Le mois dernier, je me suis retrouvée dans une chambre d’hôtel à Rimouski, où je participais comme autrice à mon premier salon du livre. Il faisait froid et venteux, la première neige de l’hiver tombait doucement dehors. À l’abri sous la couette, j’ai ouvert Instagram pour passer le temps et j’ai soudainement été assaillie par une déferlante de contenus à propos du New York Times (NYT).
Un titre semait l’émoi dans ma chambre d’écho féministe, et le même sentiment d’indignation s’est vite répandu dans ma chambre d’hôtel adjacente au Pacini.
Le New York Times et le rage bait féministe
Un chroniqueur de la section Opinion du NYT, Ross Douthat, est à l’origine du contenu qui a suscité la controverse. Dans le cadre de son balado Interesting Times, Douthat a réuni deux autrices conservatrices qui jugent que les avancées féministes ont nui au monde du travail.
Pour Helen Andrews, le droit et le monde des affaires sont en péril parce qu’ils se sont « féminisés », ce qui les a rendus trop « wokes ». En écartant les hommes, les institutions et les entreprises se priveraient de leurs « vertus masculines », comme la recherche de la vérité et la prise de risque (?).
Pour Leah Libresco Sargeant, le féminisme a contraint les femmes à réprimer « leur nature » pour s’adapter à des lieux de travail conçus pour les hommes. Au cœur de sa thèse : les femmes et les hommes ne sont pas interchangeables, car il existe entre eux des différences fondamentales.
Pendant 60 minutes, les deux autrices abordent comment un « féminisme conservateur » pourrait redresser la situation.
Initialement intitulé Did Women Ruin the Workplace?, le contenu a été renommé Did Liberal Feminism Ruin the Workplace? après le tollé provoqué.
Le dictionnaire d’Oxford n’avait pas encore fait de rage bait son mot de l’année 2025, mais on peut dire que c’en est l’exemple parfait. La nouvelle version du titre n’a pas su apaiser la colère, et de nombreuses personnes ont appelé au boycott du grand quotidien new-yorkais.
Newsflash : les femmes ont toujours travaillé
En écoutant cet épisode du balado produit par le NYT, on pourrait croire que les femmes viennent juste de débarquer sur le marché du travail. Pourtant, des femmes qui punchent des heures, ça ne date pas d’hier.
« Les femmes ont toujours travaillé », répond l’historienne Camille Robert, que j’ai contactée pour en savoir plus sur la contribution des femmes aux conditions de travail modernes. Ses recherches portent sur l’histoire des femmes, du travail, de l’État, des services publics, du syndicalisme et des mouvements féministes au Québec.
Bien avant les années 1980, alors que le travail salarié des femmes n’était pas encore la norme, elles étaient déjà institutrices, gardes-malades, allumettières, ouvrières…
Bref, les femmes jonglent avec les responsabilités du travail et de la maison depuis belle lurette. Si on avait à les blâmer de quelque chose, ce serait d’avoir mis le doigt sur les failles d’un système qui épuise et exploite, qui exige une disponibilité totale, sans tenir compte des contraintes familiales ou personnelles. Pas très sain ni soutenable à long terme (allô, le burn-out) !
Heureusement, des féministes ont lutté pour que ça change. Au Québec, on leur doit plusieurs avancées qui ont rendu le monde du travail un peu plus agréable pour tout le monde — pas juste pour les femmes !
Merci pour l’équité salariale, le congé parental et le réseau de CPE
« Tout au long de leur présence sur le marché de l’emploi, les femmes ont permis d’améliorer les conditions de travail », résume Camille Robert.
« Quand on parle de qualité de vie au travail ou de conciliation avec la vie personnelle, je ne pense pas que ça aurait été possible sans la mobilisation des femmes. »
Dès la fin des années 1960, les femmes — notamment des féministes et des femmes issues du milieu syndical — ont porté des revendications liées à la conciliation travail-famille-études. Sans elles, il n’y aurait pas de loi sur l’équité salariale, de Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) ni le réseau de CPE.
Pour Camille Robert, ces femmes ont joué un rôle crucial dans la lutte ayant mené aux gains collectifs des travailleuses et travailleurs. « Ce ne sont pas les patrons qui, de bon gré, ont voulu améliorer les conditions de travail », souligne-t-elle. Même chose du côté des politiques gouvernementales : « La plupart des avancées, sinon toutes, ne sont pas des cadeaux du gouvernement ».
Au Québec, on se vante souvent de nos congés parentaux et de nos garderies à faible coût, mais il a fallu des décennies pour que les femmes les obtiennent. Elles ont dû se mobiliser, notamment avec les syndicats, les groupes communautaires et les groupes féministes, pour casser le party des patrons.
La droite instrumentalise le surmenage des femmes
Aux États-Unis, au Canada et ailleurs, la montée des discours conservateurs est inquiétante, pas seulement pour les droits reproductifs, mais aussi pour l’autonomie financière des femmes. Camille Robert partage mon sentiment : « Il y a quelque chose de très dangereux qui se met en place ».
« La droite va dire que c’est la faute de la gauche, des féministes, si les femmes se sentent forcées de tout faire, de tout accomplir. Alors, restez au foyer, occupez-vous de vos enfants et comptez plutôt sur votre mari », ironise l’historienne.
C’est vrai que le monde du travail est loin d’être parfait, et que la pression exercée sur les femmes de tout concilier existe toujours. La droite le sait, et elle l’utilise comme argument, fine stratège qu’elle est.
Mais la solution n’est pas de baisser les bras et de retourner à nos fourneaux, au contraire. Si on rush encore aujourd’hui, c’est simplement parce qu’il reste encore des luttes à mener, dont certaines amorcées par nos prédécesseures.
« Pourquoi ne pourrait-on pas mettre en place des services pour que les femmes n’aient pas à porter cette charge seules ? », s’interroge Camille Robert. Aux États-Unis, il n’y a pas vraiment de congés parentaux, pas de soins de santé universels ni de système de garderies publiques, accoucher coûte plusieurs milliers de dollars…
C’est cette question-là qu’aurait dû poser le NYT.
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