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Que fait-on avec les corps de personnes décédées non réclamés?
J’écrase mon dos contre le mur et me rentre le ventre pour m’éloigner autant que possible du charriot qui bloque le centre du corridor.
Celui sur lequel reposent deux cadavres.
En avançant, je fixe le plastique blanc qui les recouvre et je tente tant bien que mal de garder mon air nonchalant. Je suis une professionnelle… Et ce n’est étrangement pas ma première morgue.
Mais bon, je suis juste une reporter ; je n’ai pas vraiment les outils nécessaires pour dealer avec l’odeur de la mort, la soixantaine de macchabées de l’endroit, les crânes et os divers qu’on tente d’identifier là-bas, ou encore cette boîte dans laquelle se trouve le bout de la corde avec laquelle quelqu’un vient d’en finir.
Pourquoi les gens travaillent ici ? « Parce qu’ils espèrent préserver la vie », me répond Sylvain Gallant, chef de service des morgues au Bureau du coroner.
Je lui souris.
Comprendre la mort
Ça a commencé avec une question toute simple : si je devais identifier un(e) proche décédé(e), est-ce que ça se passerait comme dans les films ? J’irais dans une morgue, un homme m’entraînerait dans une salle remplie de casiers, ouvrirait la porte de l’un d’eux, en tirerait un charriot sur lequel reposerait un cadavre couvert d’un drap blanc et tirerait ensuite un pan dudit drap blanc ? J’observerais alors le visage découvert, opinerais tristement, puis tournerais les talons pour aller vomir mes émotions ? Ce serait comme ça ou pas ? Google saurait sans doute me répondre.
J’ai consulté quelques liens et en deux minutes, je me suis retrouvée sur une bouleversante section du site du SPVM, celle vouée aux corps non identifiés [attention : images et détails graphiques]. J’ai fait défiler les photos de ces personnes trouvées mortes et depuis demeurées dans l’anonymat. Puis, ma question est devenue pas mal plus grande : comment fait-on pour identifier les personnes décédées ?
Dix jours plus tard, me voilà donc au Bureau du Coroner à Montréal, juché dans une tour de la rue Parthenais. Devant moi, le chef de service des morgues et transporteurs, Sylvain Gallant.
« Les coroners enquêtent sur les décès survenus dans des circonstances obscures, violentes ou non déterminées, m’explique-t-il. Ce sont des officiers publics ind épendants — des médecins, avocats ou notaires — qui se posent plusieurs questions : qui est décédé ? De quelle façon ? À quel moment ? Et quelles étaient les circonstances au moment du décès ? »
Environ 7 % des décès survenus au Québec passent par le bureau du Coroner.
L’objectif : comprendre ce qui s’est passé et, si possible, tenter d’éviter que ça se reproduise.
Sylvain Gallant poursuit : « Le but, c’est de préserver la vie humaine. Les coroners émettent plusieurs recommandations pour éviter les risques et parfois, à force de répétition, les organismes concernés vont mettre les mesures en place. On peut penser aux points d’inaptitude pour les personnes qui textent au volant ou aux barrières anti-suicide sur le pont Jacques-Cartier, par exemple. »
Mais des fois, il n’y a pas lieu de faire des recommandations. Des fois, le but, c’est juste de comprendre qui est la personne décédée. Et ce n’est pas nécessairement chose simple.
Le corps qui parle
Comment fait-on pour identifier un corps, donc ? Sylvain Gallant m’explique que les premières méthodes d’identification sont les proches du défunt, les photos et les cartes d’identité. « Il y a six ou sept ans, les familles venaient encore régulièrement identifier un corps à la morgue. On a toujours cette installation-là, mais elle n’est utilisée que dans des circonstances exceptionnelles et non pas pour des besoins d’identifications, mais plutôt pour des raisons de types humanitaires — pour un proche qui doit prendre l’avion avant les funérailles et qui désire voir l’être cher une dernière fois, par exemple. Maintenant, avec les moyens technologiques, on est capable de prendre des photos du corps ici et de les envoyer au policier sur le terrain qui, lui, va demander aux proches d’identifier le défunt. »
Si les proches, les photos et les cartes d’identité ne mènent nulle part, on se tourne alors vers les empreintes digitales.
S’il n’y a toujours rien, viennent les empreintes dentaires, puis les tests d’ADN. S’il n’y a aucun résultat, le profil génétique de la personne testée sera ajouté aux banques de données, ce qui pourrait éventuellement mener à des découvertes, m’explique Sylvain Gallant : « Si une personne dit que son vieil oncle est disparu, on peut lui demander de donner un échantillon de son propre ADN. On pourra ensuite faire le lien avec son oncle, dont on aura fiché l’ADN auparavant. »
Il y a le corps qui parle, également. Si on remarque des vis au niveau du fémur de la personne décédée, on pourra par exemple faire sortir la liste de toutes personnes ayant eu ce type d’intervention dans une région donnée. Un travail qui sera mené par les policiers, à la demande du Coroner.
Malgré tout, il arrive que des gens restent inconnus. Il y en a à la morgue, au sous-sol, en ce moment même.
« Souvent, ceux-là seront difficiles à reconnaître même pour leurs proches, poursuit Sylvain Gallant. On peut penser aux causes de mort violente ou aux cas où le corps est retrouvé après un certain moment, en état de putréfaction… Mais quand on a assez de matériel, on peut faire un peu de reconstruction faciale et publier les images du modèle recréé. »
J’interromps le professionnel : « Dans la galerie du SPVM, j’ai vu des corps qui sont reconnaissables. Ça veut donc dire que ce sont des personnes très seules ? »
Sylvain Gallant se montre prudent : « Je vais éviter de parler d’une tendance, mais c’est sûr que des gens qui vivent seuls, il y en a beaucoup à Montréal. Des gens qui sont issus de l’immigration aussi, qui n’ont pas d’amis ou qui vivent assez reclus… Au Bureau du coroner, une fois que le corps aura dit tout ce qu’il avait à dire, on va procéder à une mise en terre. »
Au-delà des corps non identifiés, il y a aussi les non réclamés. Toutes ces personnes dont on connaît l’identité, mais pour lesquelles on ne trouve aucun proche — ou aucun proche ne souhaitant les prendre en charge. Le nom de ces disparu(e)s se trouve dans un registre public : « La majorité des gens qui y sont nommés sont déjà enterrés, mais si la famille se manifestait, on pourrait indiquer où ils se trouvent, ajoute Sylvain Gallant. »
On compte entre 80 et 110 corps non réclamés, au Bureau du Coroner, chaque année.
À la morgue
Alors qu’on sort du bureau de Sylvain Gallant pour se diriger vers la morgue, une collègue du chef de service l’interpelle. Elle lui demande d’apposer sa signature sur un chèque adressé à Revenu Québec. Un chèque de dix sous…
Je ne peux pas m’empêcher de sourire. On m’explique alors que lorsqu’une personne non réclamée est mise en terre, on envoie ses biens d’intérêt et l’argent qu’elle portait sur elle à Revenu Québec. L’organisation garde une trace du tout pour transmettre la cagnotte à la succession, si on arrive éventuellement à retracer la famille.
Le cœur me sert quand je pense à la solitude de ces personnes qui meurent sans bruit.
Pourquoi Sylvain Gallant fait-il cette job-là, lui ? Il me répond, surpris : « Je ne sais pas ! »
Après un temps de réflexion, il poursuit : « Je pense que dans plusieurs cas, ça va aider à faire évoluer les choses. Au Québec, les décès de la route sont en constante diminution et c’est en partie grâce à des investigations. Bon, il y a le volet criminel pour lequel on ne peut malheureusement pas grand-chose, mais en général, on peut essayer d’éclairer les familles. Les coroners font un travail impressionnant pour accompagner les proches endeuillés et leurs investigations aident à expliquer l’inexplicable : pourquoi un jeune en super forme physique est-il mort subitement ? C’est important pour les familles de comprendre et de se “déculpabiliser” en apprenant que c’est à cause d’une malformation cardiaque, par exemple… Le reste de la famille sera ensuite avisé qu’il y a un risque de malformation et indirectement, on en revient à la prévention. »
On descend au sous-sol, là où se trouve la morgue. Aussitôt la porte passée, on croise un employé qui pousse un plateau sur lequel reposent trois corps emballés dans du plastique blanc, deux non réclamés et un non identifié.
Ce plateau, qui ressemble un peu à une civière, est communément appelé « une dalle », m’explique-t-il. C’est noté.
Sylvain Gallant me fait d’abord visiter la salle où travaillent les médecins-examinateurs, en charge des examens externes et des prélèvements de toxicologie, d’urine ou de liquide oculaire, si demandés. Sur le mur à ma droite, une fenêtre qui donne sur le couloir. C’est par cette vitre que la famille observe son proche, en cas de besoin.
« On s’entend que venir ici, ce n’est pas l’évènement le plus gai, me souffle le chef de service. On essaie d’éviter ça aux familles. Premièrement, les personnes ne peuvent pas être en contact direct avec la dépouille. Ce qu’on voit dans les films, avec les tiroirs et tout, c’est faux ! Ensuite, les corps qui sont ici ne sont pas embaumés ou aseptisés. On préfère donc que les gens fassent affaire avec une maison funéraire qui viendra chercher le corps et le mettra dans de meilleures conditions, question d’éviter que le dernier souvenir qu’ils auront de leur proche soit une personne qui n’a plus les couleurs de la vie. Moi, en trois ans, j’ai peut-être vu trois familles à la morgue… »
On s’avance ensuite vers une première salle dont les murs sont tapissés de portes. Sylvain Gallant en ouvre une, je devine aisément un corps sur l’étage du dessus de la dalle. En dessous se trouve « un inconnu ». Sylvain me montre une boîte dans laquelle repose un crâne non identifié.
Ici, les corps se trouvent dans un frigo tenu à quatre degrés. Mais généralement, après une dizaine de jours, ils passent au congélateur qui les gardera plutôt à -9 degrés Celsius.
On poursuit notre visite. « Il va y avoir des odeurs, dis-le-moi si tu n’es pas bien. » Et odeur il y a. En fait, plus on avance dans la morgue, plus ça sent. « C’est parce qu’on met les corps moins frais dans le fond », m’explique Sylvain Gallant.
L’endroit est immense. Il y a de l’espace pour 138 corps. À la morgue de Québec, on en compte plutôt 15. C’est parce que tout ce qui est d’ordre médical passe par ici. Le cadavre le plus vieux de l’endroit est arrivé en 2015. Pour des raisons d’ordre confidentiel, on ne peut toujours pas le mettre en terre. Autrement, la loi prévoit qu’on peut disposer d’un corps trente jours après son décès. Reste qu’il est plutôt rare que les démarches soient d’aussi courte durée.
En revenant vers la sortie, Sylvain Gallant ouvre une grande armoire de métal et me laisse voir l’ossuaire où sont déposés des crânes et d’autres os en attente d’identification. Il me parle de l’importance de la dignité, du respect offert à chacun, peu importe le contexte du décès.
Puis, deux hommes vêtus d’un habit chic entrent dans la morgue. Ce sont les employés d’une maison funéraire.
« Ils s’en viennent chercher un corps. Un corps identifié et réclamé », me glisse Sylvain Gallant.
« C’est bien, ça va me permettre de terminer le reportage avec un élan d’espoir », que je lui réponds en souriant tristement.