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Est-ce que je peux être féministe et manger de la viande?

Est-ce que je peux être féministe et manger de la viande?

Faut qu'on se parle, mes poules

Par
Vanessa Destiné
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C’est la saison des grillades et du barbecue, c’est-à-dire le moment où je me sens le plus en vie dans l’année. Oui, je renais à la faveur des journées plus longues et du soleil ardent annonçant le solstice, mais j’aime d’abord l’été pour ses odeurs : celle du chlore et de la crème solaire des colonies de vacances comme celle accompagnant la fumée noire qui s’élève de mon petit Weber portatif pour annoncer u̶n̶ ̶n̶o̶u̶v̶e̶a̶u̶ ̶p̶a̶p̶e̶ que le souper est presque prêt.

Je ne me sens jamais autant en contrôle que quand je retourne 4 asperges préalablement blanchies pis une belle pièce de viande overpriced sur le grill; j’aime voir leurs chairs se défaire et entendre le petit grésillement induit par leur jus. J’aime que ma wig absorbe l’odeur de brûlé et que les effluves de roussi m’accompagnent jusque sous la douche, que je prends fraîche, vers 21h, pour me rapprocher des bras de Morphée.

Je suis une femme de petits plaisirs. Je suis une femme simple.

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Une femme simple, mais pétrie de contradictions. Parce que même si j’ai appris à apprécier la texture que prend un bloc de tofu grillé sur la broche, ma consommation de viande, pourtant timide durant l’année, explose durant la saison estivale; soudainement, j’ai le palais rompu au régime carniste.

Baooooon, une autre affaire, vous entends-je dire. Le carnisme, qu’est-ce que ça mange en hiver? De la viande, essentiellement. En fait, le carnisme, c’est un système de valeurs associées au spécisme. (Reste avec moi, le temps que je fasse ton éducation, babe.)

Peace, love and Aristote

Le spécisme, c’est un concept philosophique dont le fondement remonte à l’Antiquité et qui désigne aujourd’hui une forme de discrimination basée sur la hiérarchisation entre les différentes espèces animales, humains compris. Le spécisme, en gros, c’est ce qui nous permet à nous, les homo sapiens, d’avancer avec beaucoup (trop) d’assurance dans la vie en décrétant que nous trônons tout au haut de la chaîne alimentaire et que nos vies sont plus importantes que celles d’une vache, d’un cochon, d’un cheval ou d’un éléphant, tiens.

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C’est une forme de discrimination qui fait qu’on accorde plus de droits ou de valeur à certaines espèces du règne animal pour mieux justifier leur exploitation, que ce soit pour la nourriture, les vêtements (la laine ou la soie, par exemple), les tests en laboratoire (à des fins médicales ou commerciales, genre tester du maquillage) ou le divertissement (les zoos ou la chasse sportive).

C’est ce qui fait aussi qu’on va s’indigner que des gens à l’autre bout du monde mangent du cochon d’Inde ou du chien pendant que nous, on mange du lapin et des cuisses de grenouille.

Tsé, là, la petite hypocrisie qui nous pousse à crier au meurtre quand Longueuil annonce qu’elle doit tuer des chevreuils alors qu’au Québec, on tue chaque année 5 millions de poussins mâles dans une indifférence généralisée?

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Bref, les discussions sur le spécisme ont pris du galon en Occident durant les années 1960-1970, une période marquée par de grands bouleversements sociaux comme la décolonisation, le mouvement pour les droits civiques, la révolution sexuelle, la libération LGBTQ+, l’écologisme et le pacifisme. On a tendance à les voir comme des mouvements séparés, mais pour bon nombre de militants de l’époque (lire : les hippies gratteux de guitare), ces enjeux étaient tous interreliés. Surprise! Le concept d’intersectionnalité ne date pas d’hier, n’en déplaise à la CAQ.

Le discours sur la protection des animaux et « l’antispécisme » s’est donc naturellement frayé un chemin à travers toutes ces luttes sans toutefois parvenir à s’imposer de la même façon, le carnisme ayant la couenne (miam) dure : comme humain, on a souvent le réflexe de se réfugier derrière des arguments biologiques pour justifier notre consommation de viande (besoin de protéines!) alors qu’en réalité, elle a sûrement plus à voir avec notre conditionnement social.

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Après tout, l’humain est omnivore, pas carnivore. Et si on mange de tout, ça ne veut pas dire qu’on est obligés de tout manger. Le genre de mantra que je devrais d’ailleurs prendre l’habitude de me répéter avant de m’enfiler une boîte de craquelins Cheez-It à moi toute seule les soirs de semaine où je suis triste 😪.

Et Dieu créa… les véganes

En 1990, un essai révolutionnaire et largement considéré comme la bible de la communauté végane voit le jour : La politique sexuelle de la viande par la militante féministe Carol J. Adams, qui a d’ailleurs récemment fait l’objet d’une réédition.

Dans son bouquin, la militante explique que la consommation de viande s’inscrit dans un rapport de domination qui a tout à voir avec le « mot en p » : eh oui, le fameux patriarcat.

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Carol J. Adams soutient que la viande est un symbole de pouvoir et qu’elle est associée à la virilité. À l’opposé, les solutions alternatives à la viande ainsi que les mouvements de résistance à sa consommation, souvent défendus par des voix féminines au fil des siècles, sont perçus comme niaiseux, déconnectés, hystériques. Wow, very étonnant, much surprise, such stupéfaction.

Des suffragettes manifestant en faveur des droits des animaux en 1919.
Des suffragettes manifestant en faveur des droits des animaux en 1919.
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Carol J. Abrams est aussi la première à avoir théorisé le concept de « référent absent », c’est-à-dire le fait qu’on dissocie mentalement les animaux des produits qu’ils nous procurent. On peut prendre l’exemple d’une publicité télé pour un gros burger juteux, extra bacon. Spontanément, on ne pense pas au cochon ou au bœuf, on voit juste le produit fini. Pour la militante, il s’agit d’une forme d’objectification des animaux, similaire à celle que les femmes subissent.

Vous vous doutez que cet essai a causé bien des remous à sa sortie, il y a 35 ans, mais elle continue de nourrir (miam) les réflexions de manière ponctuelle chez de nouvelles générations de militantes féministes.

Bientôt, on la retrouvera au cœur du livre Pourquoi Trump ne mange pas de tofu, un ouvrage rédigé par la Québécoise Suzanne Zaccour, chercheuse et autrice féministe, également titulaire d’un doctorat en droit à l’Université d’Oxford, au Royaume-Uni. Suzanne est aussi l’autrice du livre La fabrique du viol, elle pratique le droit en Ontario et se spécialise dans la violence faite aux femmes.

Suzanne Zaccour
Suzanne Zaccour
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Des cochonnes en bas résille

Dans Pourquoi Trump ne mange pas de tofu, Suzanne, qui est également coach végane à ses heures, explore les liens entre les violences faites aux femmes et l’exploitation des animaux, en particulier à travers notre manière de justifier ces deux formes d’oppression.

D’entrée de jeu, elle souligne que toutes les formes d’exploitation animale devraient nous préoccuper, mais que le nerf de la guerre, c’est vraiment la consommation d’animaux pour la nourriture (viande, poissons, oeufs, lait, etc.) à cause du nombre de victimes qu’elle entraine : chaque année, on tue autant d’animaux qu’il y a eu d’humains sur Terre depuis les débuts de notre espèce.

Vous avez bien lu.

« C’est une violence qu’on ne mesure même plus », dit-elle, « parce qu’elle est banalisée, comme la violence misogyne. »

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« En matière de la violence faite aux femmes, on utilise beaucoup l’idée du consentement pour la justifier. On va dire “elle l’a bien cherché”, “elle portait une jupe courte”, “elles aiment ça”. »

« Aujourd’hui, on retrouve ce mythe dans ce qu’on appelle la “nourriture suicide”, c’est-à-dire des animaux présentés comme s’ils nous titillaient, comme s’ils insistaient pour être tués et mangés. Ça peut être la vache souriante et dansante sur les contenants de crème glacée Ben & Jerry’s, la fameuse Vache qui rit, le coq taquin des rôtisseries Saint-Hubert ou encore les cochons sur le party dans les publicités du restaurant Au Pied de Cochon », énumère-t-elle.

Une version actualisée de l’iconique Vache qui rit.
Une version actualisée de l’iconique Vache qui rit.
Une grosse cochonne qui nous montre son péteux
Une grosse cochonne qui nous montre son péteux
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« Ce qui rend le mythe du consentement efficace, c’est de suggérer que les animaux sont comme des femmes : exploitables, consommables. C’est ce que Carol J. Adams appelle “la pornographie de la viande”, par exemple lorsqu’on présente un cochon en version cartoon avec de longs cils et du mascara, une jupe, des bas résille et du rouge à lèvres. Le message, c’est : “Regardez, les animaux sont sexy, they’re asking for it”. »

Passées leur prime

Là, je me doute que vous lisez les réponses de Suzanne et que vous vous dites que c’est peut-être un peu tiré par les cheveux (ou par la crinière), tout ça.

Pourtant, les exemples où les femmes et les animaux sont des objets de consommation interchangeables pullulent. On le voit constamment dans la publicité; il y a des exemples spectaculaires utilisés par des chaînes de restauration rapide, comme chez le géant américain Carl’s Jr.

Je vous mets au défi de ne pas éclater de rire en regardant la compilation ci-dessous.

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Sinon il y a aussi des exemples moins drôles :

Une couverture du magazine <em>Hustler</em>, le fameux magazine de fesses, dont on se serait bien passé en 1978.
Une couverture du magazine Hustler, le fameux magazine de fesses, dont on se serait bien passé en 1978.

« Dans notre société, on féminise les animaux et on animalise les femmes. Le premier message implicite, c’est que pour être un vrai homme, tu manges de la viande, et tu exploites les femmes. Le deuxième message implicite, c’est que ça ne les dérange pas, les femmes et les animaux, d’être traités comme ça. »

« Si on veut une culture du consentement et non une culture du viol, est-ce qu’on peut vraiment continuer à avoir ce genre de discours ou de pratiques hérités du patriarcat? », questionne Suzanne.

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Comme exemple de pratique patriarcale, elle évoque les vaches laitières. « L’idée que la vache produit du lait, c’est une construction sociale; elle n’en produit pas plus que les autres mammifères », commence-t-elle.

« Pour produire du lait, on les attache à une structure que certains producteurs ne se gênent pas pour appeler le “rack à viol”, parce que c’est essentiellement ça, produire du lait : prendre le sperme d’un bœuf, parfois obtenu en l’électrocutant, et avoir un fermier qui enfonce son bras au complet dans le rectum d’une vache, immobilisée de force, pour la mettre enceinte. Ensuite, on tue son veau et on la refait tomber enceinte encore et encore puis on finit par la tuer pour faire de la viande hachée alors qu’il lui reste 20 ans à vivre, mais elle est passée son prime. »

« Ces mêmes producteurs n’hésitent pas à parler des vaches en les qualifiant de “bitchs” à la blague. C’est très répandu. »

Mais je suis une bonne personne

Ce portrait trash et brutal me rend physiquement inconfortable.

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Sur la défensive, je souligne à Suzanne qu’il semble tout de même y avoir une prise de conscience dans la population depuis quelques années. Il y a quand même beaucoup de personnes autour de moi qui, sans nécessairement faire de liens entre la misogynie et l’exploitation animale, essaient de faire des choix plus éthiques parce qu’ils sont conscients que quelque chose ne va pas avec l’industrie de la viande. Ces personnes se tournent par exemple vers de petites fermes familiales qui semblent avoir une approche plus humaine.

« Les animaux qui sont exploités le sont de façon atroce dans pas mal tous les types d’exploitation. Le reste, c’est du langage marketing. »

Par exemple, les poules en liberté. Les gens pensent que ça veut dire que les poules sont dehors. Or, les poules en liberté ne sont pas dehors. On est au Canada, il fait -25. “Poules en liberté”, ça veut juste dire que c’est pas une seule poule dans une minuscule cage, c’est plutôt de nombreuses poules enfermées ensemble dans un espace plus large », répond-elle.

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« Cette expression, “ferme familiale”, ça veut rien dire, non plus. Tous les fermiers ont des familles, peu importe la taille de leur élevage. La majorité des animaux exploités le sont dans un élevage de type industriel, même si c’est étiqueté “en liberté” ou “biologique”. Même quand on parle de viande “locale”, plutôt que “importée”, ça ne change rien au fait que les animaux sont transportés des fermes aux abattoirs sans accès à de l’eau pendant de longues heures ou qu’ils subissent des procédures médicales sans anesthésie. »

« Que le niveau de souffrance d’une poule soit à 25 sur 10 dans un gros élevage ou à 7 sur 10 dans une ferme dite éthique, ça ne change rien au fait qu’elle souffre. »

On ne naît pas poule, on le devient

Les parallèles faits par Suzanne sont fascinants, mais quelque chose me chicote toujours.

Je pense ici à la charge mentale des femmes. Les études démontrent que c’est souvent aux femmes qu’incombe le changement des habitudes de vie dans les ménages hétérosexuels. Ce sont elles qui portent la conscience sociale et environnementale de la famille. Ce sont elles qui se ramassent avec la responsabilité de remplacer les sacs Ziploc par des contenants réutilisables, et ce sont elles qui se ramassent à chercher des alternatives aux produits d’origine animale, et à essayer de convaincre conjoints et enfants que c’est vraiment hot le tempeh (c’est dégueulasse).

Est-ce qu’on n’est pas en train de créer une nouvelle source de culpabilité chez les femmes?

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« C’est vrai que le véganisme est principalement défendu par les femmes, comme le sont plusieurs luttes sociales, d’Idle No More à Black Lives Matter en passant par #MeToo. Mais c’est aussi le propre du féminisme intersectionnel de reconnaître que le fait d’être opprimée par le patriarcat, ça ne nous empêche pas de bénéficier de certains privilèges. Par exemple, d’avoir le droit de vie ou de mort sur un autre être vivant, comme une poule qui n’a pas choisi de naître poule », argue Suzanne.

« Moi, j’ai aucun contrôle sur ce que tu manges. J’offre une façon de voir les choses. Si on croit que les animaux ont une valeur, si on croit qu’il faut être non-violent, qu’il ne faut pas exploiter sexuellement, qu’il ne faut pas causer des douleurs aux gens, peu importe de quoi ils ont l’air, c’est une réflexion qu’on peut étendre aux animaux. »

Je comprends ça. Comme femme woke, mais surtout anxieuse, j’essaie toujours d’être dans une démarche de déconstruction, pas parce que je veux faire ma fraîche ou parce que j’ai peur d’être cancel, mais bien parce que je crois encore un peu naïvement à la possibilité d’un monde meilleur.

Une vraie conne, je sais.

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En 2025, je suis consciente que ce n’est pas viable pour l’humanité de continuer de manger de la viande et pourtant, je refuse de renoncer aux brochettes de poulet mariné de chez Adonis. Je la prends, la bavette de bœuf en spécial, je les veux, mes crevettes de Matane et j’ai absolument besoin de mon combo de viandes froides pour manger avec mes Cheez-It.

« C’est tout à notre avantage de rejeter les discours patriarcaux sous toutes leurs formes, et c’est à notre avantage de créer une société de consentement et d’égalité. La façon dont on exploite les animaux, c’est aussi la façon dont on exploite les femmes. Ça s’est vu à plusieurs reprises dans l’histoire : maintenir les femmes dans un état de gestation pour produire du lait, on le fait aux vaches, mais on l’a aussi fait aux femmes noires [les esclaves nourrices, NDLR]. Et rien ne garantit que ça ne se reproduira pas dans une société parallèle ou dans un futur dystopique rapproché où on déciderait que le lait humain, c’est mieux que le lait de vache », avance Suzanne.

Une carte postale provenant de Turquie et datant de 1910 où on voit une femme noire allaiter un enfant blanc.
Une carte postale provenant de Turquie et datant de 1910 où on voit une femme noire allaiter un enfant blanc.

« On sait déjà très bien quelle classe de femme pourrait un jour se ramasser dans des élevages. L’histoire regorge d’exemples où on mélange animalisation et race, animalisation et handicap. Les animaux comme les femmes sont vus comme des corps que l’on peut s’approprier », ajoute-t-elle.

Cette dernière phrase m’a donné froid dans le dos parce qu’elle m’a fait penser à l’histoire d’une femme afro-américaine dans l’État de la Géorgie : en état de mort cérébrale depuis février dernier, Adriana Smith a été maintenue en vie jusqu’à la mi-juin par les autorités parce qu’elle était enceinte au moment de sa mort. Adriana, qui était basically un cadavre sur papier, devait mener sa grossesse à terme puisque son fœtus était considéré comme viable, en vertu des lois sur l’avortement en place. Les docteurs ont pratiqué une césarienne sur son corps inerte le 19 juin pour « donner naissance » à un petit garçon qui ne connaîtra jamais sa mère.

Cette femme noire est donc essentiellement devenue un incubateur, une poule pondeuse. Le futur hypothétique que décrit Suzanne, c’était hier, en fait.

Alors, est-ce qu’on peut être féministe et manger de la viande? Je ne sais plus. Mais je sais qu’une vieille vache a dit un jour : « Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez rester vigilantes [mes poulettes]. »

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