D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours détesté l’été. En fait, non, ce n’est pas tout à fait ça. J’ai déjà statué ici que j’aime l’été pour ses odeurs. Je l’aime pour ses lumières incertaines passé 19h et les chuchotements de la ville qui survivent à la nuit. Je l’aime aussi pour ses rendez-vous, galants ou collectifs.
Ce que j’ai toujours détesté de l’été, c’est moi.
J’étais une enfant boulotte. Grande et large. Pauvre et sédentaire. Celle qui mangeait beaucoup de riz parce que ça ne coûtait pas cher et qui allait ensuite gérer son ventre ballonné dans la ruelle avec les enfants blancs de familles sur l’aide sociale ou les autres enfants d’immigrants. Mes p’tits amis qui avaient les dents croches, de la grosse pilosité ethnique foncée et des petits totons mous. Mes p’tits amis vêtus de souliers de course scrap de chez Yellow et de t-shirt blancs jaunis par l’usure et le manque d’hygiène, on fera pas semblant.
On était laids, mais on était laids en gang, ça faisait moins mal.
C’est à la fin de mon primaire et pendant mes premières années du secondaire que ça s’est vraiment gâté. Une période marquée par mes premiers contacts avec ce phénomène social nommé embourgeoisement. D’abord un programme « international » audacieux conçu pour attirer les pupilles aux dents parfaites et à la silhouette élancée des quartiers riches dans l’écosystème social de ma petite école de quartier. Puis, mes premiers pas à l’école privée où il n’était pas rare de voir des adolescentes de 14 ans avec des écharpes Burberry.
Le secondaire ne m’a fait aucun cadeau; la masse de graisse flasque accumulée durant mon enfance est venue se loger dans mon torse, me donnant un tour de poitrine beaucoup trop généreux pour mon âge et pour être contenu dans un vulgaire polo de Maison Piacente (les vrais savent). J’ai passé mon adolescence à cacher mes gros nibards sous des couches de vêtements oversized et ces horribles cardigans longs si caractéristiques des années 2000 (vous savez lesquels).
J’avais la peau du visage grasse (mon père avait pris l’habitude de m’appeler « fon klere », ce qui signifie « front luisant » en créole haïtien) et je portais des lunettes à double foyer comme une grand-mère de 154 ans. Un truc prescrit par mon optométriste pour ralentir la progression de ma myopie et s’assurer qu’on rit de moi à la moindre occasion, sans doute.
L’été a donc toujours été un moment particulièrement vulnérabilisant pour moi. Je préférais crouler sous la chaleur plutôt que de dévoiler ne serait-ce qu’un centimètre de chair. Mes amies graciles, elles, ne se faisaient pas prier pour vivre leur best life dans les camisoles à bretelles spaghetti Garage, celles-là même qui sont honnies des adultes en position d’autorité depuis trois générations au moins.
C’est finalement une réduction mammaire, à l’hiver 2013, qui m’aura donné le courage nécessaire pour me libérer de mes pelures d’oignon vestimentaires. Plus tard, je renoncerai également à mes grosses lunettes en plastique, révélant ainsi au monde la princesse que j’ai toujours été, à la manière des ingénues dans les films pour ado dont le sex-appeal atteint le plein potentiel seulement quand elles abandonnent broches, barniques et bonnes notes pour devenir la copine du chef de l’équipe de foot, puis, immanquablement, la reine du lycée.
Mon makeover a culminé avec l’ajout de tattoos à quelques endroits stratégiques pour camoufler mes bras forever gras et gibelottant et mes taches d’hyperpigmentation dont j’hérite AU MOINDRE BOBO.
Aujourd’hui, ma carrure n’est pas moins imposante, mais j’ai désormais une face qui se rapproche des standards européens de beauté (shout out au colorisme qui m’avantage dans ce monde de merde) et un dos capable de se maintenir droit sans courber sous le poids de deux grosses cloches. J’ose maintenant la bretelle large dans les robes d’été (façon Reitmans) ce qui aurait été impensable pour moi avant la pandémie.
Des cicatrices qui racontent trop fort
C’est en tombant sur une publication Instagram d’Henri-June Pilote que j’ai repensé à mon parcours.
Henri-June, un homme trans qui est également conférencier, consultant et créateur de contenu sur les enjeux LGTBQ+, raconte dans une vidéo fort touchante que, depuis sa transition médicale impliquant une mastectomie longtemps convoitée, il a maintenant de la misère à se baigner torse nu en public l’été.
Il évoque entre autres une « honte viscérale », non pas parce qu’il déteste son corps, mais plutôt parce qu’il se sent exposé, « comme si ses cicatrices racontaient trop fort une histoire qu’il n’a pas choisi de dévoiler ».
Ayant toujours envisagé la transition médicale comme une sorte de triomphe pour les personnes trans, j’avoue que c’est quelque chose auquel je n’avais jamais vraiment pensé. Angle mort, quand tu nous tiens.
Curieuse d’en savoir toujours plus, j’ai demandé à Henri-June s’il accepterait de se dévoiler davantage (mais seulement pour le public d’URBANIA, obvi).
« C’est difficile, un processus de transition, parce que je suis à la fois plus heureux et à la fois plus triste », m’a répondu Henri-June, qui a eu son opération il y a six ans.
« Quand je pense à mon corps, il y a différentes choses qui me dérangent; les cicatrices sur mon chest, mais aussi mon poids. J’ai quand même vécu ma puberté dans un corps que je n’ai pas choisi durant la première moitié des années 2000 et du culte de la minceur chez les femmes. »
Le créateur de contenu me confie qu’il a fait cette vidéo parce que cet été sera son premier avec un « vrai » maillot de bain pour homme, c’est-à-dire de bons vieux shorts en nylon qui arrivent aux genoux. Avant, il se cantonnait à un maillot à bretelles, un modèle similaire à ceux que l’on voyait sur les plages européennes au tournant du 20e siècle (mais en plus cutie). Tout ça pour cacher le haut de son corps.
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Henri-June m’informe qu’au Québec, la mastectomie pour les personnes trans se limite à l’aspect médical sans vraiment prendre en considération l’aspect esthétique de la procédure, comme on le ferait dans une clinique privée aux États-Unis pour le même montant, par exemple. Chez nous, c’est chop chop, pis that’s it. Tant pis si c’est laid.
« Je n’ai pas eu de liposuccion et j’ai des petites oreilles de chien sur le côté, du surplus de peau. Pis mes nipples, c’est comme si on m’avait mis deux pepperonis su’l chest. Il y a une libération dans la mastectomie pis de pouvoir enfin porter les vêtements que j’ai le goût de porter, mais j’ai aussi maintenant ce marqueur de ma transidentité qui est très, très apparent », confie-t-il, en précisant que dans le contexte social actuel, cela peut nourrir de la transphobie à son endroit.
« C’est pas grave, on fait avec », ajoute Henri-June avec un sourire résigné.
Complexes all-dressed
Une petite face contrite que je connais trop bien et qui me ramène à ma quête initiale. J’ai voulu savoir qui d’autres, parmi mes abonnés, affichait un sourire résigné en se regardant dans le miroir, l’été. J’ai donc lancé un appel à tous.
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Une dénommée Marie-Claude m’a confié que pour elle, ce qui est le plus angoissant maintenant qu’elle a fait la paix avec son poids après plusieurs années de travail, c’est son niveau de transpiration : « L’été, je suis mal dans ma peau à cause d’une condition, l’hyperhidrose, qui fait que je transpire abondamment. »
« C’est un enjeu à longueur d’année, mais l’été, c’est aussi ne pas avoir envie d’aller dans des événements non climatisés, éprouver de l’anxiété sociale à l’idée de refuser des câlins ou d’être gênée de s’assoir à côté de quelqu’un », ajoute-t-elle.
L’enjeu de la sueur semble donner des complexes à beaucoup de personnes ; j’ai littéralement eu un torrent de messages à ce sujet. (Excusez-la.)
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Inévitable, la question du poids a aussi été soulevée à de nombreuses reprises. Mais, fait intéressant : l’été fait ressortir les complexes de gens se situant aux deux bouts du spectre.
« L’été, quand on pèse près de 400 lbs à 30 ans… Un enfer! Et même après avoir eu une chirurgie bariatrique, l’été est tout aussi difficile, car la peau molle post “perte de poids rapide” sur mes bras me complexe », se désole Jacinthe.
« Moi, j’ai un trouble alimentaire, donc je déteste mon corps. Surtout mes jambes et mes cuisses. Et je ne mets que des t-shirts parce que j’ai l’impression d’avoir du gras au niveau des aisselles. Chez les autres, je m’en fous. Mais, avec mon anorexie, j’ai l’impression que tout est moche. Je n’ai pas porté de maillot depuis au moins 10 ou 12 ans », m’explique Marie.
La peur du maillot de bain est un autre sujet récurrent. Une de mes abonnées me confie y avoir renoncé à l’âge de 14 ans (!), excédée par son poil foncé et dru qui la laisse avec des poils incarnés quand elle essaie de les dompter.
Toujours du côté de la pilosité, les hommes ne sont pas en reste; pour Hugo (pas Meunier, quoique), les cheveux peuvent être une source d’inconfort.
« Je suis capable d’intellectualiser le fait que je ne suis pas “laid” dans une perspective extrêmement conventionnelle de la beauté, mais le sentiment d’être laid a un impact quand vient l’été. Je ne perds pas vraiment mes cheveux, mais je suis toujours gêné de sortir sans coton ouaté ou chapeau. Je ne veux pas montrer mes cheveux. »
La situation capillaire d’Hugo n’est pas la seule source de ses tourments. Il préfère se réfugier sous des vêtements amples plutôt que d’exhiber son corps, et ce, même s’il est mince selon les standards de beauté occidentaux.
« J’ai de la misère à porter une seule couche de linge comme un t-shirt ou une camisole. Je préfère porter un coton ouaté pour qu’on puisse moins deviner la forme de mon corps quand je fais du vélo, même quand la météo dépasse les 30 degrés. »
« En fait, si j’avais l’option de porter quelque chose pour cacher mon visage, je le ferais aussi. »
L’envie de disparaître. C’est également ce qui a obsédé une de mes abonnées à une certaine époque. Sauf que, comme c’est le cas pour Henri-June Pilote, ses cicatrices « racontent désormais trop fort ».
« Moi, mon complexe, c’est mes cicatrices d’automutilation. C’est arrivé dans une autre vie, mais mon corps me le rappelle, à l’univers et à moi-même, chaque fois que je suis en t-shirt », regrette-t-elle.
« Dernièrement, j’ai commencé à porter des shorts, mais seulement quand je suis avec mon groupe d’amies qui sert de barrière entre le monde et moi. Si je crée autour de moi un environnement où c’est OK d’être laid, je peux porter ce qui est réellement adéquat ou confortable pour la température, mais je ne le ferai jamais seule en public », raconte une autre abonnée.
Une barrière entre soi et le monde
J’ai eu un pincement au cœur en lisant tous ces témoignages.
Parce que l’été, c’est censé être la saison de la lumière. Mais, pour plusieurs, c’est aussi celle de la surexposition. Celle qui gâte les photos.
Je sais, je sais, au cours des dernières années, notre vocabulaire s’est enrichi pour nous aider à faire le ménage dans notre tête et se libérer d’une image de soi négative. Les mots « diversité » et « neutralité » corporelle ont fait leur entrée dans nos conversations, dans les articles de journaux et dans les repas de famille.
Mais, renoncer à des impératifs sociaux tenaces en matière d’apparence physique, c’est le travail d’une vie et l’été ne dure que 13 semaines, hélas. Chaque année, le cycle est à recommencer. Toutes les cigales, même celles qui n’ont pas chanté, se retrouvent prises au dépourvu.
Ce n’est pas facile de se réconcilier avec son corps en deux-trois affirmations positives. Et des fois, l’urgence, c’est de survivre à une autre canicule sans trop s’haïr.
L’été, quand on est laid, ce n’est pas la chaleur qui écrase le plus, c’est le poids du regard. Mais, parfois, dans un coin d’ombre, entre deux larmes de sueur et un t-shirt plaqué au corps, il y a un moment de paix. Une brise. Une peau striée de souvenirs qu’on tolère un peu plus. Un regard complice, plus clément que le nôtre.
C’est peut-être juste ça finalement, être libre.
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