Logo

Quand la faim s’invite à Noël

Tournée des banques alimentaires à l’aube des fêtes.

Par
Jean Bourbeau
Publicité

La première chose qui frappe, c’est la file d’attente qui s’étire tout au long du bâtiment du quartier Saint-Henri, à un jet de pierre de la track de chemin de fer.

C’est pas d’hier que la Mission Bon Accueil ouvre ses portes pour nourrir les Montréalais, mais de l’aveu de son président-directeur général Samuel Watts, les choses vont de mal en pis. « On reçoit 9000 personnes par mois, dont 3 400 se sont inscrites en 2023. On voit des gens qu’on ne voyait pas avant, comme des aînés avec des revenus fixes, de nouveaux arrivants et, même, quelques profs en grève », énumère celui qui est en poste depuis 2016.

Publicité

« La pauvreté est une voleuse »

Une armée de bénévoles et d’employés est à pied d’œuvre pour faire fonctionner ce marché achalandé, contenant pas moins de 350 000 pieds d’entreposage. Une sorte de Costco de la main tendue, où l’on s’efforce de rendre l’expérience la plus normale possible, paniers d’épicerie et musique des Fêtes inclus. « Ce sont des gens qui ont levé la main avec courage pour dire qu’ils ont besoin d’aide », souligne Sam Watts, sans doute le seul gérant de supermarché qui souhaiterait ne jamais voir sa clientèle revenir.

« La pauvreté est une voleuse, elle enlève aux gens le sentiment d’avoir des choix. Ici, on essaie de les accompagner jusqu’à ce qu’ils n’aient plus besoin de nous. » On ne mène pas une grosse enquête avant d’autoriser les gens à recourir à l’aide alimentaire. Quelques informations de base, sans plus. Ensuite, les gens se présentent sur rendez-vous, pour éviter les foules à l’entrée. « On peut recevoir 80-90 personnes aux demi-heures environ », estime Sam Watts.

Publicité

Les clients repartent avec une épicerie d’une valeur d’environ 200-250$, comprenant un vaste éventail de produits périssables comme des fruits, légumes, viandes ou yogourts. La nourriture est gratuite, sauf pour une poignée de dollars servant à ouvrir un dossier.

Même si la Mission Bon Accueil est la plus grande agence de sécurité alimentaire à Montréal (voire au Québec, souligne Sam Watts), l’organisme ne reçoit pratiquement rien du gouvernement.

La mission dépend exclusivement des dons provenant de l’organisme de récupération Moisson Montréal. Dans le contexte actuel, la situation inquiète Sam Watts. « Ça me coûte 3 millions, ici, par année et c’est grâce aux donateurs qu’on peut poursuivre nos opérations. Le problème, c’est que les besoins augmentent, mais on reçoit de moins en moins de nourriture », déplore-t-il.

Publicité

Les denrées récupérées par Moisson Montréal proviennent des grandes bannières comme Métro ou Super C, apparemment de plus en plus efficaces dans la gestion de leur stock pour éviter les pertes. Résultat: moins de nourriture atterrit au marché de la Mission Bon Accueil, qui voit néanmoins ses demandes exploser. Même chose pour son autre succursale située à Montréal-Nord.

Pour Sam Watts, le problème est ancré plus profondément et devrait être attaqué à la source. « On vit dans un pays où des gens sont dans l’abondance et d’autres ne mangent pas à leur faim. La pauvreté, ça ne se règle pas avec des paniers de Noël », affirme-t-il.

Publicité

Il est à peine 10h et le marché a déjà des airs de fourmilière. En plus des premiers clients à faire le tour du marché ceinturé de plexiglas, des bénévoles et employés s’échinent dans le vaste entrepôt. Dans la salle de triage, un employé donne une formation à un petit groupe de bénévoles.

Du côté des clients, on retrouve Carlos et son fils, venus faire le plein de provisions pour traverser les Fêtes. « On vient deux fois par mois depuis un an, ça fait toute la différence dans nos vies, puisque l’épicerie est rendue hors de prix », souligne ce père de trois enfants, qui s’est récemment trouvé un boulot dans un entrepôt. L’homme et sa famille ont émigré de l’Équateur l’an dernier et tentent de s’adapter à leur terre d’accueil, en plus d’apprendre le français.

« Avec la grève, mes cours sont suspendus, mais j’ai hâte de recommencer », souligne Carlos, qui se débrouille déjà plutôt bien.

Devoir s’adapter à un nouveau pays est déjà tellement périlleux, nourrir sa famille ne devrait pas faire partie de l’équation.

Publicité

La Pointe de l’iceberg

Le soleil se couche sur la petite rue Coleraine, nichée dans Pointe-Saint-Charles. Localiser la Maison du Partage d’Youville n’est pas compliqué ; il suffit de repérer la file d’attente.

« Le café est là, le thé est en dessous, fais comme chez toi », lance Sarah Nambukarawasam, en virevoltant pour finaliser les derniers préparatifs de la distribution alimentaire de 16h00.

« Nous apportons de l’aide à environ 200 personnes chaque semaine, principalement issues du quartier, mais d’un peu partout au Sud-Ouest », explique la jeune mère qui dirige l’organisme depuis près de trois ans.

À côté des caisses de lait remplies de légumes, un homme examine ce qui pourrait être sa première paire de bottes, des Converse aux pieds malgré l’arrivée de l’hiver.

Publicité

« Le visage de la précarité alimentaire a totalement changé, ici, poursuit-elle. Autrefois, les bénéficiaires étaient principalement des natifs du coin, nombreux parmi eux dépendent de l’aide sociale depuis des générations. Aujourd’hui, il s’agit majoritairement de nouveaux arrivants, de réfugiés en provenance d’Afrique noire et d’Amérique latine. »

Une insécurité qui se traduit également dans le ravitaillement, essentiel à l’opération de l’organisme. « Il y a des semaines où on n’a rien et des semaines où on a énormément de choses, on ne sait jamais ce qu’il va se passer, » pourfend Sarah.

Publicité

Tout comme à la Mission Bon Accueil, on m’explique que la plupart des dons proviennent de Moisson Montréal. Malgré les dimensions limitées du local, un effort constant est déployé pour maintenir un inventaire suffisant pour répondre aux besoins des deux prochaines semaines. Si les produits secs sont bien représentés sur leurs rayons, la quantité de poisson et de viande, elle, a été grandement réduite.

Une nouvelle conjoncture nécessitant un ajustement auprès des usagers des banques alimentaires. Pour beaucoup, ajuster leur régime alimentaire est une démarche difficile, surtout lorsque le passage au végétarisme n’est pas un choix.

La directrice est un témoin de première ligne des changements symptomatiques de la gentrification du quartier, de la crise du logement et de l’augmentation du coût de la vie. De plus en plus de personnes se trouvent dans une situation vulnérable.

Publicité

Sarah tient toutefois à souligner la récente générosité de particuliers qui ont offert des pâtes, ainsi que l’initiative de voisins qui ont fait des courses pour soutenir La Maison du Partage d’Youville. Une belle manifestation de solidarité pendant le temps des Fêtes.

« Nous avons également reçu des dons de cadeaux en collaboration avec des libraires locaux, permettant ainsi d’offrir quelques présents et de leur donner le pouvoir de donner, à leur tour. »

Si l’année 2023 a été parsemée de défis pour la Maison du Partage d’Youville, elle suscite également des ambitions pour l’année suivante, visant à intensifier les efforts pour obtenir davantage de dons et de subventions.

Publicité

À la sortie, Carole, une bénévole, déguste sa cigarette tout en adressant des vœux chaleureux de joyeuses Fêtes à chaque bénéficiaire qui attend dans la pénombre.

La bienveillance ne connaît pas le froid.

À l’abordage des ventres creux

Une mélopée qui résonne de similitude, cette fois-ci dans l’est de l’Île. « Chaque jour, c’est une surprise. On ne sait pas ce qu’on va ramener! », lance Christiane Émond, qui attend d’une minute à l’autre une nouvelle livraison de denrées.

Publicité

Le soir est tombé dans Hochelaga-Maisonneuve et une vingtaine de personnes bravent le froid à côté du petit local des Pirates Verts, une banque alimentaire qui assure la distribution de nourriture gratuite dans le quartier.

C’est Raïs Zaidi, flibustier original, qui a démarré le projet il y a plus de dix ans, pour soulager la faim, mais aussi contrer le gaspillage alimentaire. Avec les moyens du bord, il faisait la tournée des boulangeries, épiceries et autres pour récupérer de la nourriture, qu’il écoulait ensuite devant chez lui sur la rue Dezery. On lui avait d’ailleurs consacré un article, il y a quelques années.

Publicité

Victime de son succès (ce qui n’est jamais une bonne nouvelle lorsqu’il est question d’aide alimentaire), Raïs a dû trouver un nouvel endroit pour maintenir ses opérations, en plus de s’entourer d’un équipage de bénévoles, dont Christiane, fidèle au poste depuis trois ans, à l’instar de Jim, Patrick et André.

L’usine de fabrication de levure Lallemand a généreusement offert un local gratuit et nous y voilà. « On est ici depuis avril. On ne manque pas de nourriture, mais d’espace », souligne Christiane, précisant que les pirates cherchent déjà plus grand.

Publicité

Raïs n’était pas là à notre passage, mais son noyau dur s’exprime en son nom, fier de contribuer bénévolement à faire une différence dans le quartier, et plus loin encore. Jim, un des chauffeurs surnommé M. Boulanger, n’hésite pas à faire le tour de la ville au volant de sa propre voiture pour trouver du pain. « C’est sûr qu’on aurait besoin d’un camion, si tu peux l’écrire, » souligne Christiane, qui, aux dires de ses comparses, dort pratiquement dans le local de la rue Moreau.

« J’adore servir les clients, après trois ans, je commence à connaître leur vie de A à Z », souligne Christiane.

Publicité

Ces derniers s’agglutinent d’ailleurs de plus en plus, dehors contre le mur extérieur du local. S’ils ne savent pas sur quoi ils vont tomber aujourd’hui, Raïs leur a promis une grosse livraison sur sa page Facebook. Malgré quelques tentatives d’approche, personne n’a trop envie de se répandre à un journaliste. On peut les comprendre. La précarité a beau se répandre comme un virus, ce n’est pas le sujet de conversation préféré des gens qui en souffrent.

Par chance, dans Hochelaga-Maisonneuve, les pirates veillent au grain.

Les racines du bien

Aux abords du boulevard Saint-Joseph, au beau milieu du Plateau Mont-Royal, nombreux sont ceux qui tirent des chariots vides, le pas pressé. Qu’il s’agisse de jeunes ou de moins jeunes, l’évidence est criante : la faim sévit partout à Montréal.

En pénétrant le sous-sol du Centre du Plateau, l’équipe de bénévoles de Racine Croisée s’active pour déposer des nappes de Noël sur les tables mobiles. J’essaie de me frayer un chemin au milieu du chaos caractéristique du début de la danse.

Publicité

Le couloir est bondé, et l’on attend en silence, au son du Petit renne au nez rouge. La mélodie peine à égayer les sourires en cette fin d’après-midi où la pluie s’abat lourdement.

La directrice générale et fondatrice, Agnès Mbome, semble stressée. « Tout a tellement changé depuis la dernière année. Il y a un besoin très criant. Après la crise sanitaire, le nombre de bénéficiaires est passé de 300 à 700, et je ne sais pas comment faire pour répondre à cette demande croissante. »

Publicité

Derrière nous, débute une distribution alimentaire dans le cadre du souper de Noël annuel. On y propose à des prix abordables des denrées telles que de la cassonade, du pain, des carottes et du chou. De plus, des repas chauds sont prévus pour les familles, des morceaux de gâteau et, même, un bar à boissons gazeuses. Des sacs cadeaux sont également préparés pour les femmes.

À l’origine, la mission de Racine Croisée était de distribuer des paniers alimentaires comprenant des produits issus des pays d’origine des différentes communautés.

Aujourd’hui, ce sont des personnes provenant de tous les coins de la planète qui sont venues faire la file. J’y croise un Algérien, un Colombien et une femme inuit originaire du Nunavik.

L’actuelle inflation entraîne une hausse générale des coûts opérationnels, mettant ainsi une pression supplémentaire sur les budgets déjà serrés des organismes communautaires. Et ça, c’est sans même aborder le défi du recrutement. Eux aussi n’échappent pas aux problèmes de la récession.

« Je ne sais pas quels mots utiliser pour illustrer la petitesse de notre pouvoir d’achat, en ce moment », se désole la fondatrice.

L’année 2024 s’annonce tout aussi difficile, avec des préoccupations justifiant plus que jamais une réévaluation de l’entente entre les organismes et le gouvernement. « L’État doit être plus conscient de la réalité dans laquelle vivent ses citoyens », revendique Agnès.

Au pied des escaliers, je propose mon assistance à une dame d’un âge avancé qui peine à hisser son chariot surchargé. Les sept dollars de poids rendent la tâche ardue, mais en forçant à mon tour, je découvre un mince filet d’espoir.

L’espoir d’un Noël sans le ventre vide.