.jpg)
L’avenue des Ukrainiens sort de nulle part sur le chemin de l’église de Chertsey, dans Lanaudière. On franchit une immense arche en bois avec des inscriptions gravées en langue slave.
Au bout d’un sentier serpentin flanqué de hauts conifères, on débouche sur un camp en activité depuis plus de cinquante ans durant la saison estivale, sous l’égide de l’Association de la jeunesse ukrainienne de Montréal. En plus d’un gros bâtiment pour accueillir les enfants, le site borde un étang et un petit hameau privé de 28 maisons cordées les unes contre les autres sur trois routes circulaires.
.jpg)
L’endroit paraît désert au premier coup d’oeil, sauf pour un écureuil noir suicidaire qui a failli finir ses jours sous les roues d’une Kia Rondo 2011.
Si le camp grouille de vie en été, les chalets appartiennent à des villégiateurs d’origine ukrainienne résidant à Montréal ou ailleurs, qui viennent prendre une puff d’air pur durant les vacances ou les fins de semaine.
Une seule voiture traîne dans un abri Tempo érigé devant une magnifique maison en bois à l’architecture champêtre. Je cogne à la porte. Mariés depuis 42 ans, Ronan Lisowski et Doris Onyskiw m’accueillent chaleureusement, non sans écarquiller des yeux devant l’arrivée soudaine d’un journaliste dans leur refuge reclus au milieu de la forêt.
.jpg)
« On est les seuls à vivre ici douze mois par année, les autres utilisent l’endroit comme chalet. Il y a 28 maisons et les propriétaires sont tous d’origine ukrainienne », explique Ronan Lisowski, qui habite à plein temps depuis quinze ans leur maison construite en 1968. « Nos parents sont arrivés à Montréal après la Deuxième Guerre, nous sommes la deuxième génération et tout le monde a à peu près la même histoire », explique l’homme né en Autriche, avant d’émigrer au Québec avec sa famille à l’âge de six mois. Doris, sa femme, est née à Montréal, où elle a rencontré son mari.
Comme eux, plusieurs ressortissant.e.s d’origine ukrainienne ont adopté la région après avoir été charmé.e.s par le paysage (en plus de la proximité avec la métropole). « On aime beaucoup le territoire. Il y a trois communautés ukrainiennes tout près d’ici », souligne Ronan, assis à la table de la cuisine recouverte d’une nappe d’un rouge pétant.
Son épouse Doris épie la conversation sur le sofa du salon décoré typiquement, notamment avec trois peintures d’un artiste ukrainien accrochées au mur derrière elle.
.jpg)
«On a des proches là-bas et on ne sait pas toujours où ils sont à cause des problèmes de communication.»
Le couple ne cache pas son désarroi ni son impuissance devant les horreurs se déroulant à 7000 kilomètres de son coin de paradis. « C’est difficile de regarder les nouvelles, raconte Ronan, la voix étranglée. On pleure presque tout le temps, on a des proches là-bas et on ne sait pas toujours où ils sont à cause des problèmes de communication. »
« En fait, tout le monde ici a de la famille là-bas », renchérit Doris d’une voix étouffée.
Pas évident non plus de vivre de tels évènements en solitaire sur leur site, sans personne avec qui ventiler. « On va en parler avec les gens quand ils vont revenir cet été. D’ici là, c’est pas facile de prévoir la durée de la guerre. On ne sait jamais ce qu’il y a dans la tête de Poutine », lance avec dédain Ronan Lisowsky.
.jpg)
Le couple salue le courage du président ukrainien Volodymyr Zelensky, une source de courage pour tou.te.s les habitant.e.s de son pays et la diaspora. « Il est prêt à tout pour défendre le pays, on ne s’en doutait vraiment pas. On ne se serait jamais attendu à une guerre non plus… », lance l’homme avec émotion.
« On est des gens tranquilles, il va y avoir des conséquences pour Poutine de faire ça à du monde comme nous… », soupire-t-il en me raccompagnant à la porte.
.jpg)
J’ai mis le cap à quelques kilomètres de là, où se trouve le camp Sainte-Sophie, un camp d’été pour enfants d’origine ukrainienne situé sur l’avenue du Castor à Chertsey. Pour s’y rendre, on traverse un pont enjambant la rivière Trudel, où se promène une famille de chevreuils.
Après qu’on se soit engouffré quelques kilomètres dans le bois, l’accès au camp (relevant de l’Église ukrainienne orthodoxe du Canada) est obstrué par plusieurs pieds de neige.
De l’autre côté de cette route perdue où le Wifi ne se rend pas, on dénombre trois bicoques en bois sur la rue en cul-de-sac Orthodox.
.jpg)
La dernière communauté ukrainienne se trouve à 25 minutes de là, sur le chemin des cimes à Notre-Dame-de-Mercie.
La pancarte du camp Ukrainia est bien visible depuis la route 125. À mon passage, le camp est désert et l’entrée de la majorité des chalets n’est pas déneigée, signe que personne n’y est venu depuis belle lurette. Au bout d’un chemin sinueux très étroit s’élève une jolie chapelle en bois en bordure d’un lac. Dans ce décor de carte postale règne un calme apaisant, bercé par le gazouillis des geais bleus. Sur la pancarte devant le lac, la sixième consigne d’une liste de règlements du camp concernant la chasse laisse un goût amer dans le contexte actuel.
« 6- No shooting at anytime. »
.jpg)
Si les Ukrainien.ne.s ont pris d’assaut Chertsey, il faut rouler du côté de Rawdon pour retrouver un El dorado semblable pour la communauté russophone.
En plus des Russes, des familles hongroises, polonaises, tchécoslovaques et irlandaises gonflent les rangs de cette municipalité de 12 000 âmes, attirées – à l’instar des Ukrainien.ne.s – par la beauté des paysages. Ces familles se sont installées dans le coin après la Première Guerre mondiale, emboîtant le pas d’une famille russe venue ouvrir un hôtel à Rawdon. Une colonie s’est rapidement formée autour, gagnant en importance après la Deuxième Guerre.
.jpg)
Les traces de leur histoire sont encore bien palpables autour du village, à commencer par les deux églises orthodoxes russes.
À l’entrée de Rawdon, il y a d’abord l’église Notre-Dame-de-Kazan, isolée sur une rue adjacente dans une pinède.
Il y a ensuite celle de Saint-Séraphim-de-Sarov, flanquée d’un cimetière sur la rue Petrograd. L’architecture de la petite chapelle détonne dans le voisinage, avec sa coupole et son iconostase traditionnelle en bois.
Jadis réservé aux soldats canadiens d’origine russe, le cimetière enneigé accueille aujourd’hui les dépouilles de tous les gens d’origine russe de confession chrétienne orthodoxe des environs. Aucune trace de ces ressortissant.e.s à notre passage. « On en voit des fois aux quilles, mais ça fait longtemps à cause de la COVID », m’informe un passant âgé, en train de promener son chien.
.jpg)
Sur une pancarte « À vendre » devant une maison, un nom retient mon attention : Lydia Soczniew.
«On n’est même pas sortis de la COVID et voilà que ceci arrive. Personne ne veut la guerre.»
Un coup de fil plus tard, la courtière immobilière d’origine russe et polonaise me résume en un mot l’état d’esprit dans lequel elle se trouve depuis deux semaines : inquiète.
« On n’est même pas sortis de la COVID et voilà que ceci arrive. Personne ne veut la guerre. J’essaye de ne pas trop suivre ce qui se passe parce que c’est très négatif et ça peut affecter notre santé mentale », commente Mme Soczniew, née ici d’une mère française et d’un père russe.
.jpg)
Elle se tient un peu informée grâce à une cliente d’origine biélorusse à qui elle a vendu une maison à Rawdon, qui aurait travaillé plusieurs années avec Vladimir Poutine. « Elle a été proche de lui et suit ce qui se passe là-bas sur un poste de radio russe. Il n’est selon elle pas un homme raisonnable, surtout que la majorité de sa propre population n’est pas d’accord avec lui », croit-elle.
La courtière immobilière ne cache pas avoir ressenti de la honte face à ses racines russes, même si elle n’a aucune famille là-bas. « Mes enfants aussi se posaient des questions, mais on n’a rien à voir avec ce qui se passe, dit-elle. C’est l’œuvre d’un seul homme, un tyran. »
.jpg)
Devant l’hôtel de ville de la rue Queen, plusieurs drapeaux d’ici et d’ailleurs flottent au vent. Normal pour une municipalité regroupant des citoyen.ne.s originaires d’une quarantaine de pays. Une démographie unique dont s’enorgueillit l’administration, d’où le slogan de la ville : « Forte de sa diversité ».
Je rencontre le maire fraîchement élu en novembre dernier, l’ancien lutteur bien connu Raymond Rougeau (oui oui, le frère de l’autre avec qui j’ai passé la nuit récemment).
« Ça fait maintenant plus longtemps que je suis en politique que j’ai fait de la lutte! », lance le principal intéressé, en politique municipale depuis maintenant vingt ans (il était conseiller depuis 2002 et maire suppléant depuis 2013).
.jpg)
Calé dans le fauteuil de son bureau, il m’extirpe des lettres manuscrites à la main qu’il reçoit encore des fans de The Fabulous Rougeaus, dont une d’un homme de New York lui demandant de signer une carte sportive vintage montrant les deux lutteurs fringants en train de faire une prise acrobatique.
«Je trouve ça épouvantable, on est en 2022. On pourrait s’occuper d’environnement, de famine et de pauvreté avant ça.»
Comme nous ne sommes pas ici pour parler de lutte, Raymond Rougeau revient sur la guerre en Ukraine, qu’il condamne sur le site de la municipalité. « Je trouve ça épouvantable, on est en 2022, souligne-t-il. On pourrait s’occuper d’environnement, de famine et de pauvreté avant ça. J’ai beaucoup de compassion pour le peuple ukrainien en train de subir une invasion. »
.jpg)
Quant à la pluralité des communautés qui résident sur son territoire, le maire parle de « cohabitation harmonieuse ». « Les gens d’origine russe se sentent mal et certains craignaient des représailles, mais il n’est rien arrivé à ma connaissance, indique-t-il. Les gens voient des humains avant tout et savent que ce n’est pas leur faute. On est ici à vivre normalement et parler du prix du gaz alors qu’eux sont là-bas à se battre pour leur vie. »
Le maire se prépare à déposer lundi une résolution en vue d’accueillir des réfugié.e.s ukrainien.ne.s, à l’instar d’autres municipalités à travers le pays. « On a une pénurie de main-d’œuvre à tous les niveaux et nos demandes de permis de construction explosent à cause de l’exode des gros centres urbains et du télétravail », décrit le maire.
.jpg)
D’ici là, il a mis des ordinateurs à la disposition des citoyen.ne.s d’origine ukrainienne et autres à la bibliothèque. « Internet n’est pas encore accessible partout en région, alors ça peut aider des gens à communiquer avec de la parenté là-bas », résume Raymond Rougeau.
Pour le reste, ses concitoyen.ne.s de toutes origines mènent tranquillement leur vie, très loin de la guerre.
Et si un sentiment d’impuissance ronge la diaspora des grandes villes, imaginez-le chez des gens éparpillés sur de vastes territoires, vivants seuls à l’orée des lacs et des forêts.