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Le profilage racial commence chez toi

Je suis ici chez moi.

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« Si vous n’aimez pas le Québec, décâlissez, sale chienne. Je vous souhaite que du mal à vous et à votre famille. »

J’ai pleuré hier. De fatigue, de stress, de découragement. Je ne suis pas quelqu’un qui pleure beaucoup d’ordinaire ; j’ai plutôt tendance à refouler comme tous les enfants qui sont contraints trop tôt dans leur vie de devenir les parents de leurs parents. Mais hier, les digues ont brièvement cédé après avoir lu une pléthore d’insultes visant l’autrice Kim Thúy, accusée, par une partie de la population québécoise de crime de lèse-majesté, celui d’avoir osé émettre une critique, qui témoignait surtout d’une blessure, envers sa société d’accueil.

Je résume rapidement au cas où vivez sous une roche particulièrement pesante et étanche : en entrevue avec Radio-Canada pour faire la promotion de sa nouvelle pièce de théâtre AM qui fait vibrer actuellement les planches du Théâtre du Nouveau Monde, Kim Thúy a confié qu’elle vivait une peine d’amour avec le Québec, « ce pays qu’elle aime tant », en raison de la façon dont nos élites politiques parlent d’immigration.

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« On entend les politiciens, on entend le discours politique et ça nous rentre dans le corps sans s’en rendre compte et ces discours politiques changent la couleur de la façon qu’on voit notre pays, la façon qu’on se voit », a-t-elle raconté au journaliste Louis-Philippe Ouimet, en évoquant des « petites coupures à tous les jours » et une blessure tellement vive qu’elle a songé à quitter le Québec pour un pays tiers envers lequel elle n’a aucun attachement.

« Et quand on nous dit : ‘’Oui, vous avez peur des immigrants’’, et puis on vous le répète tout le temps, puis c’est eux, les problèmes, ou c’est eux, la cause de tous vos problèmes, bien on finit par le croire. »

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Kim Thúy a surtout parlé des politiciens démagogues, or c’est le citoyen ordinaire qui lui a répondu, encouragé par les polémistes habituels grassement payés pour alimenter les divisions sociales au Québec depuis Paris plutôt que pour chercher des solutions à des problèmes qui affectent le quotidien de leurs lecteurs.

Le déluge de haine qui s’est abattu sur l’auteure m’a fait frémir, oui, mais il ne m’a pas surprise. J’en ai déjà moi-même fait les frais à plusieurs reprises à l’instar de la plupart de mes collègues autochtones et racisés qui se prononcent sur les enjeux de société. Toutes les occasions sont bonnes pour nous traiter d’ingrats, de profiteurs, nous déshumaniser (« Donne à manger à un cochon, y viendra chier sur ton perron », est une phrase récurrente sous les publications concernant Kim Thúy et c’est une phrase qu’on m’a déjà balancée à la radio) et même pour nous souhaiter du mal.

Un collègue a fait une compilation d&#8217;un échantillon de commentaires reçus par Kim Thúy qui ont également été montrés à <em>Tout le Monde en Parle</em>.
Un collègue a fait une compilation d’un échantillon de commentaires reçus par Kim Thúy qui ont également été montrés à Tout le Monde en Parle.
Un collègue a fait une compilation d’un échantillon de commentaires reçus par Kim Thúy qui ont également été montrés à Tout le Monde en Parle.
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Je ne compte plus les fois où, à visage découvert, des personnes blanches m’ont écrit que je méritais d’être shippée à l’étranger pour qu’on m’y fouette, en sachant pertinemment que mon corps noir porte la mémoire de l’esclavage. Ces commentaires impliquent plusieurs couches de violence raciale : d’abord l’idée d’humilier et de punir une femme noire comme au « bon vieux temps » de la colonisation ; ensuite, le réflexe de réduire tous les pays étrangers à des contrées barbares, comme si la misère et le chaos qu’on y observe n’était pas aussi la conséquence directe de siècles de dépossession culturelle et matérielle orchestrée par les puissances coloniales occidentales.

Les bons, les brutes et les truands

Je pense que la fureur déclenchée par la sortie de Kim Thúy tient au fait qu’elle a fait voler en éclats le mythe de la minorité modèle pour la première fois au Québec. En sciences sociales, ce concept est souvent rattaché à la communauté asiatique, pourtant très hétéroclite, qu’on présente comme discrète, travaillante, intellectuellement surdouée, raffinée, prospère et docile. Cette rhétorique, bien ancrée dans le racisme, sert à opposer une communauté considérée comme « bien intégrée » aux autres minorités jugées trop bruyantes, trop plaignardes, trop revendicatrices. Les bons immigrants civilisés, versus les autres, stupides, sauvages, barbares.

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On parle également de mythe parce qu’il s’agit bien d’un leurre pour les personnes asiatiques : non seulement parce qu’il efface la pluralité des expériences qu’elles vivent, mais aussi parce qu’il donne l’illusion d’une proximité avec la blanchité.

Dans les faits, beaucoup de personnes d’origine asiatique se heurtent à ce qu’on appelle le « plafond de bambou », une barrière invisible qui bloque l’accès aux postes de pouvoir et rappelle brutalement les limites de leur supposée intégration.

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C’est d’ailleurs pour cette raison que les personnes asiatiques connues du grand public québécois se comptent sur les doigts d’une main. Pas la peine de m’écrire que si on voit si peu d’Asiatiques dans notre paysage médiatique, c’est parce qu’ils n’ont pas tendance à se tourner vers des disciplines artistiques, c’est faux. J’ai une collègue qui a compilé une liste de 120 noms dans un bottin conçu spécialement pour les faire connaître.

Bref, le fiel déversé sur Kim Thúy au cours des derniers jours a fini par m’atteindre parce que si une personne patiente, avenante et conciliante comme elle se fait ramasser, j’en conclus qu’il n’y a aucun espoir pour les autres. Et les autres se font de plus en plus rares. En 10 ans de carrière passés au cœur d’une période faste où le féminisme de la 4e vague a rencontré la démocratisation de la parole via les réseaux sociaux et la popularisation de notions comme l’intersectionnalité, j’en ai vu tomber, des personnes autochtones et racisées.

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Je pense aux femmes autochtones mobilisées durant Idle No More, qui ont pris la parole sur la violence ciblée qu’elles subissent. Aux femmes noires qui ont dénoncé le blackface, puis celles qui se sont levées durant la saga des moustiques. Aux femmes musulmanes et féministes voilées qui ont tenté d’exposer les angles morts d’un féminisme blanc, résolument impérialiste. À l’administratrice de la page Facebook « Décider entre Blancs », harcelée sans répit. Aux personnes noires qui ont contesté la direction artistique du spectacle SLAV de Robert Lepage. À la commissaire à la lutte contre le racisme systémique à la Ville de Montréal victime d’une job de bras médiatique aux relents de character assassination. Au groupe d’entraide des Québécois d’origine asiatique victimes de racisme pendant la COVID, pris d’assaut par des personnes blanches faussement bienveillantes qui ramenaient toujours la conversation à elles au point de pousser les gestionnaires du groupe à le fermer.

Comme je le disais : j’en ai vu tomber, des personnes autochtones et racisées.

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Les vrais habits de la cancel culture

Je lisais une chroniqueuse plus tôt cette semaine qui dénonçait à juste titre la cancel culture portée par la droite politique et médiatique. Le hic, c’est qu’elle la présentait comme un phénomène nouveau en alléguant que c’était surtout la gauche qui en avait eu le monopole jusqu’à présent. Mais affirmer une telle chose, c’est faire fi des 20 dernières années où le cirque politico-médiatique de droite a pris pour cible toutes les personnes autochtones et racisées qui tentaient d’avoir un dialogue non complaisant sur les enjeux d’identité et d’immigration au Québec.

Je pense que le public ne réalise pas ce que ça fait sur le mental d’être exposé à un déluge de haine découlant de campagnes de salissage menées ou amplifiées par des personnes extrêmement influentes avec une stabilité d’emploi et de gros salaires.

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Des personnes parfois payées pour manufacturer de l’outrage et pourrir le climat social plutôt que de l’assainir.

Ce sont ces personnes qui personnalisent constamment les débats et qui intimident de plus petits joueurs, des pigistes, des personnes encore aux études, des citoyens ordinaires qui s’expriment sur les réseaux sociaux ou par le biais de lettres d’opinion parce qu’il y a très peu de chroniqueurs ou éditorialistes autochtones et racisés bénéficiant de tribunes régulières dans nos médias. Et ceux qui sont là ne peuvent pas consacrer tous leurs écrits aux enjeux identitaires, ça serait réducteur et mortifère.

Ce sont ces personnes qui, conscientes de leur pouvoir, contribuent à décomplexer les discours haineux, sans jamais essayer de prévenir les dérapages dont nous sommes ensuite tous témoins sur les réseaux sociaux.

La construction de l’Autre

Un hasard cruel a voulu que la sortie de Kim Thúy coïncide avec la mort de Nooran Rezayi, 15 ans, abattu par un policier dans un secteur propret de Saint-Hubert. On peut blâmer la police, évidemment, mais le profilage racial commence bien avant l’intervention armée : à la maison, à la garderie, à l’école, partout où l’on apprend à se méfier des enfants racisés, partout où on les adultifie trop tôt, partout où on finit par appeler le 911 pour gérer ce qui, chez d’autres, serait perçu comme de simples comportements adolescents.

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C’est ce même réflexe qui nous fait croire qu’il est permis de traiter une autrice respectée de « sale chienne » et de souhaiter du mal à sa famille. Kim Thúy, une femme adulte, est ramenée au statut d’étrangère indésirable ; Nooran, un enfant, est traité comme un danger public. Dans les deux cas, ce n’est pas seulement le rejet de la différence : c’est le ressentiment racial qui s’exprime, cette colère nourrie d’une idée voulant que les personnes issues de l’immigration revendiquent une place qu’elles ne méritent pas vraiment ou qu’elles méritent moins que la majorité blanche. Des invités qui envahissent « nos » espaces, qu’il soit question de « nos » quartiers ou de « nos » débats.

Kim Thúy a été au cœur de la tempête et pourtant, elle a indiqué qu’elle resterait ici « par amour ». Certains y ont vu une déclaration touchante. Moi, ça m’a plutôt serré le cœur. Parce que cette phrase, c’est aussi celle qu’on entend souvent dans la bouche des femmes battues : celles qui restent, malgré les coups, dans l’espoir, trop souvent vain, de sauver la famille.

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