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Le pirate qui voulait qu’Hochelaga-Maisonneuve mange à sa faim
URBANIA et le MEM – Centre des mémoires montréalaises collaborent dans la création de l’exposition Détours – Rencontres urbaines, présentée au MEM (1210 St-Laurent). Cette expérience immersive dévoile la richesse humaine qui compose Montréal, à travers la rencontre de 25 personnes extraordinaires qui l’habitent.
Dans le même esprit, nous vous présentons aujourd’hui Raïs, un citoyen qui, à sa manière, incarne l’unicité de Montréal. Si vous aimez son histoire, vous adorerez les portraits singuliers présentés dans l’exposition Détours – Rencontres urbaines.
« J’accepte pas qu’un être humain n’ait pas accès à de la nourriture. »
C’est en ces mots simples que Raïs Zaidi, alias le pirate vert, résume pourquoi il distribue gratuitement et surtout bénévolement depuis dix ans de la nourriture en face de chez lui, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.
Pour voir cet élan de générosité à l’œuvre, il me donne rendez-vous en soirée sur la rue Dézéry, où se dresse l’inusité mais surtout populaire banque alimentaire. Des centaines de personnes y font la file sur le trottoir chaque semaine pour mettre la main sur de la nourriture, l’équivalent de deux sacs réutilisables par personne, suggère-t-on.
Un chapiteau, un congélateur, quelques tables, mais surtout une petite flotte de pirates bénévoles nous réconciliant avec l’humanité.
J’arrive à ce point de distribution de fortune à ciel ouvert, au cœur d’un secteur résidentiel du quartier populaire.
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Ça grouille déjà sur place. Raïs Zaidi arrive en même temps que moi, à bord de sa fourgonnette, une Dodge Caravan usée à la corde et remplie de légumes. Il revient du Service d’aide communautaire (SAC) d’Anjou, l’un des principaux centres de distribution de denrées alimentaires avec lequel Raïs fait affaire. Après avoir vidé ce premier chargement, ce dernier devra d’ailleurs y retourner pour un deuxième voyage.
Ses camarades Jacky et Roberto stationnent à leur tour leur truck bien rempli en face du kiosque. Tant qu’à y être, je leur offre mes bras, à l’instar de Laurent, un autre bénévole venu leur prêter main-forte comme chaque semaine.
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Le premier chargement est constitué exclusivement de boîtes de poivrons. Genre vraiment beaucoup, une centaine de boîtes au total, au point de jouer à Tetris pour savoir où les empiler autour du kiosque patenté. « C’est rare qu’on a autant d’une seule affaire », admet Raïs, en se grattant un peu la tête. « Ouin, faut enlever ça de là, on va avoir des plaintes sinon », souligne-t-il ensuite à mon attention, en voyant ma pile de boîtes empiéter sur le trottoir.
Parlant de trottoir, une poignée de personnes y font déjà la file à l’extrémité du chapiteau, même si la distribution n’est pas prévue avant deux heures.
Il faut un bon moment pour deloader les véhicules remplis de piments, pendant que les haut-parleurs de la Dodge Caravan crachent du AC/DC.
« Peux-tu tenir la baraque? », demande le pirate à Laurent au sujet du kiosque, puisque je vole sa place sur le siège passager de la fourgonnette le temps d’un voyage (et d’une entrevue).
Durant le trajet, Raïs Zaidi me raconte son parcours. Pour lui, tout commence en 2011 avec son engagement au sein d’Occupons Montréal, un mouvement de contestation pacifique né aux États-Unis, qui le sensibilise alors grandement aux enjeux d’insécurité alimentaire. « J’ai découvert le dumpster diving, en plus d’aider à gérer la cuisine du peuple. On a aussi nourri beaucoup de monde pendant les manifs étudiantes de 2012 et au campement Notre-Dame », explique le samaritain de 53 ans, qui porte une longue barbe et des dreads depuis un long voyage en Asie en 1999.
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Son surnom de « pirate vert » lui a été affublé par une documentariste qui s’est intéressée à sa quête d’indépendance alimentaire et sa croisade contre le gaspillage il y a quelques années. Il faut admettre que coiffé de son chapeau de corsaire, il rappelle vaguement Jack Sparrow dans Pirates des Caraïbes.
Seul à bord de sa voiture, il commence alors à se nourrir à même les denrées trouvées dans les poubelles. « Je laissais des choses que j’avais en surplus sur un banc devant ma porte », explique-t-il.
Une initiative menée d’abord sans prétention et à des fins personnelles qui fait rapidement son bonhomme de chemin avec le bouche à oreille. Le mot se passe, les gens se présentent de plus en plus nombreux à sa porte pour ramasser ses extras.
« Il y a cinq ans, quelqu’un d’une banque alimentaire de Verdun m’a dit qu’il y avait plein de surplus qui se ramassait directement dans le compost, j’ai commencé à le récupérer », explique Raïs, qui faisait alors deux ou trois allers-retours avec sa voiture pour transporter la bouffe chez lui.
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De fil en aiguille, le pirate s’est fait d’autres contacts et s’est tourné vers des amis pour l’aider à gérer toute cette bouffe gratuite qui lui tombait du ciel. « On fait affaire maintenant avec quatre banques alimentaires (Verdun, Anjou et deux à Montréal-Nord) qui reçoivent directement de la nourriture des fermes, des grossistes ou des gros organismes comme Moisson Montréal », énumère le flibustier de l’accessibilité alimentaire, qui ne sait jamais d’une semaine à l’autre ce qu’il retrouvera sur les étals de son kiosque. « On est devenus les spécialistes des surplus! », lance Raïs, qui redistribue la nourriture en face de chez lui tous les jours, sauf le dimanche, où il s’accorde un break bien mérité.
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Il mérite bien ça, lui qui travaille aussi comme technicien de scène dans l’événementiel pour payer son loyer. Ses employeurs se montrent compréhensifs. « Je suis souvent au téléphone puisque je gère les contacts. Hier, j’ai eu un appel pour récupérer les restants des 33 restaurants de La Ronde. Leurs employés avaient entendu parler de nous », souligne Raïs, qui alimente et gère au quotidien une page Facebook.
Il salue le travail des bénévoles autour de lui qui prennent le relais, notamment pour transporter la nourriture.
Comme leur engagement prend de l’ampleur, Raïs est devenu un OSBL officiel en juillet dernier, un premier pas vers des projets un peu plus ambitieux comme l’acquisition d’une salle et l’achat d’un camion-cube pour transporter toute cette marchandise. « Tout est encore bénévole et on n’a pas d’heures d’opération précises, mais j’ai travaillé quinze ans au café Chaos et je suis capable de faire des demandes de subvention. C’est le temps qui manque », résume-t-il, sourire en coin.
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Il s’enorgueillit toutefois d’avoir réussi à obtenir une somme de 1000 $ du député de Québec solidaire de son quartier Alexandre Leduc, qui remettait des sommes pour encourager des organismes locaux. « Comme on a maintenant beaucoup de bénévoles, je demande une contribution volontaire aux gens qui viennent, juste du screening fait la job. Le but est de couvrir nos frais d’essence », souligne le pirate.
Parmi les centaines de personnes qui se présentent chaque semaine, Raïs remarque de plus en plus de gens vivant à l’extérieur du quartier, des familles de nouveaux arrivants entre autres. L’effet de la pandémie s’est fait grandement sentir aussi. Plusieurs personnes avaient perdu leur job, avaient faim.
Cet achalandage en hausse en face de chez lui fait hélas grincer quelques dents dans le voisinage, mais de moins en moins, constate Raïs. « Il y a eu des petites plaintes à l’arrondissement, mais rien de grave. On nettoie chaque jour et j’envoie des photos à un contact à l’arrondissement régulièrement pour le rassurer », assure le pirate vert, qui estime que son initiative à au contraire renforcé le sentiment de communauté dans le voisinage.
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À l’immense entrepôt du SAC d’Anjou, Karine, une autre pirate, est déjà sur place en train de remplir son char de boîtes de poivrons. Décidément. Raïs l’informe qu’il a des poivrons en quantité suffisante, conscient que c’est touchy de refuser quoi que ce soit dans l’univers des dons.
Le personnel du SAC est compréhensif et propose d’autres options alimentaires, qu’il transporte sur des palettes jusqu’au bord du quai débarcadère. « On reçoit principalement de Moisson Montréal et on fait des livraisons, en plus de donner à la porte chaque mercredi », résume Sébastien Latouche, le responsable des communications du SAC d’Anjou, qui lutte contre la pauvreté depuis 45 ans dans l’est de la métropole.
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En retrait, ses collègues Serge et Éric transportent des palettes de salade, d’oignons, de tomates cerises, d’échalotes, de raisins et autres, que Raïs dépose dans sa fourgonnette remplie à ras bord. Après la bénévole Karine, le couple Jacky et Roberto est déjà reparti avec un camion aussi plein. « Avant la pandémie, on avait 200 familles environ qui venaient, on nourrit maintenant plus de 500 familles chaque semaine », calcule Éric, coordinateur au SAC, qui a commencé ici comme bénévole avant de se faire rapidement embaucher.
L’heure avance, il faut repartir vers la rue Dézéry, où la distribution est prévue à 19 h.
Sur le retour, je demande à Raïs s’il a déjà vécu la précarité pour se donner autant dans sa patente. Non, répond le principal intéressé, qui mène sa croisade par pur altruisme et parce qu’il déteste le gaspillage. « J’ai milité et travaillé pour les droits humains pas mal au début des années 90. C’est peut-être venu de là… », suggère le pirate, plus pour me fermer la trappe avec mes envolées philosopho-caritatives.
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Son téléphone sonne. L’employée d’une succursale de la boulangerie Première Moisson qui s’impatiente parce qu’un pirate bénévole est supposé allé chercher des invendus de pain. « Le magasin est fermé depuis quinze minutes », fait valoir l’employée.
« M’en occupe, désolé », répond Raïs. Le gars n’est pas payé et doit en plus s’excuser d’être en retard pour une commande de pain qu’il offrira gratuitement aux plus démuni.e.s. Je l’admire. Sa patience, surtout.
« Je le fais parce que le monde a faim », tranche enfin Raïs, né d’un père indien et d’une mère de Thetford Mines. Il a une fillette de trois ans aussi, une belle surprise dans sa vie, mais surtout la prunelle de ses yeux. « J’adore être papa, je la traîne partout. La semaine passée, elle m’a dit qu’elle voulait donner ses jouets à ceux qui n’en ont pas », confie-t-il avec fierté.
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De retour sur Dézéry, la file s’étire sur plusieurs mètres sur le trottoir, menée par une jeune maman tenant son bébé dans les bras. Les pirates bénévoles s’activent à déposer les dons sur les tables. Il y a un peu de tout, des légumes, des fruits, de la viande dans le congélo, du pain, etc. Les fraises sont populaires et une limite d’un casseau par personne est imposée.
On gèle dehors, mais pas au point d’empêcher Marie, une mère monoparentale, de faire 45 minutes de marche aller-retour pour nourrir sa famille. « Ça fait quatre fois que je viens, c’est vraiment cool et ça m’aide beaucoup. Une fois que j’ai payé mon loyer, il me reste 150 $ pour passer le mois, sans compter la bouffe de mon chien », calcule Marie, qui me montre des photos de son chien, qu’elle a trouvé dans les poubelles il y a douze ans.
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La distribution s’amorce dans la bonne humeur. Les bénévoles connaissent la plupart des client.e.s. Une dame âgée suggère à voix haute quelques idées de recettes avec des poivrons, en quantité industrielle sous le kiosque.
Raïs Zaidi entre chez lui quelques minutes pour en ressortir avec une bière et son chapeau de pirate.
Ce qui frappe est surtout le sourire estampé sur son visage, celui du devoir accompli d’avoir encore fait une différence aujourd’hui.
[Détours – Rencontres urbaines, une collaboration MEM x URBANIA]
Le portrait de Raïs vous a donné le goût de plonger dans le Montréal insolite? Rendez-vous au MEM – Centre des mémoires montréalaises (1210 St-Laurent) pour visiter l’exposition immersive Détours – Rencontres urbaines (billets disponibles en ligne). Vous y découvrirez 25 personnes extraordinaires qui contribuent à donner une âme toute particulière à leur ville.
Lisa Grushcow, première rabbine ouvertement lesbienne du Canada, Lazylegz, danseur de breakdance à béquilles, Junko, artiste multidisciplinaire qui fait naître des œuvres d’art d’un tas de ferraille, Ramzy Kassouf, maraîcher urbain, Clifford Schwartz, propriétaire du bar country le Wheel Club… nos protagonistes ont des parcours de vie uniques, et de belles histoires à vous raconter.