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Ma journée avec une anti-masque

La réconciliation entre nos deux univers est-elle possible?

Par
Hugo Meunier
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Il était une fois, une pandémie.

Chantal vivait jusqu’alors ce qu’on appelle – à tort ou à raison – « une vie sans histoire » : trois grandes filles, quatre petits-enfants, des amis, un bungalow, un chien, deux petites business.

Puis le virus est débarqué, d’abord discrètement, avant d’occuper tout l’espace. Vous connaissez la suite.

Comme vous, Chantal est restée confinée plusieurs semaines, sauf pour prendre l’air.

Comme vous, elle a perdu ses jobs, avant de tomber sur la PCU.

Comme vous, elle n’a pas vu ses proches.

Comme vous, elle a eu peur.

Jusqu’à ce jour d’avril où cette phrase en apparence anodine a été lancée lors du point de presse quotidien du premier ministre. «…je pense qu’on pourrait peut-être, à ce moment-là, retourner à une certaine normalité, mais plus jamais à une normalité comme avant.»

Pour Chantal, c’est là que les choses ont basculé.

Celle qui se décrit comme une éternelle « mouton noir » s’est alors mise à s’insurger.

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Contre le gouvernement, contre les médias, contre le port du masque (à ce moment «fortement suggéré»), contre ce qu’elle qualifie de « perte de ses droits et libertés » etc.

Chantal s’est brouillée avec des amis, avant de s’en faire de nouveaux qui pensent comme elle dans des groupes Facebook.

Bref, Chantal est ce que plusieurs appellent une « complotiste », une «covidiote», une « anti-masque ».

Je suis pas certain que Lucie Laurier serait la Che du mouvement anti-masque si elle était aussi occupée que Rémy Girard en 2003.

Mais qui se cache derrière ces étiquettes, qui semblent quand même coller à une portion importante de la population? C’est pour le savoir que je suis allé la rencontrer chez elle, à Mont-Saint-Hilaire. J’étais d’ailleurs animé des mêmes intentions en allant rencontrer un des jumeaux Tadros l’autre jour. Cette fois, je trouvais important de ne pas donner le crachoir à une personnalité influente de leur mouvement.

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Parce que je suis pas certain que Lucie Laurier serait la Che du mouvement anti-masque si elle était aussi occupée que Rémy Girard en 2003.

Une « complotiste » lambda prénommée Chantal qui n’a pas plus d’amis FB que ma maman, ça m’intriguait. Parce que Chantal est votre voisine, vous la croisez parfois au dépanneur ou au parc à chiens.

C’est ce que j’avais en tête en garant ma rutilante Matrix 2007 devant son bungalow d’une rue tranquille, situé près de la rivière Richelieu.

Le ciel était gris, le gazon de sa pelouse échevelé et un bol de toilette traînait au bord du chemin.

J’ai même pas envie de faire une blague avec ça.

Ah au fait, comment j’ai trouvé Chantal? En observant les membres actifs dans les commentaires d’un groupe FB anti-masque.

Tendance oblige, j’ai aussi fait mes recherches en espionnant sa page personnelle.

Chantal est volubile et publie plusieurs fois par jour.

Des coups de gueule contre la propagande des médias, des envolées pro-Trump (sa couverture représente Trump qui fait un fuck you aux pro-vaccins), une vidéo d’Alexis Cossette-Trudel avec Maxime Bernier, une publication QAnon (si vous ne savez pas c’est quoi, cet article et celui-ci pourraient vous être utiles), une « nouvelle » sur l’arrestation du pape lundi contre crime contre l’humanité, quelques complots (l’arrestation du gars au Tim Horton était arrangé avec le gars des vues) et tutti quanti.

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Elle raconte aussi s’être fait virer d’un commerce parce qu’elle portait un masque en dentelle (elle plaide une condition médicale l’empêchant de mettre un couvre-visage).

Enfin, vous voyez le topo.

Lors de nos échanges la veille, elle a conclu en affirmant qu’on sera libre de toute façon le 4 novembre. « Je t’expliquerai», a souligné Chantal.

Une relation contrôlante

Chantal s’excuse plusieurs fois du désordre. On s’installe dans la cuisine, derrière une belle table en bois. « C’est moi qui l’a fabriquée », précise-t-elle. Elle confectionne des sacs à main aussi, à son compte. Le reste du temps, elle lave des vitrines pour des particuliers et des commerçants.

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Elle n’a pratiquement plus de clients à cause de la COVID, une raison de plus d’haïr le virus.

« Tout a été fait pour tuer les petites et moyennes entreprises. Je ne pouvais plus aller chez mes clients, dont plusieurs sont âgés », peste cette menue brunette de 59 ans, devant un frigo tapissé de photos de famille.

Quand son chiot Lady me saute sur les shorts pour la cinquième fois, Chantal dégaine un push push rempli d’eau pour lui apprendre les bonnes manières.

Quin pitou, push push!

«Tout a été fait pour tuer les petites et moyennes entreprises. Je ne pouvais plus aller chez mes clients, dont plusieurs sont âgés.»

Cette native du coin confie avoir revisité de vieux traumatismes lorsque la pandémie a commencé à restreindre ses déplacements. « J’ai vécu longtemps dans une relation contrôlante. Ça faisait 20 ans que j’étais libre, j’allais où je voulais. Quand tout a commencé, je me suis senti pareil comme dans ce temps-là », raconte Chantal, en se servant un café.

On entre ensuite rapidement dans le vif du sujet.

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Chantal ne nie pas l’existence du virus – un rhume comme un autre selon elle -, mais estime que le branle-bas autour dissimule quelque chose de plus grand: un vaste complot mondial des puissants pour maintenir un réseau pédophile structuré, impliquant, Bill Gates, des vedettes d’Hollywood, name it.

Je résume grossièrement, mais en gros, le virus est l’arbre qui cache la forêt.

Chaque fois que j’émets des réserves, Chantal les taille en pièces à l’aide de toutes sortes de théories à mon sens farfelues.

«Je me suis battu pour empêcher les pesticides, je vais me battre pour mes petits-enfants!»

Mais bon, l’idée est justement d’essayer de rétablir la communication entre nos deux univers diamétralement opposés, de mieux comprendre d’où elle vient, question de tenter d’échapper à la polarisation des réseaux sociaux.

Je ferme ma gueule et j’écoute Chantal.

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Elle qui se dit allergique au Purell, au parfum, hypersensible aux ondes (ouaip, la 5G) et mène une croisade farouche contre le masque.

Le sourire des gens lui manque aussi, beaucoup. « Je lis la honte, la peur dans les yeux des gens masqués. Quand ils parlent, je ne comprends rien », déplore celle qui dit avoir perdu des clients à cause de ses convictions.

« J’ai demandé à ma petite-fille de neuf ans comment elle se sentait avec ça. Elle m’a dit qu’elle est triste. Je me suis battu pour empêcher les pesticides, je vais me battre pour mes petits-enfants! », assure Chantal.

«Tout le monde va se faire arrêter»

Cette bataille pour ses enfants et petits-enfants va bien au-delà du masque.

C’est là que Chantal se lance dans une diatribe sur Trump, qui va tout régler le 4 novembre prochain (date des présidentielles américaines).

Régler quoi? Ben mettre fin au réseau planétaire satanique et pédophile mentionné plus haut.

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« Tout le monde va se faire arrêter. Trudeau, Legault, des journalistes. Toi t’es du bon bord, tu ne seras pas arrêté », m’assure-t-elle avec aplomb.

Fiou.

«Tout le monde va se faire arrêter. Trudeau, Legault, des journalistes. Toi t’es du bon bord, tu ne seras pas arrêté », m’assure-t-elle avec aplomb.

Elle ajoute que si les enfants portent des masques, c’est pour pas qu’on puisse faire leurs signalements lors d’alerte-AMBER quand ils se feront enlever. Elle me balance ensuite des chiffres astronomiques sur la disparition d’enfants chaque année au Canada ( 60 000 – ce qui est vrai- mais elle omet de préciser que 90% sont retrouvés sains et saufs en dedans d’une semaine). « Un enfant de cinq ans coûte environ 29 000$. Au début j’y croyais pas moi non plus! », souligne-t-elle, en voyant ma face hébétée par tout ça.

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Le prix des convictions

Chantal dit respecter les opinions divergentes. « Les pro-masques sont beaucoup plus violents! », affirme-t-elle, en référence au climat acrimonieux sur les réseaux sociaux et au manque de respect à l’égard de leur mouvement qu’elle perçoit dans les médias.

Sur le plan personnel, elle semble payer chèrement le prix de ses convictions. Une de ses filles la trouve intense, une autre la croit apparemment et sa meilleure amie ne répond plus à ses messages. Pas super reposant comme passe-temps pandémique. « Ma fille me dit: tu brûles de l’énergie. Moi je réponds qu’elle va tomber en bas de sa chaise quand tout va arriver. Les gens me diront: t’avais raison! », martèle Chantal.

«Je veux sauver la liberté et la vie de mes enfants. Je ne veux pas que mes petits-enfants se fassent kidnapper!»

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Lorsque je lui demande comment elle réagira s’il ne se passe justement fuck all le 4 novembre ou – pire- si Joe Biden est élu, son visage se renfrogne. « Ce serait une catastrophe. Les suicides et la violence ont déjà augmenté. Les réseaux pédophiles auront gagné », murmure-t-elle en refoulant des larmes.

Quand je mentionne qu’elle prend peut-être ça un peu trop à coeur, elle retrouve son aplomb. « Trop à coeur? Je sais que plusieurs ont peur de perdre des amis, de se faire juger, mais je ne décrocherai pas. Je veux sauver la liberté et la vie de mes enfants. Je ne veux pas que mes petits-enfants se fassent kidnapper! »

«Ça fait plus de 100 câlins que je donne»

Chantal se ressert un autre café. En dehors de la croisade qu’elle mène surtout virtuellement, elle participe une fois par semaine à des jam dans une halte-routière d’Otterburn Park avec des amis. Elle fait ça depuis une quinzaine d’années. Un véritable baume dans sa vie. « Ça fait plus de 100 câlins que je donne et je suis encore vivante! », raille Chantal, qui fait des percussions.

«Ça fait plus de 100 câlins que je donne et je suis encore vivante!»

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Elle a aussi pris part à une manifestation pacifique à Montréal le 8 août dernier, à l’instar de milliers de personnes. « On était tous d’accord! J’avais l’impression d’être dans un festival, mais un festival humain! », illustre Chantal. « Je ne veux pas vivre dans un monde masqué, inhumain, qui ne se touche pas, qui a peur! », ajoute-t-elle dans ce qui prend les allures d’un cri du coeur.

Des courses avec Chantal

Chantal a des commissions à faire. Elle doit aller au Metro et au Canadian Tire. Comme elle a déjà été expulsée de deux commerces à cause de son masque en dentelle, j’ai voulu l’accompagner. Journaliste de terrain en calvasse, mais masqué normalement dans mon cas.

Avant de partir, elle extirpe de son sac à main son fameux masque en dentelle, un autre de spare au cas et une petite bouteille en plastique. « C’est du savon liquide sans odeur. Je suis allergique au Purell. »

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Le mont Saint-Hilaire se dresse, majestueux, au loin. C’est sûrement la plus belle vue au monde pour un supermarché. Le gars à la porte nous fait signe de mettre le produit désinfectant, mais Chantal pointe sa bouteille en plastique.

Quelques clients dévisagent Chantal à cause de son masque troué comme un gruyère. La principale intéressée s’en fiche royalement. « Je ne me suis pas fait chicaner ici encore. »

Ce qui frappe, c’est que Chantal semble connaître tout le monde. Normal, elle a travaillé douze ans pour les loisirs à la Ville. Elle s’occupait du skate park notamment. Plusieurs la salue chaleureusement, dont la caissière. Chantal prend des nouvelles de son bébé.

Une petite tannante paraît.

Ce qui frappe, c’est que Chantal semble connaître tout le monde.

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En sortant, je demande à l’employée ce qu’elle pensait du masque de Chantal. « Je l’avais pas vu, je sais pas trop quoi faire avec ça… », avoue-t-elle, gênée. Dehors, Chantal placote avec une petite famille de sa connaissance.

Au Canadian Tire à quelques kilomètres de là, Chantal réalise que la petite bouteille en plastique contient du chasse-moustique et non du savon à main finalement.

Elle esquive quand même le Purell à l’entrée, pour aller acheter des jouets pour Lady et un truc pour la toilette.

À nouveau, elle connaît la caissière.

Leur conversation est chaleureuse.

« Je ne viens pas souvent, je ne suis pas une tripeuse de masque! », lance Chantal.

-«Moi non plus, je le suis devenue par obligation », rétorque l’employée.

-«Ça achève, courage! », encourage Chantal.

-«Oh non, ça achève pas », tranche l’employée

Sans le savoir, les deux femmes viennent de résumer le discours qui divise présentement les pro et anti-masques.

J’abandonne Chantal dans le stationnement.

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Elle me remercie pour l’article. Je lui dis de se calmer, que l’article sera pas une info-pub pour ses idées, que je ne cautionne pas. Je la préviens même que les lecteurs/trices risquent de la trouver un brin crackpot. Je lui demande si elle est à l’aise avec ça, si elle veut rester anonyme, si ses filles vont m’en vouloir.

Au contraire. Elle assume. À 100%.

« Je m’en fous. Depuis que je suis petite, je m’en fous. On nous appelle les complotistes pour nous empêcher de parler. Les complotistes d’un bord, les moutons de l’autre: c’est-tu pas assez réducteur ça! », résume-t-elle, avant de partir.

Cette fois, je suis assez d’accord avec Chantal.

«Une chance qu’il y a Internet aujourd’hui, sinon j’aurais juste droit à de la désinformation», me disait-elle une heure plus tôt. Je pense exactement le contraire.

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Au-delà des idées jugées dangereuses pour les uns et paroles d’évangiles pour les autres, existe-t-il quelque part un milieu? Un terrain d’entente? Un espoir? J’ai pour ma part perçu un décalage entre les positions tranchées de Chantal et ses relations chaleureuses avec tout le monde en Ville.

La madame d’à côté, sympathique, qui devient une militante investie d’une mission sacrée derrière son clavier. « Une chance qu’il y a Internet aujourd’hui, sinon j’aurais juste droit à de la désinformation », me disait-elle une heure plus tôt. Je pense exactement le contraire.

J’ai même pas repris l’autoroute que Chantal me bombarde de messages. Des articles à lire, une vidéo de gars qui se filme fâché, etc.

Je lui dis d’arrêter ça, que j’ai en masse de stock.

À la lumière, je me ronge machinalement les ongles.

J’avais oublié le chasse-moustique.