Ces temps-ci, on entend plus souvent le mot « syndicat » dans les médias que dans un documentaire sur Michel Chartrand. Entre la Loi 14 qui donne au gouvernement le pouvoir de mettre fin à une grève et d’imposer un arbitrage dans certaines circonstances, le projet de loi 3 qui changerait la façon dont les syndicats peuvent utiliser les cotisations de leurs membres en plus de leur imposer des vérifications additionnelles, la grande manifestation du 29 novembre dernier, Magali Picard de la FTQ qui polarise les opinions… Bref, on parle actuellement beaucoup de syndicats.
Les opinions par rapport à toute cette saga sont partagées ; certains, comme le Barreau du Québec, voient dans ces nouvelles limitations une dérive autoritaire de l’État québécois. D’autres croient que les syndicats ont fait leur temps et qu’ils n’ont plus leur pertinence d’antan.
J’ai parlé de tout ça avec Mélanie Dufour-Poirier, professeure titulaire à l’École de relations industrielles à l’Université de Montréal et experte sur le sujet des syndicats. Mais avant toute chose, j’étais curieux d’avoir votre avis sur la question.
Qu’est-ce que vous pensez des syndicats ?
Il y a quelques semaines, Quatre95 vous a invité à participer à un petit sondage au sujet des syndicats, notamment via notre page L’Argent du beurre | L’indépendance financière par Quatre95 (qu’on vous invite à suivre, par ailleurs).
Évidemment, ce sondage n’a rien de scientifique, mais vous avez quand même été près de 200 à y répondre, et ça nous donne un bon aperçu de notre communauté.
Les résultats ? Vous êtes très syndicalistes !
À l’affirmation « Les syndicats sont encore essentiels pour protéger les travailleurs », 60 % d’entre vous ont répondu qu’ils étaient essentiels ou absolument essentiels.
Par contre, vous trouvez les syndicats très (trop ?) politisés. À la question « Les syndicats sont-ils trop politisés ? », plus de 50 % ont répondu par l’affirmative.
Vous ne semblez toutefois pas trop effarouchés à l’idée qu’un syndicat soit implanté dans votre milieu de travail, puisque vous êtes 48 % à avoir répondu que vous seriez enthousiastes ou absolument enthousiastes si votre milieu de travail se syndiquait.
Par contre, les plus jeunes d’entre vous se sentent incompris. 40 % ont répondu que les syndicats comprenaient peu ou pas les jeunes, versus un peu plus de 22 % qui se sentent bien ou absolument compris par les syndicats.
Finalement, près de la moitié des répondant. e. s ont déclaré être prêt. e. s. à payer une cotisation.
Bref, le portrait qui se dresse est le suivant : vous trouvez les syndicats très politisés, pas toujours connectés sur les préoccupations des jeunes, mais, somme toute, vous trouvez qu’ils sont utiles et le coût des cotisations tout à fait justifiable. Ce portrait vous ressemble ?
Les syndicats mis à mal
Mélanie Dufour-Poirier n’est pas particulièrement surprise des résultats de notre petite enquête maison pas scientifique du tout, même si elle admet que les syndicats sont loin de toujours avoir bonne presse :
« En général, l’opinion est plutôt défavorable [à l’égard des syndicats]. »
« Il y a quand même un discours […] qui circule : les méchants syndicats, les déboires de la FTQ Construction… C’est rare qu’on mette de l’avant des avancées sociales tout en rappelant qu’elles ont été rendues possibles par des contre-pouvoirs comme les syndicats. »
Celle qui étudie les syndicats (entre autres choses) constate aussi qu’en général, la population ne maîtrise pas le sujet parfois pointu qu’est l’histoire du mouvement ouvrier : « Les gens ne connaissent pas le fonctionnement, les mécanismes qui sont déjà en place. C’est aussi répété ad nauseam par le gouvernement, par exemple, que les syndicats n’ont pas d’action politique, n’ont pas d’action à mener dans l’espace sociopolitique, alors que dans mes cours, je dis exactement le contraire. Je m’estime quand même assez experte dans mon domaine. »
« Donc, c’est récupéré à tort et à travers pour toutes sortes de choses, ce qui fait qu’à terme, les gens, non seulement méconnaissent, mais s’ils n’ont pas eu d’expérience dans un milieu représenté collectivement, ne peuvent se faire une tête. »
Toujours pertinents, les syndicats ?
C’est un commentaire qui revient systématiquement chaque fois qu’un article sur le sujet est publié sur les réseaux sociaux (parions qu’on le retrouvera également dans les commentaires de cet article par des gens qui n’auront lu que le titre) : « Les syndicats ont déjà été pertinents, mais aujourd’hui, on n’a plus besoin d’eux ».
Madame Dufour-Poirier n’adhère pas à cette vision : « Il y en a [encore], des déboires, dans les entreprises. Je m’intéresse beaucoup, par exemple, à la santé mentale en lien avec le travail. Comment se fait-il qu’on ne braque pas davantage les projecteurs sur les modes d’organisation du travail qui rendent des gens malades ? Ce ne sont pas les syndicats qui mettent ça en place. »
Et ça, c’est sans compter, évidemment, les effets bénéfiques de la syndicalisation sur le partage des richesses :
« Quand il y a […] une redistribution plus équitable, c’est en général quand il y a une présence syndicale élevée dans une société.
Alors, on pense à des pays comme la Suède, où vous avez un taux de présence syndicale de 90 %, ce sont des sociétés très avancées où le coefficient de Gini (ndlr : une mesure statistique de l’inégalité dans une population) est plus proche de zéro que d’un. »
L’experte souligne toutefois qu’elle ne cherche pas à faire l’apologie des syndicats, qui, évidemment, connaissent aussi leurs faux pas et leurs déboires. Mais elle croit qu’on aborde rarement la syndicalisation de manière objective : « Moi, en tant que scientifique, peu importe l’objet qui est manipulé […], c’est jamais tout noir ou tout blanc, quel que soit l’objet. »
Les syndicats devraient-ils se mêler de la politique ?
C’est le sujet de l’heure. Avec son projet de Loi 3, le ministre du Travail Jean Boulet veut diviser les cotisations syndicales en deux catégories : les cotisations principales, qui permettent de financer les activités centrales du syndicat, et les cotisations facultatives, qui servent à d’autres activités, comme la publicité ou la contestation d’une loi devant les tribunaux.
Est-ce que ça viendrait du fait que le gouvernement Legault est ben, ben fâché qu’un syndicat conteste sa Loi 21 ? Qui sait ? (Mais disons qu’on s’en doute.)
Est-ce raisonnable de s’attendre à ce que les syndicats « ne fassent pas de politique » ?
Pas pour la professeure en relations industrielles : « On nie l’espace, la légitimité d’un acteur qui exerce un contre-pouvoir pour les bénéfices de tout le monde, qu’on soit syndiqué ou non. À mon sens, on vient donc malmener les équilibres ambiants pour assister à un véritable jeu démocratique qui va bien au-delà de la réforme du régime syndical. »
« C’est toute la question de l’expression d’une démocratie sociale, industrielle, dans la société à l’heure actuelle. »
Elle me donne l’exemple d’un étudiant qui travaille pour un organisme qui vient en aide aux travailleurs non syndiqués, et qui souvent ne peuvent l’être, et ce, pour une foule de raisons (travailleurs migrants, livreurs Uber, embauchés par une agence, etc.).
Ces travailleurs étant parmi les plus vulnérables, ils ont donc besoin du travail de cet organisme financé par… les syndicats. Ce travail précieux pourrait être menacé par cette nouvelle loi : « Il me disait : “Qu’est-ce qu’on va faire ?”. »
Mélanie Dufour-Poirier constate que l’on cherche à éroder les droits des travailleurs en remettant en question un système qui, somme toute, a fait ses preuves : « C’est une logique de rentabilité strictement économique qui se fait au détriment des intérêts sociaux, au détriment d’un dialogue social qui fait en sorte qu’il y avait, à tout le moins, un bon vivre-ensemble au Québec. Pouvoir donner la parole et permettre aux gens de s’exprimer, c’est ce qui caractérisait l’esprit de notre société. »
Et perturber cet équilibre ne se fait pas sans coûts : « C’est l’équilibre du système des relations industrielles qui est mis à mal. Parce que si on supprime le droit de grève, il y a des coûts humains et sociaux à ça.
De dire : “On vous force à retourner au travail, on ne vous permet pas de vous exprimer, et ça sera à l’arbitre de trancher quant à vos conditions de travail », pensez-vous que les gens vont être contents ? Ça fait quoi comme milieu de travail, après ? »
À en croire les 50 000 personnes qui étaient dans la rue le 29 novembre dernier, les gens ne seront effectivement pas contents.
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