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J’ai étudié en littérature. Le dernier article que j’ai commencé comme ça est un peu parti sur une tangente weird. Je vais essayer d’être moins lourd aujourd’hui.
J’ai étudié, donc, en littérature, à la charmante Université de Montréal.
Un des grands débats qui est sorti de la Grande Grève Étudiante de 2012, parmi plusieurs, était au sujet des “disciplines légères” ; les sciences humaines, les arts et lettres, bref, tout ce qui n’est pas directement relié à un cheminement professionnel clair de type études en droit -> barreau -> être avocat. Les études de pelleteux de nuages, comme l’ont dit certains.
Voici donc que me tombe sous la main le compte-rendu d’une étude menée par l’Université d’Oxford, où ils ont suivi le parcours professionnel de leurs diplômés en « sciences humaines » (à définition large, incluant autant les étudiants en disciplines qu’on considère traditionnellement comme telles, soit histoire et science po, que les philosophes et les lettreux). Tous leurs diplômés, de 1969 à 1989.
Et le résultat surprend : sur 11 000 personnes, « on retrouve 80% des diplômés des sciences humaines dans des secteurs d’influence majeurs ». Par exemple : un étudiant en philo sur quatre se retrouve à travailler en finance.
C’est ce que les fiers partisans des études universitaires non-professionnelles (à défaut de mieux — j’imagine qu’il doit bien exister un terme technique de sciences de l’éducation pour parler de ça, mais mes recherches ne m’ont pas permis de le trouver) se tuent à dire depuis quelques mois. À ceux qui demandent à quoi peuvent bien servir un doctorat en littérature ou une maîtrise en philosophie si ce n’est qu’à enseigner la littérature ou la philosophie, j’ai toujours répondu que si le rôle de l’école, jusqu’au secondaire, est d’enseigner des notions spécifiques, de l’alphabet à la trigonométrie à l’existence du Bouclier canadien et au concept de photosynthèse, le rôle de l’université est, ni plus ni moins, de former des humains à réfléchir.
Gros mandat. Bien sûr. Mais, voyez-vous, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié en communications pour savoir faire un communiqué de presse; il suffit de savoir bien écrire et de savoir penser un peu plus fort que la moyenne. Le reste, c’est de la technique, de la spécialisation. Savoir qu’il faut mettre un -30- à la fin, et un « Pour diffusion immédiate » au début.
Un parcours universitaire bien construit devrait normalement permettre à un diplômé en journalisme de devenir philosophe, à un doctorant en sociologie de travailler comme chroniqueur, ou à un historien de devenir journaliste. Ça ne veut pas dire que n’importe qui peut faire n’importe quoi, non plus. Mais visiblement, on y apprend une certaine polyvalence, et ça ne nuit pas.
Un programme spécifique d’embauche de littéraires existe d’ailleurs en France depuis quelques années. Opération Phénix, son joli nom. Après leur maîtrise, à la Sorbonne, les étudiants peuvent déposer leur candidature, et des compagnies comme HSBC ou Danone leur offrent des postes adaptés à leurs capacités, bien que souvent étonnants : par exemple, le département d’audit et de conseil chez Price Waterhouse Cooper a recruté le tiers des participants depuis le début du programme. Malheureusement, l’économie difficile et le « conservatisme » français ont failli avoir raison du programme Phénix ces dernières années.
Au Québec, les embauches sont aussi très compartimentées, conservatrices. Beaucoup de mes anciens collègues du département d’Études françaises sont aujourd’hui profs, ou libraires. Pourtant, je crois qu’on se prive d’une tonne de talents fous dans toutes sortes de disciplines, simplement parce que le diplôme ne cadre pas spécifiquement avec les besoins de ressources humaines. Et quand je dis « on se prive », je parle bien ici de la collectivité, de ce beau Québec dont les valeurs font couler tant d’encre depuis quelques semaines.
Tiens : si on recommençait à voir dans l’enseignement des humanités un gage de compétences (oh! le beau mot à la mode), une certification dans l’art de réfléchir, de penser et de s’adapter à des situations et des besoins toujours changeants? Avec tout ce qui se passe dans le monde, avec tous les bouleversements technologiques fondamentaux qui arrivent, ne serait-il pas intéressant d’avoir en banque une ou deux personnes capables de trouver un sens à tout ça?
Quand on nous apprend à lire Proust, ce n’est pas uniquement pour qu’on puisse décortiquer À la recherche du temps perdu dans des dissertations de vingt pages : c’est avant tout qu’on nous apprend à lire, point.
Et qu’on nous apprend à comprendre. Et ça, par les temps qui courent, ce n’est pas du luxe.