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On a visité le plateau d’un film flyé et ambitieux
Il se passe tout plein de choses sur le bord de l’autoroute Métropolitaine, mais personne ne se donne jamais la peine de regarder.
J’en conviens, c’est pas très beau comme endroit. C’est plein d’entrepôts, de garages et d’édifices corporatifs de toutes sortes. Par contre, près de la 15, on retrouve aussi les anciens bureaux de l’Office national du film du Canada, un immense monolithe aux couleurs imprécises, érigé à une époque désormais révolue. Techniquement désertés depuis 2019, on y tourne aujourd’hui des films. Beaucoup de films.
« On n’est pas les seuls ici », m’explique à voix basse la productrice Ménaïc Raoul, en m’accueillant à l’une des nombreuses entrées de l’édifice, tout près d’une scène en plein tournage. « C’est tellement grand, on peut être plusieurs à filmer en même temps. »
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Le tournage qui nous intéresse aujourd’hui est celui du film L’autre, d’Alexandre Franchi. Une sorte de thriller médical psychédélique qui ne ressemble à rien de ce que vous (ou moi) puissiez connaître et c’est tourné (du moins partiellement) dans un endroit s’apparentant à un croisement entre la maison des fous d’Astérix et un immeuble de l’ère soviétique.
Je suis donc parti à la recherche de mon laissez-passer A38 (et de visages connus) dans ce dédale de corridors et de bureaux vides qui abrite encore aujourd’hui l’imaginaire québécois.
Le corps à l’hôpital, l’âme au purgatoire
L’autre est basé sur une histoire vraie. Enfin, presque.
Voyez-vous, l’auteur et réalisateur du film Alexandre Franchi a lui-même souffert, il y a 14 ans, du rare cancer du tibia dont est atteint Stan, le protagoniste du film (interprété par Pierre-Yves Cardinal).
Du jour au lendemain, il s’est retrouvé alité à l’hôpital avec 50 % de chances de survie et une possibilité d’amputation.
Dans le lit à côté de lui se trouvait une jeune victime ayant reçu des coups de feu dans les jambes, vraisemblablement membre d’un gang. « Il y avait des gens qui venaient le voir tard le soir pour lui demander qui lui avait fait ça pour le venger. Moi, ça me terrifiait parce que les numéros de lits étaient inversés dans l’ordinateur et tout le monde se trompait. Les visiteurs comme les infirmières. En plus, il y avait un blessé de la même fusillade qui appartenait à un autre gang dans une chambre voisine. Ça me faisait un peu capoter », raconte le réalisateur qui signe son premier long métrage francophone.
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Voilà, en quelque sorte, l’intrigue principale de L’autre. Franchi transpose cependant sa mésaventure au personnage de Stan, un auteur de romans fantastiques dans la quarantaine qui entre à l’hôpital avec beaucoup de certitudes à propos de lui-même, et Darius, un jeune voyou mystérieux qui aime faire souffrir tous ceux et celles qui le côtoient.
« Darius, c’est un sadique de base. Il prend plaisir à faire mal », affirme son jeune interprète Bilel Chegrani.
Assis sur un lit d’hôpital aux côtés de Pierre-Yves Cardinal, son partenaire de jeu, celui-ci en est à ses premières armes au Québec.
Et la victime de prédilection de Darius, c’est Stan. Parce qu’au-delà de sa proximité physique avec son agresseur, il est tout aussi disposé psychologiquement à recevoir les mauvais traitements de ce dernier.
« Stan ne se connaît pas. Il s’est raconté plein de trucs à propos de lui-même. Il arrive à l’hôpital plein de certitudes pour finalement se rendre compte qu’il a tout faux », explique Cardinal, entièrement de mou vêtu comme tout bon patient de longue durée qui se respecte.
Si Alexandre Franchi a fait de Stan un antihéros dans le sens classique du terme, c’est parce qu’il n’était pas intéressé par les récits hollywoodiens classiques où le héros triomphe du mal et s’en sort grandi. « Je voulais poser la question : qu’est-ce qui arrive lorsque tu t’aperçois que tu n’es pas la personne que tu croyais être? Qu’est-ce que tu fais quand ton côté sombre prend le dessus et que tu n’as pas le courage de le confronter? », lance-t-il à l’horizontale.
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Inventer et réinventer le métier sur le pouce
Bien sûr, qui dit film atypique, dit forcément méthodes atypiques.
« Un huis clos dans une chambre d’hôpital, c’était de la folie dès le départ », insiste Pierre-Yves Cardinal qu’on a récemment pu voir dans Simple comme Sylvain.
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Pour Alexandre Franchi et sa distribution, le défi consiste à donner vie à un thriller, le genre de film où il se passe habituellement plein d’affaires, dans des circonstances aussi restrictives.
« C’est difficile de se renouveler dans un huis clos », affirme pour sa part Karine Gonthier-Hyndman, l’interprète de Bénédicte, la conjointe de Stan. « Mon personnage vient ponctuer les événements. Elle fait avancer les choses dans l’histoire. On s’est beaucoup questionnés à savoir comment faire progresser l’action à l’écran pendant la production. »
Bilel Chegrani abonde dans le même sens et en révèle même un peu plus : « L’autre, c’est un film à degrés. Stan sombre dans divers degrés de douleur et, même, de folie. Darius aussi pousse le sadisme à plusieurs degrés. Avec Alex, on a travaillé comme ça pour arriver à bâtir cette atmosphère. »
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« On a beaucoup joué sur les réflexions, les ombres, les terreurs que tu ressens lorsque t’es à l’hôpital. Ça a carrément été un défi de les trouver. Mais j’aime ça, chercher », raconte le réalisateur.
L’attrait d’un film différent
Pierre-Yves Cardinal, Karine Gonthier-Hyndman, Benoît Gouin et même le légendaire Marc Messier font partie de la distribution de L’autre. C’est beaucoup de monde connu pour un projet aussi flyé.
« Je choisis toujours mes rôles en fonction du personnage offert, et pas nécessairement pour l’histoire au sens large. Depuis quelques années, on m’offre beaucoup de rôles comme celui de Richard, soit des pères qui ont des choses à se reprocher », confie l’interprète du légendaire Marc Gagnon.
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« Richard, je le trouvais un peu loser au départ, mais la chose que j’aime à propos de lui, c’est à quel point il a peur. Il a peur de la maladie, que son fils souffre, de ses propres émotions. Il porte toujours ses lunettes fumées, comme s’il voulait pas vraiment être là. »
Connu principalement pour ses rôles comiques, Messier a fait tourner plusieurs têtes en incarnant Hervé Dubois, auteur d’un féminicide vieillissant en quête de rédemption dans la populaire série À cœur battant. « Dramatique, comique, ça me dérange pas. J’aime tout faire. Tsé, j’ai joué dans la pièce de Florian Zeller Le père, au TNM, l’an dernier. C’est un truc super tragique à propos de la maladie d’Alzheimer, mais dans la salle, le public arrêtait pas de rire. Je me trancherais les veines pis le monde trouverait ça drôle. Le comique, ça me suit. »
C’est d’ailleurs cette même complexité qui a attiré Karine Gonthier-Hyndman, l’interprète de l’explosive Micheline de C’est comme ça que je t’aime, vers le rôle de Bénédicte : « C’est une femme courageuse, présente, fidèle, mais elle a aussi ses propres failles, ses propres problèmes. Je trouvais que sa présence faisait écho à ce que vit Stan parce que beaucoup de ce qu’il vit se passe à l’intérieur de lui-même », raconte-t-elle.
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Ma photographe Raffaella et moi quittons le cauchemar éveillé d’Alexandre Franchi pour revenir à l’océan de brun et de gris qui borde l’autoroute métropolitaine. Une bouffée d’air frigorifique et quelques flocons de neige nous ramènent à la réalité. Comme quoi, il ne faut pas s’arrêter aux apparences. Parce qu’à l’intérieur de ces immeubles à l’allure austère, des artisans parviennent à faire de la magie.