Si l’on se fie au contenu du fameux document de 98 pages rédigé par le juge conservateur Samuel Alito leaké le 2 mai dernier, tout semble indiquer que la Cour suprême des États-Unis entend mettre fin au droit à l’avortement aux États-Unis.
Pourtant, depuis 1973, le droit des femmes à avorter aux États-Unis est protégé par l’arrêt Roe c. Wad. Or, pour le juge Alito, le jugement « était totalement infondé dès le début » et « doit être annulé », selon ce qu’on peut lire dans le document. Il affirme également que le droit à l’avortement « n’est protégé par aucune disposition de la Constitution ».
Depuis le début de la semaine, je suis bouleversée, je suis fâchée, je suis enragée, mais j’ai surtout peur. Peur parce que des actualités comme celle-là nous rappellent qu’un droit n’est jamais acquis. Et ça, ça donne froid dans le dos, surtout pour les femmes, les minorités et les personnes marginalisées.
Les droits et les devoirs
«des actualités comme celle-là nous rappellent qu’un droit n’est jamais acquis.»
26 mars 2007. J’ai 18 ans. Il est environ 4 h de l’après-midi, je sors de chez moi et je marche dans les rues encore un peu enneigées de mon quartier. Je m’en vais faire quelque chose de très important : pour la première fois de ma vie, je vais voter. Je vais « exercer mon devoir de citoyenne », comme ils nous le disaient dans les cours de FPS.
Dans mon sac, j’ai préparé ma carte d’identité, ma preuve d’adresse et mon carton électoral. Le premier carton électoral avec mon nom écrit dessus, en vue de ces élections provinciales déclenchées par Jean Charest. Je suis tellement fière. J’ai l’impression de participer à quelque chose de grand et de significatif.
C’est mon tour d’aller faire un petit « x » au crayon à mine dans l’isoloir; je me sens chanceuse, privilégiée de pouvoir m’exprimer. Je rentre à la maison, pleine de fierté, et je pense à toutes celles qui se sont battues pour que la jeune femme de 18 ans que je suis ait le droit de voter.
Ce que personne ne sait, c’est que plus tôt aujourd’hui, le jour de mon tout premier vote, j’ai vécu une autre expérience tout aussi significative, mais ô combien différente. Sauf que, contrairement à l’exercice de mon droit de vote, je ne me sens pas chanceuse ou privilégiée d’avoir vécu ladite expérience. Pas plus que j’ai pensé à toutes celles qui se sont battues pour qu’aujourd’hui, le 26 mars 2007, je puisse me faire avorter.
Les grandes vagues
j’ai senti que j’étais libre de décider pour moi-même et que mon interruption de grossesse était quelque chose de privé. Rien de véritablement politique. Et pourtant.
« La journée que vous avez vécue est un condensé de deux vagues féministes. Ce qui est intéressant de votre expérience, c’est qu’elle représente deux grands combats qui ont été menés par les femmes sur plusieurs décennies », m’explique Isabelle Duplessis, professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, rencontrée lors d’une entrevue conduite en mai 2019 dans le cadre de l’émission Faites du bruit à ICI Radio-Canada Première, à laquelle je participais alors comme chroniqueuse. « La première vague de féminisme, qui s’est étalée de la fin du 19e siècle au début du 20e siècle, se caractérise par le combat des femmes pour le droit de vote et le droit à l’éligibilité, c’est-à-dire le droit de se présenter à une élection. La deuxième vague commence vers la fin des années 60. Elle se caractérise notamment par le droit à la contraception et au contrôle des femmes sur leur propre corps, le droit à l’avortement en particulier. »
En mars 2007, quand j’ai vu les deux petites lignes bleues apparaître sur mon test de grossesse, j’ai braillé une shot. Mais pour être franche, je ne me suis pas posé de questions très longtemps. Ce n’était juste pas possible de le garder. Je n’avais pas une cenne, j’habitais chez ma mère et devenir maman n’était certainement pas dans mes plans des prochaines années.
J’ai appelé au CLSC, j’ai pris rendez-vous dans une clinique et trois semaines plus tard, c’était fait, prescription pour la pilule en poche. Tout au long du processus, j’ai senti que j’étais libre de décider pour moi-même et que mon interruption de grossesse était quelque chose d’intime, de privé. Rien de véritablement politique. Et pourtant.
«Le slogan de la deuxième vague féministe était : « Le privé est politique.»
« Avant la deuxième vague féministe, on avait tendance à parler de la contraception, de la famille ou de l’avortement comme des problématiques intimes, comme complètement détachées des sphères politiques et publiques, me racontait Isabelle Duplessis. Les militantes féministes de la deuxi ème vague ont justement dit : “Non, au contraire. Si nous ne contrôlons pas notre propre corps, nous ne sommes pas libres. Et la liberté, c’est politique.” »
Justement, le slogan de la deuxième vague féministe était : « Le privé est politique. »
En parlant avec Isabelle Duplessis, je me suis rendu compte que quand j’avais 18 ans, ma conception de ce qui était politique, c’était le gouvernement, les ministres, les lois, le petit « x » sur mon premier bulletin de vote. Pas mon utérus!
Mais ma façon de voir les choses est vraiment différente aujourd’hui.
Depuis le 2 mai dernier, l’enjeu du droit à l’avortement est de nouveau sur toutes les tribunes. Une phrase de Simone de Beauvoir circule d’ailleurs beaucoup sur les réseaux sociaux : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »
Laissez-moi vous dire que cela résonne tout particulièrement ces jours-ci.
Décriminalisation vs accessibilité
«Au Canada, il n’y a pas de loi qui garantiSSE aux femmes le droit à l’avortement.»
« Au Canada, l’avortement a été décriminalisé grâce à l’arrêt Morgentaler en 1988. C’est-à-dire que les femmes qui se font avorter ne commettent pas d’acte criminel », racontait Isabelle Duplessis lors de notre entrevue en mai 2019. « Ceci étant dit, l’avortement n ’est pas légalisé, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de loi qui garantit aux femmes le droit à l’avortement. On parle d’un vide juridique. Alors le vide pourrait être rempli. »
En ce moment, on assiste à une montée du conservatisme un peu partout dans le monde et qu’on le veuille ou non, cela rime avec une menace réelle de recul des droits des femmes et des personnes marginalisées.
La remise en cause de la légalité et de l’accessibilité à l’avortement auquel on assiste actuellement aux États-Unis en est un exemple vraiment clair. C’est pour ça, comme disait Simone de Beauvoir, qu’il faut rester vigilant.e.s.
« Au Canada, depuis 1988, il n’y a aucun parti politique qui veut toucher à la question de l’avortement, poursuivait la professeure titulaire. C’est une boîte de Pandore, on ne veut pas l’ouvrir. Mais on ne sait jamais qui peut prendre le pouvoir. Un prochain parti en place, conservateur par exemple, pourrait s’y pencher et à ce moment-là, le parlement pourrait tout à fait légiférer et adopter une loi qui viendrait restreindre le droit de femmes sur la question de l’avortement. »
Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement Trudeau déclare souhaiter « “accroître la clarté” de la Loi canadienne sur la santé pour mieux forcer les provinces à garantir l’accès à l’avortement. Il ne ferme pas non plus la porte à la création d’une nouvelle loi sur la question, une démarche qui soulève les doutes de l’opposition » peut-on lire dans Le Devoir.
Bien que l’avortement soit techniquement décriminalisé au Canada, le financement et l’accessibilité aux cliniques demeurent des enjeux importants dans les différentes provinces. Il ne faut pas oublier que pour les femmes vivant en dehors des grands centres urbains comme Toronto, Montréal et Vancouver, accéder à cette procédure reste compliqué. Il ne faut pas confondre décriminalisation et accessibilité.
Un droit fragile, même chez nous
Les droits que nous avons acquis l’ont été récemment et nous avons lutté pour les obtenir.
Comme me l’expliquait Isabelle Duplessis, on a souvent l’impression que quand on acquiert un droit, on ne pourra jamais nous le retirer. Mais c’est faux, et particulièrement pour les femmes et les personnes marginalisées. Parce que les droits que nous avons acquis l’ont été récemment et nous avons lutté pour les obtenir.
À la fin de ma rencontre avec la professeure titulaire, je lui ai demandé, mi-angoissée, mi-pleine d’espoir, comment on peut faire, justement, pour rester vigilantes.
Elle m’a parlé d’éducation, de l’importance de s’informer, de connaître l’histoire des femmes qui nous ont précédées et de mieux comprendre la réalité des femmes ailleurs dans le monde.
De plus, chaque fois qu’on ouvre un journal, qu’on regarde la télé, qu’on prend connaissance d’une décision politique, juridique ou sociale, il faut se poser les questions « où sont les femmes? », « quels sont les impacts sur les femmes?», « est-ce que cette décision désavantage tout particulièrement les femmes?».
Avec cette lunette-là, on se rend vite compte que les luttes ne sont pas encore toutes gagnées et qu’il reste énormément de chemin à parcourir.
Cet article est une adaptation du reportage L’avortement et les droits des femmes diffusé à l’émission Faites du bruit (ICI Radio-Canada Première) le 25 mai 2019.