son arrivée au pays, la résidente de Côte-des-Neiges n’a pas chômé : elle a d’abord travaillé pour une agence de voyages avant d’éventuellement ouvrir la sienne, qu’elle a ensuite dirigée pendant 20 ans. La femme d’affaires, qui est aussi maman et grand-maman, est ensuite retournée sur les bancs d’école où elle a décroché une maîtrise en développement économique communautaire de l’Université Concordia. Et parce qu’elle reste attachée à sa culture et à son côté spirituel, elle a également complété une formation pour devenir yogi. En plus de tout ça, elle s’implique au sein de différents organismes du quartier, qui viennent en aide aux personnes immigrantes. Sur papier, Kamala semble éparpillée, mais dans les faits, il y a un fil conducteur très simple qui relie toutes les compétences acquises au fil des ans : l’amour sincère des gens.

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« Chaque fois, c’est un appel que je ressens. Pour cette campagne encore, il y a une voix dans ma tête qui m’a poussée à me présenter », raconte-t-elle, les yeux brillants, pendant qu’on arpente des rues résidentielles.

« Je veux aider les gens de mon quartier. Je veux davantage d’activités pour les aînés et pour les jeunes, je veux renforcer la communauté, je veux que nos espaces soient propres et sécuritaires. »

Marc, un résident du quartier, s’informe sur le programme de Kamala
Marc, un résident du quartier, s’informe sur le programme de Kamala

Si Kamala parle avec beaucoup de chaleur de ce melting pot qu’est Côte-des-Neiges, son appel pour la présente campagne est toutefois venu sur le tard et la cigale qui a chanté tout l’été se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue.

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« J’ai déposé ma candidature le jour de la date limite. Toutes les équipes étaient déjà complètes, alors j’ai décidé de me présenter comme indépendante. Ce n’est pas mon premier choix parce que l’idéal, c’est vraiment d’avoir une grosse équipe derrière soi. »

Kamala raconte comment elle a dû s’organiser rapidement pour démarrer sa campagne sans accuser trop de retard par rapport à ses adversaires.

Elle a trouvé une photo vieille de quatre ans à faire imprimer en format géant et son fils, lui-même papa d’un bébé de quelques mois, est allé poser des pancartes à trois heures du matin, sa seule fenêtre de la journée. Mon cœur se serre en repensant au tag raciste laissé sur l’une d’entre elles.

Pour sa campagne, Kamala met les bouchées doubles. Sa journée débute avec une séance de yoga, puis elle aide son fils et sa belle-fille, dont toute la famille réside à Toronto, avec le bébé et leur chien récemment tombé malade. Chaque jour, elle commence sa ronde de porte-à-porte à 10h.

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« Mon fils est fier de moi, mais il aurait préféré que je passe mon tour cette année. Sauf que moi, je sens que j’ai encore des choses à accomplir », affirme-t-elle, sourire en coin, en déposant des dépliants dans une boîte aux lettres.

La septuagénaire et ses deux amis sillonnent les rues d’un pas décidé pendant que je me tiens le ventre, déchirée par des crampes. Ma mollesse, circonstancielle, contraste avec la vigueur de la candidate de près de 40 ans mon aînée.

« Parler aux gens me donne de l’énergie… Mais c’est sûr que je dois faire attention, quand je descends les escaliers », explique Kamala en agrippant une rampe.

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La vibe a changé

On est au beau milieu de la semaine, il n’y a pas grand monde à la maison, mais chaque personne rencontrée prend le temps de discuter avec Kamala.

Leurs préoccupations font écho à celles évoquées dans son programme : dans un quartier dense et populeux avec des poches de pauvreté importantes comme Côte-des-Neiges, il faut davantage d’activités pour les citoyens vulnérables, préserver les logements abordables, accentuer les opérations de nettoyage et de collecte de déchets et améliorer la gestion de la circulation pour garantir la sécurité des résidents.

Une citoyenne de moins de 65 ans qui était à la maison un jour de semaine
Une citoyenne de moins de 65 ans qui était à la maison un jour de semaine
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Sur ce dernier point, Kamala me confie que l’inquiétude des résidents est palpable.

« Depuis la pandémie, c’est comme si les gens étaient devenus allergiques aux gens. »

« Il y a tant de choses qui ont changé depuis quelques années. Quand je suis arrivée au Québec, il y avait encore 4 saisons très définies. Mais aujourd’hui… » Kamala hausse les épaules.

« On vit dans un quartier qui se développe, il y a des chaînes de restaurants sur les grandes artères, mais le prix de la nourriture augmente alors que la taille des portions rapetisse… Comment est-ce qu’on peut justifier ça? Comme consommateurs, on doit faire des actions », poursuit-elle d’un ton ferme, avant de tourner les talons pour aller cogner à une autre porte.

Pendant que la candidate s’exécute, j’apostrophe ses deux acolytes venus participer à l’effort de guerre.

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Felipe, 57 ans, est locataire du plex de Kamala depuis 5 ans et habite le quartier depuis 8 ans. D’origine argentine, il a posé ses valises au Québec il y a 14 ans. « On avait la possibilité d’immigrer dans plusieurs pays, mais on a assisté à un événement de la délégation du Québec en Argentine et on est tombé en amour avec la province avant même de la visiter. L’esprit, l’intégration, la vision du monde. On a beaucoup apprécié l’accueil et le portrait. »

Felipe travaille comme économiste, mais c’est important pour lui de consacrer quelques heures à la campagne de Kamala. Ce genre de dévouement surprend, quand on sait que les rapports entre propriétaires et locataires ne sont actuellement pas particulièrement synonymes de franche camaraderie.

« Je l’ai vue travailler tellement fort pour la communauté en général. J’apprécie son écoute, sa solidarité. Je trouve que c’est une excellente idée qu’elle se présente. En général, je ne suis pas la politique, mais je suis là juste pour Kamala. »

Je demande à Felipe si lui aussi trouve que le quartier a changé depuis la pandémie. Je le sens prudent.

« C’est moins familial qu’avant. »

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Des citoyennes rencontrées un peu plus loin parleront d’un phénomène d’itinérance de plus en plus visible et, assimilant mon statut de journaliste-chroniqueuse, évoqueront vaguement la sécurité et les groupes de jeunes qui flânent à des heures incongrues. Une autre parlera de consommation de drogues dures en pleine rue, avouant faire du slalom sur son chemin, le soir, pour éviter les parcs.

Au détour d’une conversation, quelqu’un lâchera enfin « Bedford », en référence à la rue qui abrite une école s’étant retrouvée au cœur d’un scandale sur fond d’intégrisme religieux.

L’éléphant dans la pièce.

De mes conversations avec les citoyens, je retiendrai que la rue Bedford appartient à un secteur névralgique de Côte-des-Neiges qui inquiète les résidents en raison d’une minorité qui vit en rupture avec le reste du quartier.

J’ai senti que tous mes interlocuteurs, blancs ou racisés, demeuraient extrêmement prudents, question d’éviter de donner des munitions aux personnes qui ont l’habitude de souffler sur les braises de l’intolérance pour faire avancer leur agenda politique.

« La vibe a changé. Les jeunes qui allaient dehors parce qu’ils n’avaient rien à faire durant la pandémie ne sont jamais vraiment retournés chez eux. »

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La citation n’est pas attribuée parce que personne ne souhaite se l’approprier. Tout le monde a le regard fuyant. La ligne est mince entre préoccupations légitimes et profilage socioracial.

Une résidente du quartier, médecin dans la soixantaine, née et élevée ici, finit par glisser quelques mots. Selon elle, la pauvreté et l’accès à des logements décents jouent un rôle central dans la crise sociale qui se dessine.

« Le Québec entretient parfois une relation conflictuelle avec les immigrants… et la CAQ n’a pas des relations particulièrement harmonieuses avec la Ville de Montréal dans ce dossier. On a besoin d’un leadership fort à Montréal pour tenir tête à Québec », analyse-t-elle, préférant ne pas aller plus loin.

Rien pour l’arrêter

Felipe doit partir. On a froid, on est fatigués. Kamala propose de prendre l’autobus pour remonter vers l’une des artères principales et aller manger.

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« Je prends souvent l’autobus durant le porte-à-porte et j’en profite toujours pour distribuer des dépliants à l’intérieur aussi! »

Shandi saisit l’occasion pour souffler à son tour, elle qui fêtait son 70e anniversaire la veille et qui a fait la route de Brossard jusqu’à Côte-des-Neiges pour épauler Kamala. La comptable, elle aussi originaire du Sri Lanka, sourit quand je lui parle de l’optimisme contagieux de celle qui est son amie depuis 35 ans.

Shandi, qui parle elle aussi un français impeccable, en plus de l’anglais, de l’allemand et du tamoul, confie que ce qu’elle aime le plus chez son amie, c’est son « innocence ». Innocence? Le mot est drôlement choisi et généralement peu associé à l’arène politique. Mais Shandi insiste : « Kamala a une façon de parler aux gens. Elle est à l’écoute et toujours là pour aider les gens de manière désintéressée. »

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On descend de l’autobus pour partir à la recherche d’un endroit où dîner. Dans un peu moins d’une heure, nous serons rejointes par des jeunes de la communauté sri lankaise (eux aussi polyglottes, comme si j’étais pas déjà assez complexée) désirant tourner une vidéo en tamoul avec Kamala pour faire connaître son programme politique sur les réseaux sociaux.

Je profite de l’accalmie pour demander à Kamala comment elle a vécu l’épisode de la pancarte vandalisée qui a au moins eu le mérite de soulever l’indignation sur les réseaux sociaux et d’envoyer une vague de bienveillance en sa direction.

« Ça m’a blessée. Ça m’a fait de la peine. J’ai vu la pancarte sur Facebook comme tout le monde. Je n’avais jamais vraiment reçu d’insultes comme ça avant et ça ne va pas m’arrêter, mais c’est dur. Il y a une escalade en matière de discrimination que je n’avais jamais vu en 40 ans. C’était le paradis quand je suis arrivée ici, mais ça a changé », déplore-t-elle.

« Je dis ça, mais en même temps, la vague de soutien a été incroyable. Ça m’a fait chaud au cœur et peut-être que c’était ça, l’appel, dans le fond. Peut-être que c’est pour ça que je fais campagne : pour être encore témoin de ces moments de solidarité là entre nous. »

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Kamala, Shandi et Felipe ne font pas partie des visages qu’on a l’habitude de voir dans notre paysage politico-médiatique. En fait, les Sud-Asiatiques et les latinos y sont si rares qu’on pourrait croire qu’ils n’existent carrément pas ou qu’ils sont peu ou pas intégrés du tout. Pourtant, ils sont là : dans les écoles, les hôpitaux, dans le secteur banquier ou celui du commerce de détail, dans les organismes communautaires et les élections locales. Ils sont là, à bâtir un Québec dans lequel ils croient encore. Ce sont parmi les citoyens les plus investis, ceux qui marchent sous la pluie pour distribuer des dépliants à des inconnus dont ils veulent le bien.

En regardant Kamala tourner sur elle-même à la recherche d’un endroit où se poser, j’ai pensé à toutes ces personnes qui incarnent « l’immigration de masse ». Celles qu’on invisibilise, qu’on soupçonne de prendre trop de place alors qu’elles en occupent si peu. Celles qui, dans un pays qui aime se croire inclusif, doivent encore prouver leur « mérite » et leur droit d’être là.

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Kamala, elle, n’a rien à prouver. Elle incarne exactement ce qu’on voudrait que Montréal soit : une ville ouverte, intègre, bienveillante. Une ville qui se tient debout, malgré l’âge et la fatigue.

Et je les trouve magnifiques, la ville et la candidate.

Avant de la quitter, je lui pose la question niaiseuse qui me brûle les lèvres depuis le début : ça fait quoi de partager son prénom avec une femme qui a failli devenir la première femme présidente des États-Unis?

Kamala rit. « Ça ne me fait rien à moi », dit-elle, « mais ça aide les gens à se souvenir de mon nom ».

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