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Nouvelle ère pour la nuit montréalaise : une mutation culturelle?

Rencontre avec trois acteurs de l’industrie du shooter.

Par
Jean Bourbeau
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« Les six premiers mois, c’était l’âge d’or », se remémore Charles-Étienne Pilon, cofondateur du Nouvel Établissement, bar niché au cœur du Mile End qui fut un pilier discret, mais incontournable de la nuit montréalaise pendant près de trois ans.

L’ouverture avait des allures de promesse : une ambiance effervescente et une clientèle fidèle portée par le souffle post-pandémique. La petite boîte de nuit avait trouvé son crowd, une jeune communauté mêlant Gen Z et Alpha, vibrant au rythme d’une musique électronique avant-gardiste. Très vite, l’établissement est devenu un véritable tremplin pour les talents émergents, offrant une scène à près de 200 DJ en devenir.

Mais ce qui semblait une recette infaillible n’a pas résisté aux réalités économiques et culturelles en pleine mutation.

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Derrière le rideau d’un dancefloor plein, les chiffres peinent à suivre. « Dès janvier 2024, on était déjà en mode survie », confie-t-il sans trace d’amertume.

Puis, au début de novembre dernier, le Nouvel Établissement a été forcé de tirer sa révérence. Quelques semaines après sa fermeture, je retrouve Charles-Étienne autour d’un café. Ce qui aurait pu n’être qu’un bilan s’élargit rapidement en une réflexion plus profonde sur ce que la fin de cette aventure révèle des transformations qui redéfinissent notre paysage culturel nocturne.

Le cash et les nouvelles règles du jeu

Le Mile End, autrefois l’épicentre des cool kids montréalais, se trouve aujourd’hui coincé dans l’étau de la gentrification et de la crise du logement. L’augmentation vertigineuse du coût de la vie redessine en profondeur les dynamiques sociales et culturelles. Ce qui était autrefois un plaisir banal – sortir prendre un verre – s’apparente désormais à un petit luxe. « Faire sortir les gens en semaine devenait de plus en plus difficile », constate Charles-Étienne, aux premières loges de cette mutation.

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La consommation d’alcool connaît un net recul, particulièrement chez les 18-24 ans. Même des événements phares comme le Piknic Électronik et l’Igloofest, où Charles-Étienne supervise aussi les bars, autrefois associés à des festivités arrosées, ne font pas exception à cette tendance. « La consommation d’alcool diminue chaque année », confirme-t-il, en phase avec de nombreuses études sur le sujet (ici, ici et ici, par exemple).

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Installé depuis quelques années à proximité de la buvette Chez Simone, institution du Mile End depuis 2008, le Bar à Flot, sa « petite sœur », s’adapte lui aussi à l’évolution des habitudes de consommation post-pandémie. J’y rencontre Simone Chevalot, copropriétaire des deux établissements, et Claude Saade Traboulsi, jeune sommelier qui officie sur le plancher de ces adresses depuis plusieurs années. Ensemble, ils tracent un portrait contrasté de leur clientèle et des mutations du nightlife.

« Les jeunes ne s’attardent plus des heures à une table. Un verre, peut-être deux, et ils repartent. Pour cette tranche d’âge – 18 – 24 ans –, nos bars sont des lieux de passage », remarque Claude.

« Les gens avaient besoin de sortir après la pandémie. C’était fou. Et comment ils buvaient… ça a complètement disparu », ajoute Simone.

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Aujourd’hui, les soirées prennent fin bien plus tôt. Les deux établissements ferment désormais à 1 h du matin, contre 3 h autrefois, un signe de l’évolution des habitudes.

Selon Claude, ce changement est surtout dû à l’économie : « Toutes les bouteilles sont maintenant partagées, les tournées offertes se font rares. Le laisser-aller n’existe plus. »

Comment expliquer ce changement de paradigme, au-delà de la facture?

Pour Charles-Étienne Pilon, l’époque où la vie étudiante et les premières années de la vingtaine étaient rythmées par les cours et les partys semble révolue. « Désormais, beaucoup de jeunes se tournent vers le micro-entrepreneuriat, jonglant avec des projets parallèles, une gestion stratégique de carrière, et une présence soutenue sur les réseaux sociaux qui redéfinissent leurs priorités. »

Cette transition marque l’émergence d’une maturité financière précoce. Les tournées de shooters, autrefois emblématiques d’une insouciance partagée, cèdent la place à une gestion plus prudente et calculée des dépenses.

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La compétition et l’éclatement de l’offre

En parallèle, l’explosion des festivals – petits ou grands –, des clubs de quartier et des guestlists fidélisant les clients tout en réduisant les revenus d’entrée, fragilise le modèle économique des établissements traditionnels. À cela s’ajoute la prolifération des raves, qu’ils soient clandestins ou légalisés. Ces soirées, qui s’étirent parfois jusqu’à l’aube, attirent un public avide de nouveautés, davantage séduit par les drogues que par l’alcool. « Chaque rave offre un cadre unique, souvent bien plus stimulant qu’un bar classique », souligne Pilon.

Le résultat? « Une culture nocturne vibrante, mais où personne ne fait vraiment de profit », la rentabilité restant majoritairement liée à la vente d’alcool.

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La démocratisation des raves a métamorphosé l’underground montréalais. Autrefois trash et chaotiques, souvent nichés dans des lieux précaires, ces événements se sont mués en rendez-vous grand public, mieux organisés et nettement plus coûteux. « Les gens viennent au bar pour pré-drink, mais leur budget principal est réservé au billet d’entrée du rave », observe-t-il.

Toutefois, selon Pilon, la culture des raves se cannibalise elle-même : « Il y a tellement d’offres qu’en ce moment, chaque vendredi, plusieurs gros événements se chevauchent. »

Même une partie de la diaspora française, autrefois très présente au sein des bars traditionnels, s’est détournée vers des collectifs électroniques, réorientant ainsi l’essence de la fête en dehors des établissements classiques.

Tous les DJ ayant fait leurs armes au Nouvel Établissement.
Tous les DJ ayant fait leurs armes au Nouvel Établissement.
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Parfum d’individualisme

« Avant, un groupe commandait une tournée de shooters. Aujourd’hui, on voit souvent des gens prendre un shot en solo, rapidement, avant de retourner dans leur bulle », observe Charles-Étienne Pilon. Cette remarque, bien qu’anecdotique, illustre une évolution des dynamiques nocturnes, où l’expérience collective s’efface progressivement au profit d’une approche plus individuelle.

Le line-up de DJ est désormais au centre de l’attention, éclipsant les interactions spontanées qui animaient autrefois les bars. « Avant, ça dansait en gang, les bartenders étaient des figures charismatiques, parties prenantes du spectacle. Maintenant, tout converge vers la scène. Les gens dansent en silence, fixés sur le DJ, figure hautement individualisée. »

Simultanément, l’usage croissant de substances comme la kétamine, le GHB ou les champignons redessine les habitudes festives.

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Ces substances dites downer, plus abordables et introspectives que la cocaïne, privilégient une immersion personnelle dans la musique plutôt qu’une effusion collective alimentée par l’alcool.

Ce repli sur soi s’étend également aux pratiques sociales. Snapchat, Instagram et TikTok deviennent des alternatives aux bars, autrefois lieux phares de socialisation. Soucieuses de leur santé mentale et physique, les jeunes générations privilégient des environnements plus intimes ou numériques. Une publication qui capte l’attention peut parfois remplacer l’euphorie d’une soirée, sans avoir à dépenser un sou ni à quitter son domicile.

L’omniprésence des réseaux sociaux accentue cette transformation. La peur d’être filmé dans une situation compromettante dissuade certains de fréquenter les bars. L’idée de devenir une story alors qu’on est complètement ivre ou dans une posture gênante freine l’insouciance qui, autrefois, faisait le charme et la spontanéité de la vie nocturne. Ma collègue Malia a justement consacré un article complet à cette peur du cringe.

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Une génération plus sobre en quête d’authenticité

La séduction, elle aussi, se réinvente. « Le dating passe de moins en moins à travers la consommation. Les gens redoutent ce qu’ils pourraient dire ou faire sous l’effet de l’alcool », constate Charles-Étienne Pilon. Cette transformation marque une rupture nette avec l’époque où l’excès, l’ivresse et la démesure façonnaient l’univers des clubs et des bars, souvent amplifiées par le marketing de l’industrie de l’alcool.

Depuis le mouvement #MeToo, les attitudes dans les espaces nocturnes évoluent sensiblement. « Il y a moins de bagarres, et les signalements d’interactions déplacées ont considérablement diminué », observe Charles. Les soirées autrefois imprévisibles cèdent la place à des environnements plus respectueux, où la sensibilité guide les interactions.

« Il n’y a pas si longtemps, tout tournait autour de la débauche : le binging, les chalets Coors Light, les ladies’ nights, ou les sorties où l’objectif avoué était de ramener quelqu’un. Aujourd’hui, tout ça est fini », analyse Charles-Étienne.

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« Aujourd’hui, c’est une autre ère. La culture des bouteilles est en déclin, tout comme les soirées centrées sur des normes hétéronormatives rigides. L’hypersexualisation est toujours présente, mais différente, plus dans l’expression de soi. » À leur place émerge une quête de beauté, de singularité, mais sans nécessairement viser la promiscuité ou les aventures d’un soir.

Cette sobriété croissante transcende la simple abstinence alcoolique. Elle reflète un changement culturel plus profond : une génération qui valorise davantage l’expression émotionnelle et la connexion authentique. « Ils n’ont plus besoin d’un verre pour se désinhiber. Peut-être sont-ils tout simplement meilleurs pour exprimer ce qu’ils ressentent », suggère Charles-Étienne.

Des lieux moins propices à la rencontre

Sans oublier que les applications de rencontre ont radicalement transformé la culture du dating, redéfinissant les codes de la séduction et reléguant les bars à un rôle secondaire dans les rituels amoureux. Jadis temples du hasard et de la consommation, ces lieux perdent leur centralité au profit d’espaces plus privés et maîtrisés, où les connexions s’initient par un simple swipe réciproque. « Le hasard d’une soirée arrosée n’est plus la base du dating », observe Simone Chevalot.

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« J’ai rencontré tous mes chums dans les bars, se souvient-elle. Les premières années de la Buvette, c’était ça : des tables partagées, des inconnus qui finissaient par passer la soirée ensemble. À parler, à boire. On se laissait emporter par la spontanéité. Ce désir de rencontre s’est dissipé. »

Cette nouvelle prudence s’accompagne d’une hypervigilance sociale : les soirées sont plus mesurées, moins sujettes à l’imprévu. Une méfiance diffuse semble désormais omniprésente, rendant les interactions naturelles à la fois rares et fragiles.

« Les jeunes femmes, notamment, sont beaucoup moins à l’aise de se faire aborder », ajoute Claude Saade Traboulsi qui résume bien la mutation :

« Il y avait une liberté, une insouciance, qui n’existe plus. Les jeunes clients sont plus spectateurs qu’acteurs de leur soirée. »

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Bien que des préoccupations comme le spiking (l’ajout de substances dans les boissons à l’insu des consommateurs) soient présentes, elles ne suffisent pas à expliquer cette évolution. « Lors d’événements comme le Piknic ou l’Igloofest, les mesures de sécurité sont nombreuses : couvercles pour les verres, équipes de sécurité qualifiées, présence du GRIP », précise Charles-Étienne Pilon. Selon lui, cette crainte n’empêche pas les jeunes de consommer, même si elle demeure un danger réel et un enjeu à prendre en compte.

Une sobriété normalisée

Bars et festivals n’ont d’autres choix que de s’adapter à cette nouvelle tendance. Les menus regorgent désormais d’alternatives sans alcool. « Ces options connaissent un succès croissant, même dans des événements où l’abondance était la norme », note Charles-Étienne, évoquant le bar à mocktails du Piknic. La tendance touche même les DJ internationaux, dont plusieurs adoptent une sobriété complète. « Même leurs riders – ces listes d’exigences auparavant très extravagantes – reflètent ce changement », souligne-t-il.

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La montée en popularité des bières sans alcool symbolise cette transformation. « Avant, elles étaient réservées aux plus de 50 ans. Maintenant, c’est tout à fait normal. Dans un groupe, il est courant que plusieurs ne boivent pas, » observe Claude. Les mois de sobriété, comme février, amplifient cette tendance et poussent les bars à diversifier leur offre.

Dans ce contexte, l’ivresse est devenue une exception : « Quand tout le monde boit modérément, quelqu’un de très intoxiqué détonne. Mais des jeunes, ivres? À bien y penser, on en voit presque jamais dans nos établissements. Ils boivent à peine », note Claude.

À mesure que l’éclat des soirées enivrées s’éteint, une nouvelle génération se tourne vers des modes de vie axés sur le bien-être, l’équilibre et la conscience de soi. Les beuveries et leurs inévitables lendemains difficiles cèdent la place à des pratiques plus saines : sport, randonnées, alimentation réfléchie et matinées productives. Ce n’est pas une simple mode, mais un mouvement profond témoignant d’une quête pour une meilleure santé physique et mentale.

« Même des drogues comme la MDMA perdent en popularité. Le down qui suit est trop difficile à gérer », explique Charles-Étienne.

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Ce virage vers la sobriété s’accompagne d’un engagement croissant envers des routines rigoureuses. Le sport, la quête d’un corps sculpté et l’adoption de pratiques de remise en forme deviennent des priorités, portées par une performativité qui s’inscrit dans l’ère numérique.

Sur les réseaux sociaux, médailles de demi-marathons et autres images idéalisées du bien-être projettent une pression subtile, mais omniprésente. Cette quête de sens, difficilement conciliable avec les excès nocturnes, alimente une transition vers une discipline corporelle où l’énergie du matin prime sur les souvenirs flous de la veille.

Un nouveau paradigme s’impose, non sans piège.

Les nouvelles priorités

Bien que fondées sur des observations, ces rencontres soulignent comment la culture nocturne, autrefois synonyme d’évasion, évolue sous la pression d’une économie exigeante et d’un changement de priorités.

Face à l’inflation et à la pression croissante d’un marché du travail hyper compétitif, la jeunesse troque les nuits blanches pour une quête du mieux-être axée sur la santé, le numérique et un contrôle assumé sur son quotidien. Ce recentrage traduit une nouvelle approche de la sociabilité, plus sélective et exigeante, où prudence et indépendance prennent le dessus sur les traditions festives des bars qui, malgré eux, en ressentent l’impact direct.

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