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Parage : concilier vie de quartier et itinérance

Faire une différence une ronde à la fois.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Il y a à l’occasion l’hurluberlu qui va chier sur le perron de quelqu’un, mais depuis novembre, on a juste des interventions minimes », résume le chef d’équipe Vincent Ozrout en passant devant le parc du Vaisseau-d’Or, flanqué de son camarade Samuel Savoie.

Ces intervenants psychosociaux et en médiation sociale sillonnent chaque jour le voisinage de l’Auberge Royal Versailles, qui héberge depuis juillet dernier 120 personnes en situation d’itinérance sous l’égide de l’organisme CARE Montréal.

Cette brigade à pied baptisée « Parage » se veut une réponse aux problèmes de cohabitation entre les locataires de l’auberge et les habitant.e.s de ce quartier de l’est de la métropole, peu habitué.e.s à dealer avec cette faune marginale.

Une conseillère avait déposé l’automne dernier au conseil municipal une pétition de résident.e.s du quartier se disant « perturbé.e.s » par la présence de sans-abri entre les murs et autour de l’hôtel vacant à cause de la pandémie, situé en face de la Place Versailles.

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Environ huit mois plus tard, j’accompagne la brigade sur le terrain pour voir comment ça se passe.

D’emblée, je reconnais Vincent – un vétéran –, qui travaille dans ce milieu depuis une trentaine d’années, dont plusieurs à la Mission Old Brewery. Il a toujours son couvre-chef et son franc-parler, malgré une perte de poids sautant aux yeux. « On marche en moyenne 30-35 kilomètres. Je fais parfois l’équivalent de deux marathons en deux jours », calcule le gaillard de 50 ans, un drapeau aux couleurs de l’Ukraine accroché en évidence à son sac à dos. Son arbre généalogique remonte jusqu’à Lviv, près de la frontière polonaise, justifie Vincent, qui porte aussi un brassard jaune et bleu.

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Samuel, lui, a 22 ans et a appris sur le tas. Natif d’Hochelaga-Maisonneuve (où il vit toujours), cet autodidacte a l’intervention dans le sang. « Quand j’étais petit, mon père me demandait ce que je voulais faire dans la vie et je répondais : “Je veux aider les pauvres” », raconte le jeune homme, devant le regard fier de Vincent.

« C’est mon padawan. Il veut apprendre et est exceptionnel dans son travail », louange l’aîné.

Tant mieux si ces deux-là s’entendent bien, puisqu’ils sillonnent le quartier ensemble quatre jours par semaine, de 10 h à 20 h. Une autre équipe prend le relais la fin de semaine.

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Quand je lui demande de me parler de leur bilan, Vincent ne tourne pas longtemps autour du pot. « Les inquiétudes des citoyens sont légitimes, mais le traditionnel lien qu’on tente de faire entre la violence et l’itinérance n’existe pas, dit-il. On est vraiment une présence pour rassurer le monde. »

Sans parler de « show de boucane », on ne peut pas demander à la brigade d’inventer des interventions non plus. Et force est d’admettre qu’elles sont rares, voire inexistantes.

Oui, les personnes en situation d’itinérance sont visibles, traînent autour du métro Langelier, consomment, sollicitent, font des crises, souffrent de graves problèmes de santé mentale – bref, existent –, mais jamais au grand jamais elles ne s’en prennent gratuitement à la populace.

Résultat : Vincent et Dave font le tour des parcs, des rues résidentielles, des centres d’achat (Place Versailles et Galeries d’Anjou) pour se faire voir. Au cas où.

« C’est établi pour nous que ces gens [la population] ont priorité dans le quartier et ont droit à leur quiétude, mais ça ne peut pas empiéter sur la survie », nuance toutefois Vincent, citant les risques de surdoses liés aux grands froids au sein de la population itinérante.

Parce que même si la brigade a la population à cœur, le plus important demeure le maintien de son lien de confiance avec sa clientèle. « La différence entre l’empathie et la sympathie est cruciale, explique Samuel. On n’est pas là pour sauver personne, on est là pour les soutenir pour qu’ils se sauvent eux-mêmes. »

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Vincent aussi place depuis toujours le respect au centre de ses préoccupations. « Je ne travaille pas sur une chaîne de montage d’une usine de toasters, je travaille à bâtir un lien de confiance avec des humains. Si tu ne réponds pas aux besoins, tu scrap ça et bonne chance pour reprendre contact après », prévient Vincent, qui traîne toujours avec lui un sac à dos pesant une trentaine de livres rempli de matériel.

« J’ai une trousse de premiers soins, une de naloxone, des pipes à crack/meth, des capotes, des seringues, des bas, des t-shirts et un peu de bouffe », énumère-t-il en entrant dans le vaste parc du Boisé-Jean-Milot, un coin tranquille pour consommer.

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Si le duo passe 200 fois par semaine aux mêmes endroits, il s’organise pour ne pas avoir d’itinéraire fixe. « On a des circuits préétablis, mais en général, on y va par intuition et on essaye de ne pas être trop cyclique pour ne pas que la clientèle s’habitue trop », explique Vincent.

Si le but de « Parage » est de rassurer le voisinage, la brigade constate que le voisinage en question se fait discret depuis sa création. « On a écrit aux nombreuses maisons de retraite, organismes et entreprises du quartier et personne ne nous a encore répondu », rapporte Vincent, ajoutant que le gros de leur tâche à l’heure actuelle consiste à faire de la médiation commerciale. « Par exemple, un concierge d’immeubles aux prises avec des squatteurs ou des sites d’injection improvisés dans la ruelle d’un restaurant », renchérit Samuel.

Jusqu’ici, les commerçants se montrent très ouverts et réceptifs, note le duo, d’avis qu’une partie de la solution passe par l’éducation. « Nous, on est bons pour intervenir en dehors des services d’urgence, mais si les gens se sentent menacés, on leur dit d’appeler la police », assure Vincent.

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Plus d’une heure qu’on se balade et nous n’avons été témoins d’aucune « incivilité ». Il fait beau, les parcs croisés regorgent de petites familles. La brigade fait un arrêt au Tim Hortons, comme d’habitude. Vincent prend un petit café, Samuel une sorte de jus de fraise.

Vincent dit clairement observer un effet de la pandémie dans la rue, en matière de clientèle surtout. « On remarque depuis deux ans des cas de rénovictions et des personnes âgées qui se retrouvent à la rue. Les refuges sont envahis par des gens qui n’ont pas d’affaires dans le réseau de l’itinérance », déplore le chef d’équipe, impuissant, qui voit aussi depuis plus de 20 ans les mêmes personnes incapables de s’en sortir.

Un peu décourageant, non?

N’en déplaise aux clichés, Vincent estime que son travail n’est fait que de petites victoires. « Chaque gars que j’ai réussi à sortir de la rue, c’est mon salaire, ma reconnaissance, et ça arrive assez souvent pour que je puisse respirer », explique-t-il, citant en exemple un certain Daniel, qui l’appelle une fois par semaine de son appartement pour donner des nouvelles. Des bonnes en plus.

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Samuel, lui, s’enorgueillit de cette fois où il a convaincu un homme de se rendre en désintox. « Sur quinze interventions que je pars, si j’en mène une à bon port, c’est une réussite », renchérit-il.

Des succès relatifs, mais qui n’empêchent pas le duo de préserver. Par contre, la vaste expérience de Vincent lui permet de mettre le doigt sur certains bobos. « Le problème est dans la répartition des services qui va en diminuant, sans compter la pénurie de personnel et les salaires bas dans le communautaire », observe-t-il, saluant néanmoins une relève motivée et compétente dans le milieu. « Il y a beaucoup de jeunes chez CARE et il règne un bel esprit de famille. »

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S’il salue le fait que la pandémie a braqué les projecteurs sur l’itinérance au-delà du traditionnel topo journalistique de « Noël dans la rue », il déplore qu’aucune initiative concrète mais surtout durable n’ait été prise. « On n’a pondu que des choses temporaires. Faudrait penser à quelque chose de permanent, durable », croit Vincent au sujet des nombreux refuges qui ont été ouverts momentanément ici et là durant la crise.

La ronde achève, on passe devant la Place Versailles. Pas besoin d’aller voir à l’intérieur, les gars y sont allés plusieurs fois aujourd’hui. Ce qui frappe, c’est qu’on n’a pratiquement croisé aucun.e client.e de l’auberge, sinon autour de l’édicule du métro Langelier comme d’habitude.

À défaut de voir « de l’action », je retiens de cette balade la profonde affection de Samuel et Vincent pour leur gang de poqué.e.s.

« Autant t’as le rat qui veut voler les bottes du gars qui vient de mourir, autant t‘as le gars qui veut donner la chemise qu’il n’a pas », résume de manière colorée Vincent, avant de me serrer la pince.

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J’apprends alors que le refuge fermera ses portes à la fin du mois (j’ai un scoop moé là!) pour permettre à l’auberge de reprendre ses activités « normales ». Une fois de plus, la clientèle devra déménager ses pénates ailleurs sur l’île, un peu plus à l’ouest dans Hochelaga-Maisonneuve selon les rumeurs.

Samuel et Vincent jurent ne pas le savoir encore eux-mêmes.

Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils revivront une énième fois le sempiternel « pas dans ma cour » et qu’ils reprendront leurs promenades là où d’autres souffleront sur les braises de l’intolérance.