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Pour poursuivre la réflexion amorcée dans «Lettre à un complotiste»
Une réponse à la députée Catherine Fournier.
Une couverture sans accent de Brébeuf
Le 15 août dernier, un anthropologue m’a invitée à l’accompagner afin d’observer un rassemblement organisé par le groupe « Appel à la liberté (action citoyenne pacifique) » tenu devant le siège social de la Sûreté du Québec. Les manifestants se sont réunis vers 13h pour demander aux policiers de défendre les droits et les libertés du peuple qui sont, selon eux, brimés par des mesures sanitaires, telles que le port du masque.
Nous allions là, caméra à l’épaule, dans un geste qu’on pourrait qualifier d’anthropologique, intrigués d’entendre d’autres que nous penser, s’exprimer, vivre. Nous allions là, surtout, parce que nous sommes convaincus que le dissensus est à la source même d’une démocratie saine et qu’aller à la rencontre de l’autre est le premier geste citoyen.
Ce qui passe ou non à l’Histoire – dépend étroitement du travail des journalistes.
Des milliers de gens s’étaient réunis devant le 1701 rue Parthenais, galvanisés par le franc parler des orateurs qui s’enchaînaient, ce jour-là, dans une langue qui n’est pas celle des gens issus du collège Jean-de-Brébeuf, pour reprendre les termes de Lucie Laurier : « faut-il avoir un accent du collège Jean-de-Brébeuf pour parler de liberté?, a-t-elle demandé ». Chose assez rare dans les dernières années, ce rassemblement fédérait non pas des militants de gauche (pro-environnement, antifas, féministes, anti-spécistes, antiracistes, etc.) mais des militants de « droite » – c’est du moins cette étiquette que les organisateurs ont revendiquée : « Attention, vous allez entendre un discours de droite, a lancé un des orateurs ». Les drapeaux du Québec (ceux-là mêmes qu’on avait oubliés deux mois plus tôt lors de la fête nationale) flottaient; il y avait décidément quelque chose d’historique. Ici, avec Mme Fournier qui est indépendantiste, on pourra se réjouir d’une certaine fierté nationale retrouvée, le temps d’un après-midi.
Pourtant, ce qui est conçu comme historique – ce qui passe ou non à l’Histoire – dépend étroitement du travail des journalistes.
En revenant dans nos quartiers, une chose m’a frappée : aucun média n’avait couvert de manière crédible cet événement; à peine quelques mots dans Le Journal de Montréal. Les journalistes ne couvrent-ils donc que certaines luttes – les luttes, en l’occurrence, de la gauche?
Catherine Fournier, qui est une jeune femme brillante, doit connaître la pensée d’Hannah Arendt, qui étudiait dans les années cinquante les origines du totalitarisme. Pour Arendt, il existe deux types de vérité : la « vérité de fait » et la « vérité rationnelle ». Si on peut toujours retrouver la vérité rationnelle, puisqu’on y accède par le biais de l’intellection, la vérité de fait est, quant à elle, beaucoup plus fragile, car on peut tout simplement la supprimer : « Les faits et les événements sont chose infiniment plus fragiles que les axiomes, les découvertes et les théories – même les plus follement spéculatifs – produits par l’esprit humain […]. Une fois perdus, aucun effort rationnel ne les ramènera jamais » il suffit, par exemple, d’effacer un événement de l’histoire[1]. »
La désinformation dans la désinformation
Parlons, donc, de ces « dérives de la post-vérité » dont plusieurs s’inquiètent : n’avons-nous pas là un bel exemple de désinformation? Si ces gens réunis à Montréal le 15 août sont soi-disant des complotistes, ne faut-il pas aller à leur rencontre, écouter ce qu’ils ont à dire? Le mépris avec lequel on traite des citoyens qui manifestent pacifiquement me sidère. Refouler une parole qu’on ne veut pas entendre, épingler tout discours qui produit un savoir non aligné sur la Santé publique hors de la sphère médiatique, supprimer un événement historique : voilà bien ce qui, à mon sens, définit l’ère de la post-vérité.
Dès lors, il importe que la lutte contre la désinformation ne soit pas une autre forme de désinformation camouflée et qu’elle ne devienne pas le résultat d’un programme d’édification, où tout ce qui déborde est effacé, refoulé, où la vérité est précautionneusement sélectionnée. Il importe, enfin, de ne pas laisser la cancel culture (qui n’a pas tous les défauts qu’on lui reproche non plus) infiltrer nos écoles et nos médias.
Il importe, enfin, de ne pas laisser la cancel culture (qui n’a pas tous les défauts qu’on lui reproche non plus) infiltrer nos écoles et nos médias.
Si les questions que posent Catherine Fournier et d’autres sont importantes (« comment reconnaître une bonne source d’information ? Comment apprendre à nos élèves à faire preuve d’esprit critique? », etc.), d’autres questions, plus simples encore, nous semblent plus cruciales à poser : qu’est-ce qu’une « information »? Comment reconnaître sa valeur? Qui départage la vraie de la fausse nouvelle? Où tracer la ligne entre pensée complotiste et pensée critique? Voilà ce qu’occultent généralement les réflexions sur la désinformation.
Dans l’exemple que nous évoquons aujourd’hui, il apparaît indiscutable qu’un rassemblement de milliers de personnes (celui du 15 août) constitue une information et que cet événement peut prétendre au statut de « nouvelle ». Si tant est qu’il faille parler de chiffres pour appuyer notre propos, allons-y en comparant cet événement à celui des manifestations en support au mouvement Black Lives Matter qui ont eu lieu en juin dernier. Pour peu qu’on soit de bonne foi, on reconnaîtra qu’on a devant nous des événements qui, en substance, sont très similaires en termes du nombre de manifestants, mais qui ont bénéficié d’une couverture médiatique très inégale. Bien sûr, le journalisme procède d’une sélection des faits; bien sûr, prétendre que le mandat des médias est de représenter objectivement et intégralement l’actualité est une utopie. Or, il me semble qu’il y a dans ces rassemblements, tout comme dans la colère des gilets jaunes en France et dans la rage des protestations à Kenosha, un réservoir d’idées (justes ou non) sur notre monde qu’il serait dangereux de vouloir taire.
Ces paroles, qui plus est, sont celles de nos concitoyens; c’est notre devoir de fermer Zoom ou Twitter un instant, de quitter notre petit carré de sable moral et de tendre l’oreille.
En entrant dans le périmètre du rassemblement, le 15 août, les premières paroles que nous avons pu capter ont été celles d’un policier : « Quand tu commences à penser, tu commences à désobéir ». Tout porte à croire que c’est ce type de parole qu’on préférerait enfouir à jamais, qu’on préfère ajouter, dans un geste un peu méprisant, à la liste des discours conspirationnistes. Dans sa lettre, Mme Fournier soutient en effet qu’une personne critiquant la situation actuelle est en substance un homme égaré, méprisable, control freak, qui écrit des insultes (“pute”, “tyrannique”) sur Twitter. Pourtant, plusieurs autres paroles circulent actuellement et, si elles suscitent tant de passion, c’est bien parce qu’elles sont symptomatiques de maux qui traversent notre société. Ces gens-là nous disent quelque chose de notre monde sclérosé, atomisé, anomique. Ces paroles, qui plus est, sont celles de nos concitoyens; c’est notre devoir de fermer Zoom ou Twitter un instant, de quitter notre petit carré de sable moral et de tendre l’oreille.
En tout respect,
Joannie Rioux
Étudiante au doctorat en littérature à l’UdeM
[1] Hannah Arendt, « Vérité et politique » (1964), La Crise de la culture, in L’Humaine condition, Quarto, p. 792.