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Pourquoi la génération Z trippe autant sur « Shrek »?
Quand le premier film de la franchise Shrek est sorti, j’avais 10 ans. Je me rappelle l’avoir vu et avoir trouvé ça plutôt bon, mais j’avais aussi l’âge pour que ça ne me charme pas complètement; un peu trop vieux pour tripper sur les contes de fée, un peu trop jeune pour comprendre les blagues cachées pour les parents.
C’est donc cette relation plutôt neutre que j’ai conservé avec cette franchise de qualité qui ne m’attirait pas spécialement.
J’étais très content de poursuivre ma vie d’indifférence envers l’ogre le plus célèbre au monde, quand quelque chose s’est mis à changer : soudainement, mes réseaux sociaux étaient envahis de mèmes de Shrek, de références absurdes à l’ogre vert et sa bande de compagnons. Et les auteurs et amateurs de cet humour « shrekien » semblaient tous avoir quelque chose en commun; contrairement à moi qui suis un vieux millénarial décrépit, ils faisaient tous partie de la génération Z avec leur amour de l’ironie et leur peau encore lisse.
J’ai donc décidé de m’attaquer de front à la question en allant parler à ceux d’entre eux qui ont accepté de me parler même si je suis cheugy (c’est-tu comme ça que ça s’utilise? Je sais pas, je suis vieux).
Aventure dans le marais des fans de Shrek
À la base, ce qui m’a donné le déclic pour cet article, ce sont des publications que j’ai vu passer sur le compte Instagram de l’humoriste Jade Lavoie. En effet, il y a quelques semaines, Jade a participé à un rave à thématique Shrek au Club Soda.
Elle était déguisée en Butter Pants, un personnage mineur dans le quatrième épisode de la série de films.
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Je lui ai donc écrit pour essayer de comprendre son amour pour Shrek et comme dans un article clickbait, la suite m’a surpris.
« La première fois que j’ai fait du mush, j’en ai vraiment trop fait et j’étais en train d’écouter les Shrek. J’ai été 8 heures sur un 4 grammes de mush à écouter Shrek 1 à 4 (rires). Ça a été comme une épiphanie. J’étais genre : ”Oh my god, c’est un des seuls films d’animation qui a été fait aussi pour les adultes!” »
On est loin de l’histoire pleine de nostalgie de l’enfance que j’imaginais, mais c’est pas grave. L’amour, c’est l’amour, mush ou pas.
J’ai quand même décidé de parler à ma cousine Béatrice, une fan finie de Shrek que je soupçonne d’être un peu plus sage que Jade.
« C’est sorti en 2001, j’avais trois ans, donc c’est un peu flou comment j’ai commencé [à écouter Shrek]. J’ai juste toujours eu Shrek dans ma vie! »
Aaah, voilà. Et pour Béatrice, Shrek, c’est une histoire de famille.
« Mes cousins [Note de l’auteur : pas moi, d’autres cousins] avaient aussi le jeu vidéo de Shrek et je dirais que ça a été nos moments les plus bonding entre cousins. Y’avait un niveau avec le dragon qu’il fallait réussir à passer et personne n’était capable, alors on se passait la manette. […] Dans le DVD de Shrek 1, il y avait Shrek 3D qui venait avec deux paires de lunettes 3D cheap en papier et ça a causé ben de la chicane parce que chez nous, on est quatre enfants et on pouvait pas tous l’écouter en même temps. »
Shrek c’est l’amour, Shrek c’est la vie
Bref, sur mon échantillon de deux personnes, 100 % de la génération Z sont fans de Shrek. Ça serait difficile de faire plus scientifique que ça, mais j’ai quand même décidé de parler du lien qui unit la franchise à cette frange de la population à Antonio Dominguez Leiva, professeur au Département d’Études littéraires de l’UQÀM et spécialiste en culture populaire.
Je lui explique que mon intuition selon laquelle Shrek serait une œuvre particulièrement marquante chez la génération Z me vient entre autres de la prolifération de mèmes mettant en vedette l’ogre vert sur le web. Afin de vérifier cette intuition, Antonio m’invite à aller voir sur le site Know Your Meme si le sujet s’avère particulièrement populaire.
Vérifications faites, si Shrek n’est pas nécessairement LE sujet de l’heure (au moment d’écrire ces lignes, The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom vient de sortir et monopolise toute la discussion en ligne), il n’en demeure pas moins un sujet très populaire. On recense des milliers de mèmes inspirés de l’univers de Shrek et l’un des plus célèbres de tous les temps sur le site met en scène une variation de Lord Farquaad, l’antagoniste principal du premier épisode.
Cette importance des mèmes dans la culture populaire et dans le culte voué au personnage de Dreamworks, Jade la saisit bien.
« Il y a quelques années, y’a un vidéo qui est sorti qui s’appelait Shrek Is Love, Shrek Is Life [attention, c’est très, très inapproprié pour le travail]. C’était complètement fucked up, mais ça a fait un boum sur Internet. Je pense que le mème est venu à partir ce vidéo-là complètement dégueu et absurde. »
Même son de cloche du côté de Béatrice, pour qui la passion shrekienne s’entretient par les mèmes.
« On a une conversation de groupe avec mes cousins où on fait juste s’envoyer des TikTok et des mèmes de Shrek. […] Un des premiers mèmes dont je me rappelle, c’est Shrek, les bras tendus qui a l’air insatisfait, mais qui dit : “C’était ma présentation”. »
Comment peut-on aimer un tel monstre?
C’est ben beau les mèmes, mais si la génération Z en fait sur cette franchise, c’est qu’elle a aimé les films à un moment donné. Pourquoi aime-t-elle autant Shrek?
« À part les animes qui sont fait plus pour les adultes, je trouve que les films américanisés d’animation sont faits plus pour les enfants. Shrek, un enfant peut l’écouter, mais quand tu le réécoutes adulte, tu découvres tout un monde de blagues et de messages cachés », m’explique Jade.
De son côté, Béatrice a une théorie qui me semble remplie de bon sens.
« J’ai l’impression que ça rejoignait tout le monde : […] C’était autant pour les gars parce qu’il y avait un ogre qui se battait que pour les filles parce que finalement, il finit par embrasser la belle princesse. »
Le professeur Antonio Dominguez Leiva y va d’explications plus scientifiques, mais qui abondent dans le même sens.
« Shrek, ça a marqué un tournant parce que ça a été le début d’une fusion avec quelque chose qui était plutôt contre-culturel, le côté de démythification carnavalesque. Parce qu’il y a vraiment un côté carnavalesque dans Shrek, dans l’inversion par le bas corporel, dans les blagues un peu scatologiques et évidemment, dans la ridiculisation de certaines figures traditionnelles de l’univers Disney. Ça, avant, ça venait plutôt des comics underground et de la contre-culture. [Shrek] a été la fusion entre le mainstream à la Disney et la contestation. C’est le mélange entre les deux qui lui a donné sa force mainstream, puisque c’est une franchise blockbuster, et ce sentiment d’ironie à la façon des Simpsons. »
L’oeuvre d’une génération
La génération X a tellement capoté sur Passe-Partout qu’on les appelle littéralement « la génération Passe-Partout ». Ma génération à moi est pas capable de farmer sa yeule avec sa maison Poudlard. Est-ce que la génération Z serait la génération Shrek?
C’est moins sûr, parce que la définition des générations devient de moins en moins claire selon Antonio Dominguez Leiva. « Maintenant c’est difficile de distinguer les générations. Dans la sociologie traditionnelle, quand on a commencé à parler des générations au début du 20e siècle, c’était de grandes cohortes sur une relative longue durée. On considérait qu’un siècle, c’était grosso modo quatre générations, qu’il y avait une phase d’expansion qui durait plus ou moins 25 ans.
Les générations, ça s’est beaucoup accéléré et ça s’est beaucoup segmenté. Pourquoi? L’accélération de la production culturelle fait que les grands cycles médiatiques vont très vite. Avant, y’avait pas tant de diff érence entre quelqu’un né en 1730 et 1750. En vingt ans, c’était pas un monde très différent. Maintenant, on voit bien que quelqu’un qui est né en 1970, c’est un monde très différent de quelqu’un né en 1990, lui-même très différent de quelqu’un né même dans les années 2000. »
Non seulement les générations « durent » de moins en moins longtemps, mais même au sein d’une même génération, les expériences sont de moins en moins partagées.
« On a de moins en moins de références communes, point. Avant, y’avait deux chaînes télé, quelques postes de radio. Tout le monde écoutait la même chose et surtout, en même temps. […] Maintenant, ce qu’il y a, ce sont des niches. Parfois, ce sont de grosses niches qui contiennent des millions de personnes, mais ce n’est pas la même chose qu’une culture commune. Une très grande niche, ça reste une niche », ajoute Antonio Dominguez Leiva.
Et le fait que tout le monde ait accès à du divertissement à la carte fait que l’adolescent d’aujourd’hui qui trippe sur les animés japonais n’aura pas beaucoup de références culturelles communes avec un adolescent du même âge qui adore réécouter The Office sur Netflix.
Et le rapport avec Shrek, dans tout ça? Shrek, dans notre monde comme dans le sien, est peut-être le dernier survivant d’un univers en pleine transformation. « Shrek est peut-être parmi les dernières franchises qui donnent l’impression d’avoir été un grand phénomène d’engouement sur lequel une génération a pu se rattacher autour d’un rituel. »
Pas mal, pour un ogre qui voulait juste rester tranquille dans son marais.