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Pour lire la Partie 1, c’est par ici.
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Les nombreux garagistes de l’avenue Beaumont font figure d’ouvriers gaulois. Les dernières mains sales d’une artère bientôt bobo en plein bouleversement post-industriel. Avec la proximité du Campus MIL qui coule sur son flanc sud, des restaurants vin nature et un chapelier chic y ont déjà élu domicile dans le grondement des pelles mécaniques.
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Selon Pierre et Fausto, deux mécanos natifs de l’est de l’île, ce n’est qu’une question de temps. « Ils sont venus et ont offert des millions pour la bâtisse, mais le patron a refusé. Pour l’instant. Mais on est pas con, tout ça va finir par être des condos, mais des condos, crisse, c’est quoi au juste? », philosophe Pierre en craquant une bière de fin de quart. « On s’occupe des chars du monde depuis des décennies. Les enfants accompagnent leurs parents qui ne parlent pas français ni anglais. Quand ça va être leur tour et qu’il y aura icitte une tour, ils iront où? Il restera quoi de la personnalité du quartier? », s’exaspère-t-il entre deux descentes.
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Sur la rue Stuart, un homme tente de me vendre pour dix dollars une paire de jeans dans un sac d’épicerie. J’y rencontre Christiane, Italienne d’origine et native d’un quartier qu’elle n’a jamais voulu quitter. Elle aspire à jouer un rôle de premier plan en tant que propriétaire : « Je fais très attention à mes locataires. Je suis à l’écoute et j’essaie de les garder le plus longtemps possible, mais c’est évident qu’il y a de l’abus dans le quartier. C’est une question de survie qui va au-delà de l’argent. Je souhaite qu’on revienne à sa définition d’avant, digne et accessible», me dit-elle en reprenant son chemin, tout juste avant de se retourner : « Tu devrais aller au parc Jarry avec ton kodak, c’est plus beau là-bas ».
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Même gronde derrière le comptoir du Marché Quatre Coins, fruiterie aux spécialités grecques située à l’angle Saint-Roch et Stuart. Afroditi habite ces rues depuis plus de trente-cinq ans. « Ce n’est pas en train de changer lentement, c’est Hiroshima! » s’exclame-t-elle dans un anglais au fort accent hellénique. « J’adore ce quartier. Je ne l’échangerais pour rien au monde, mais les propriétaires n’ont plus aucun scrupule. Et ça ne fait pas des heureux, les locataires chialent beaucoup » me confie cette dame qui connait tout le monde et m’offre une liqueur entre deux boutades avec les clients. « Il faut trois salaires pour y arriver. Mille trois cents pour un sous-sol sur l’avenue Querbes. Qui fait autant d’argent ? Un manque d’humanité défigure le coin. Ça m’attriste de voir mon Parc-Ex ainsi, vulnérable. C’est peut-être un peu sale, mais c’est un endroit unique avec des communautés en santé. Pourquoi vouloir tout changer? ».
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Le samedi 24 avril, la place de la Gare-Jean-Talon accueille la manifestation de la journée des locataires, organisée par le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec. Des discours inspirés y sont prononcés par des activistes locaux et écoutés par un large public majoritairement blanc, francophone et éduqué. Malgré l’impact direct des dérives spéculatives et une large campagne d’affichage, les canaux militants ne semblent pas se rendre aux résidents, pourtant sensibles aux enjeux. Les drapeaux de Québec solidaire virevoltent et le rassemblement apparaît comme une curiosité aux petits groupes de réguliers en retrait des crécerelles.
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Rencontrée sur les lieux, Sumitra, native de Mumbai, est soucieuse des revendications mises de l’avant. Elle se reconnaît somme toute privilégiée d’entretenir une relation de confiance avec son propriétaire, mais malgré cette paix d’esprit, c’est plutôt la situation hors de contrôle dans son pays qui l’empêche de dormir. Sa famille y est, elle est ici, impuissante et séparée par un océan d’angoisse. La carcasse de rat qui repose à ses pieds ne semble pas la préoccuper. Les manifestants prennent la rue. Elle reste assise, fixant longuement l’écran noir de son cellulaire. Je n’ose pas lui demander une photo.
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J’arrive au lieu de rendez-vous lorsque Stella me siffle de loin. J’accompagne en matinée l’escouade COVID de la Table de Quartier Parc-Extension, un organisme destiné à agir comme liaison entre les services publics et la population. Depuis mars dernier, des équipes polyglottes parcourent les artères en cognant aux portes afin de faire part des ressources disponibles. Dans un quartier où les barrières linguistiques peuvent parfois isoler, c’est une manière efficace de divulguer de l’information fiable. Ma visite coïncide avec la première journée où les femmes enceintes ont accès au vaccin. Les familles ayant tendance à être nombreuses, c’est une mesure non négligeable. « Le nord du secteur, entre la 40 et Jarry, est plus densément peuplé, plus loin des institutions et le manque de renseignements est un obstacle à la défense contre le virus », me dit l’intervenante. Juchée sur son balcon, une femme grecque lui parle avec une vigueur contredisant son âge. On me traduit qu’elle aimerait pouvoir retourner au pays où sa soeur est hospitalisée, mourante. Être à son chevet pour son dernier souffle, mais sa précarité et son seul vaccin l’empêchent de voyager. Habiter Parc-Ex, c’est souvent avoir deux coeurs, deux théâtres d’angoisse, Montréal et là-bas.
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Des masques et des dépliants sont généreusement distribués. Les rapports sont harmonieux, intéressés, en dépit de quelques échanges houleux qui semblent pour autant affecter la motivation des troupes. On passe devant l’appartement de Stella : « Le propriétaire de mon immeuble est aussi celui du Café Cléopâtre. On s’entend bien. Ça doit faire dix ans qu’il n’a pas augmenté mon loyer », m’informe-t-elle, pétillante.
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J’accroche Wakkayoyolha qui marche solennellement sur Bloomfield. Mohawk de Kanesatake et résident-vedette de longue date, il m’invite à méditer en cette période d’incertitude sur la nécessité de la collectivité. « Le quartier est très spirituel, proche des traditions, les gens sont demeurés solidaires malgré la crise ». Un type sort de l’épicerie ghanéenne en lui offrant une cigarette. Devant nous se déroule une scène pour le moins révélatrice. Des jeunes au look Patagonia s’affairent avec entrain à entrer des meubles rétro dans un grand appartement du rez-de-chaussée. Déménager à Parc-Ex est certes alléchant pour plusieurs, mais à quel prix pour la communauté?
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C’est ainsi qu’on y vit, suspendus sur les fractures d’une époque plombée par les inégalités. Au terme de mon périple, j’en garde le témoignage d’une constellation de visages et de récits qui refuse de rester muette à l’ombre des grues, ni de s’agenouiller à la gloire d’une fièvre immobilière. Car même déguisé sous les traits du progrès, on ne peut soumettre une âme qui n’est pas à vendre.
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