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L’autre visage du mouvement anti-avortement

Visite chez une « intervenante psychospirituelle ».

Par
Violette Cantin
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Qui sont ces femmes et ces hommes qui maintiennent le mouvement anti-avortement en vie au Québec? Après avoir investigué à distance sur les pratiques et le financement de deux centres qualifiés d’anti-choix par la Coalition pour le droit à l’avortement, j’ai voulu pousser la démarche en me glissant de nouveau dans la peau d’une jeune femme enceinte et indécise à la recherche de conseils… en présentiel.

Je me suis ainsi rendue chez une consultante de grossesse pour une séance privée dans laquelle, je m’en rendrais compte rapidement, culpabilisation et désinformation iraient de pair. Je réaliserais aussi que le mouvement anti-choix peut prendre le visage de Thérèse, une gentille grand-mère. C’est elle qui me reçoit dans son salon avec un regard compatissant. Voici le récit de cette expérience troublante.

La recherche

Lorsqu’on tape les mots « centre grossesse » sur Google et qu’on est situé.e à Montréal, l’un des premiers résultats qui apparaît sur Google Maps est l’organisme Enceinte et inquiète. Une analyse rapide du site web permet de constater qu’il s’agit d’un groupe anti-avortement, d’autant plus qu’il est indiqué qu’Enceinte et inquiète est affilié à Campagne Québec-Vie, l’un des organismes anti-choix les plus visibles au Québec.

Capture d’écran Facebook
Capture d’écran Facebook
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N’empêche, on peut facilement imaginer qu’une personne qui doit composer avec une grossesse non désirée et qui cherche des informations pour faire un choix éclairé n’est pas toujours dans les meilleures dispositions pour faire la tournée exhaustive du site ou faire des recherches complémentaires. Ainsi, la rhétorique anti-choix d’Enceinte et inquiète peut laisser présumer d’une ressource neutre. Je décide d’appeler.

Un dénommé Evan* me répond d’une voix douce. Je lui explique que je souhaite obtenir une consultation auprès d’une intervenante pour me conseiller sur ma grossesse. Il promet de me rappeler dans la journée avec un nom. Quelques heures plus tard, Evan me rappelle comme promis avec les coordonnées d’une certaine Thérèse*. Je la contacte.

Au téléphone, Thérèse s’exprime avec la voix d’une mamie réconfortante. Elle m’explique qu’elle a beaucoup de femmes à rencontrer, mais elle réussit à trouver un moment pour me recevoir. Elle conclut l’appel avec un « je vais prier pour toi » plein de sollicitude. Amen.

Dans l’antre de la bête

Environ deux semaines plus tard, je débarque devant le bungalow de Boucherville où habite Thérèse. Un peu nerveuse, je tente de me mettre dans la peau de mon personnage (de jeune femme de 20 ans enceinte de deux mois). Pendant toute la durée de l’entrevue, je garderai une voix hésitante, morne. Sans diplôme du Conservatoire d’art dramatique, c’est le mieux que je puisse faire.

Je sonne et Thérèse vient m’ouvrir. Exactement comme l’image que je m’en étais faite au bout du fil, elle a des airs de gentille grand-mère.

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Je sonne et Thérèse vient m’ouvrir. Exactement comme l’image que je m’en étais faite au bout du fil, elle a des airs de gentille grand-mère, un physique réconfortant, de petites lunettes rondes posées sur le nez. « Tu as un très beau nom », me complimente-t-elle d’entrée de jeu tandis que je la suis à l’intérieur.

Le salon où nous nous installons est vintage. Les canapés et les fauteuils sont recouverts de tissus fleuris et les murs sont constellés de peintures d’animaux. Des bibelots sont fièrement exhibés dans une vitrine. J’observe le tout tandis que Thérèse nous installe dans nos fauteuils, éloignés d’au moins trois ou quatre mètres. « Je t’ai préparé une boîte de Clorox », me glisse-t-elle, en me désignant le contenant de lingettes désinfectantes.

Pas de temps à perdre

Thérèse me demande d’expliquer ma situation, je m’exécute : je suis enceinte d’environ huit semaines, j’ignore qui est le père, ça pourrait être trois hommes différents (oui, un scénario qui n’est pas sans rappeler Mamma Mia!), je ne suis pas proche de mes parents, j’étudie à temps plein, et j’hésite entre garder le foetus ou le faire avorter.

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Thérèse ne perd pas de temps avant de distiller son avis sur la grossesse : « C’est normal de garder son enfant, et il y en a qui vont dire que c’est normal l’avortement, mais il y a des conséquences dans les deux cas. » Je hoche la tête silencieusement. Elle continue. « D’après moi, il y a moins de dommages à le garder qu’à se faire avorter, me dit-elle. Dans notre corps, dans notre chambre intérieure, c’est naturel pour une femme de porter un enfant. » Elle enchaine en me racontant que des femmes de sa connaissance ont eu un avortement il y a plus de 20 ans et en souffrent encore.

Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Ça ne fait même pas cinq minutes que je suis chez Thérèse.

« Oui, tu tues quelqu’un »

Au fil de la rencontre, qui dure une heure, je m’exprime très peu. En vérité, Thérèse parle sans cesse, en me demandant de temps à autre mon avis. Elle est gentille, rassurante. Et elle débite des énormités. Sans arrêt.

« Pour provoquer l’avortement, ça fait une chute d’hormones, et cette chute d’hormones est pire que si tu avais gardé l’enfant. »

«Ta capacité d’être mère, si tu la brises en chemin, c’est une partie de toi que tu détruis et qui s’en va.»

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« Ta capacité d’être mère, si tu la brises en chemin, c’est une partie de toi que tu détruis et qui s’en va. »

« On découvre que certaines personnes sont marquées pour le reste de leur vie parce qu’il y a un enfant qui est mort dans le ventre où elles ont elles-mêmes été formées. L’avortement, ça laisse quelque chose dans ton corps. » Je demande à Thérèse si elle a appris ça à l’école. Elle me confirme que non. I wonder why.

Je demande à Thérèse si l’avortement est un meurtre. « C’est sûr que c’est une vie », commence-t-elle. Puis, elle poursuit avec plus d’aplomb : « Oui, tu tues quelqu’un. »

Les pour et les pour

Thérèse me tend un papier et un crayon en me demandant de faire une liste des pour et des contre de garder l’enfant. Je me prête au jeu. Dans les pour, j’écris « l’amour », la « vie de famille » et « donner la vie ». Thérèse hoche la tête, encourageante. Alors que j’inscris le premier élément dans la liste des contre (« avoir un enfant pourrait être contraignant pour mes études »), Thérèse m’interrompt pour me proposer des solutions.

«Tu peux déjà parler à ton bébé, demande-lui ce qu’il veut.»

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Chaque fois que j’ajoute un nouvel argument contre, elle répète le même manège. Elle conclut l’exercice de la liste avec cette recommandation : « Tu peux déjà parler à ton bébé, demande-lui ce qu’il veut. Tu pourrais être surprise de sa réponse. »

La sonnerie du téléphone fixe de Thérèse retentit. Je l’invite à décrocher, mais elle secoue la tête, patiente, jusqu’à ce que les hurlements du combiné cessent.

Prendriez-vous un peu de slutshaming avec ça?

Thérèse en vient éventuellement à s’intéresser à la manière dont je suis tombée enceinte, ce qui donne lieu à une petite séance de slutshaming. Comme je lui explique que j’ai couché avec trois hommes différents dans la même période et que je ne sais donc pas qui est le père, elle rétorque que « c’est le défaut d’une trop grande ouverture ».

Elle ajoute que « tu t’es ouverte à d’autres sur le plan sexuel, il y a des conséquences ». S’ensuit un échange intéressant.

« Tu étais amoureuse des hommes avec qui tu as couché?

– Non.

– Mais pourquoi t’as donné ton corps si t’étais pas amoureuse?

– C’était à un party, on avait du fun et on avait bu.

– Est-ce qu’il y avait du joint là-dedans? »

Un peu plus tard, elle revient sur le sujet.

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« Tu ne peux plus donner ton corps à tout vent comme ça. Maintenant, tu vas choisir. »

Pause.

« Est-ce que c’est dur, ce que je te dis?

– Non non, c’est vrai, j’aurais pas dû. »

Voilà ce que je réponds docilement tandis que la flamme féministe à l’intérieur de moi brûle intensément.

Prières et bons sentiments

La rencontre tire à sa fin. En me levant, j’aperçois un diplôme qui certifie que Thérèse est une « intervenante psychospirituelle », ce que je note mentalement. Elle me raccompagne à la porte. « Si la maternité s’accroche à toi, c’est que tu es prête à donner la vie », me glisse-t-elle. Juste avant que je sorte, elle me lance de nouveau : « Je vais prier pour toi. »

Je monte dans ma voiture et quitte l’endroit sans regarder toute l’Amérique qui pleure dans mon rétroviseur.

Si l’avortement est un choix, Thérèse m’a certainement fait comprendre que ce n’était pas le bon.

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Arrivée à la maison, j’ai effectué quelques recherches sur le diplôme de Thérèse. Elle serait certifiée par l’Association canadienne des intervenants psychospirituels, un organisme qui dit « s’inspirer de l’approche humaniste existentielle ». Je contacte la présidente, Louise Pronovost. Au téléphone, notre appel dure moins d’une minute. « On n’est pas disponible pour répondre à des questions au cours de la prochaine année, la COVID a provoqué une période de réflexion chez nous », me déclare-t-elle. Le fait d’être certifiée par cette association donne peut-être un vernis professionnel à Thérèse, mais au bout du compte, tout ça ne semble pas valoir plus cher qu’un test COVID falsifié à la vaseline.

Je retiens de ma visite chez Thérèse son discours qui, sous une apparente bienveillance, était en fait fortement orienté. Elle m’a à plusieurs reprises demandé « Qu’est-ce que tu en penses? » et « Comment tu te sens? », mais chaque fois, c’était pour me ramener à l’idée de poursuivre ma grossesse. Si l’avortement est un choix, Thérèse m’a certainement fait comprendre que ce n’était pas le bon.

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Comment peut-on encore laisser de telles « conseillères » oeuvrer en 2022? Combien de femmes qui se posaient des questions sur la grossesse ont obtenu, dans ce salon de sympathique mamie, des informations inexactes?

Si, à mon arrivée chez Thérèse, j’étais faussement enceinte, le moins qu’on puisse dire c’est qu’à ma sortie, j’étais véritablement inquiète… pour ces femmes.

*Les noms ont été modifiés.

***

Trois ressources pro-choix pour personnes enceintes au Québec :