« Oh que oui! », s’exclame Jacques Rougeau lorsqu’un intervenant à l’accueil lui demande si c’est la première fois qu’il vient passer la nuit.
L’enregistrement est obligatoire pour tous les nouveaux usagers et usagères du refuge Cap-CARE de l’ancien YMCA d’Hochelaga, légendes de la lutte ou pas.
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Fraîchement adoubé porte-parole de la campagne « Ensemble, luttons contre l’itinérance » de l’organisme, Jacques Rougeau, 61 ans, voulait passer une nuit à l’aréna converti en refuge pour comprendre un peu mieux la réalité des dizaines de bénéficiaires qui occupent des lits ici depuis près de deux ans.
Une idée du fondateur et directeur du Centre d’aide et de réinsertion de Montréal, Michel Monette, qui a été présenté au lutteur par l’entremise du valeureux collègue Louis-Philippe Messier.
Et c’est votre serviteur qui hérite du rôle de colocataire de fortune pour documenter tout ça.
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En mangeant son pain de viande dans une assiette en styromousse dans le bureau de Michel Monette après son admission, Jacques Rougeau ne sait pas encore que cette expérience sera aussi pénible qu’un combat contre les frères Garvin au Forum lors du Massacre de la Saint-Jean-Baptiste. « J’avais des préjugés à l’endroit du milieu de l’itinérance. Dans ma tête, c’étaient (les personnes itinérantes) des lâches et des sans-cœur. Quand je suis venu visiter l’endroit la première fois, j’ai vu les mille raisons qui peuvent t’amener ici. J’ai compris qu’un de ces lits pourrait devenir le mien… », admet avec franchise le gaillard de six pieds trois pouces dans une forme toujours splendide, les biceps proéminents dans son t-shirt représentant les visages de pratiquement tous les lutteurs connus mondialement, incluant le sien bien sûr.
« C’est quand même sécuritaire, il y a eu quelques éclosions de COVID, mais personne avec de gros symptômes. On a deux agents de sécurité sur le plancher la nuit », souligne Michel pour se faire rassurant, ajoutant de garder sur nous nos cellulaires et portefeuilles.
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Malgré son gabarit, Jacques Rougeau ne cache pas une petite crainte à l’idée de dormir dans un endroit rempli d’inconnu.e.s, dont plusieurs souffrent de graves problèmes de santé mentale. « Quand je suis venu l’autre fois, il y avait de la chicane. Ça va peut-être brasser un peu. Je suis content que tu sois là, au moins on va mourir ensemble! », blague-t-il d’un rire franc à mon attention.
T’inquiète mon Jacques, on est là-dedans en tag team.
Pendant que The Mountie raconte à l’intervenant Jonathan la fois où il a battu Hulk Hogan à Montréal grâce à la prise du petit paquet, Michel martèle son objectif ultime d’éliminer l’itinérance chronique. « Ici, c’est un refuge d’urgence, ça ne devrait pas être congestionné en tout temps. Plusieurs habitent ici à plein temps et n’ont nulle part d’autre où aller », se désole Michel, rappelant que le problème est l’impossibilité ou presque de mettre la main sur un logement décent, qui n’est pas infesté de punaises ou occupé par des junkies. « On est 150 ce soir, c’est encore complet », calcule-t-il.
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La situation n’est pas en train de s’améliorer en plus, puisqu’une immense tente chauffée vient d’être aménagée dans le stationnement, visant à accueillir d’ici vendredi 30 lits supplémentaires. « Ça va être une maudite belle expérience! », lance enfin le catcheur de Saint-Sulpice, qui n’a jamais su si bien dire.
Michel rentre chez lui et nous laisse avec son équipe. Il est 18 h et une chicane éclate dans le stationnement, forçant l’intervention de la sécurité. Ça commence raide.
Parlant du stationnement, c’est là que les usagers et usagères vont fumer. Certain.e.s y passent presque tout leur temps, sauf pour aller dormir. La consommation d’alcool et de drogue est d’ailleurs permise, mais à l’extérieur.
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L’intervenant Jonathan nous escorte jusqu’au cubicule #37, un espace à aire ouverte délimité par deux toiles au milieu de l’aréna. C’est sur ces deux lits de camp installés à quelques pouces de distance que nous allons passer la nuit.
Si je ne connaissais pas personnellement Jacques Rougeau auparavant, on risque d’être intimes en sortant d’ici. Notre voisin de droite fait des mots cachés sur sa petite table. Celui de gauche est étendu dans son lit, dans un cubicule rempli de vêtements et de sacs pêle-mêle. Premier constat : les habitué.e.s ont des matelas, des sacs de couchage, et même des meubles et un brin de décoration. Il y a aussi une section pour les couples près des estrades, où un homme et une femme de confession musulmane sont en train de prier au sol en direction de La Mecque.
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Jacques s’installe un peu. Il a traîné un oreiller, une couverture (l’organisme en fournit une seule et rien d’autre), quelques biscuits emballés, des réglisses et un litre de Coke zéro.
J’ai pour ma part des vêtements de rechange, c’est tout. Mon vieux sac à dos servira d’oreiller et mon coat sera ma couverture.
Rapidement, des gens viennent saluer Jacques Rougeau. Il y a François, un fan de la première heure, qui se pointe devant le cubicule. La moitié des redoutables Frères Rougeau jase avec lui, pose des questions. Il s’intéresse aux gens, aux raisons qui les ont amenés ici. Cette authenticité et ce respect ont toujours été cruciaux aux yeux du lutteur, qui travaille dans le public depuis 45 ans. « Mon père (Jacques Rougeau Sénior) m’avait dit : “Sois toujours fin avec le monde en montant, parce que tu vas les recroiser en redescendant” », cite le colosse, qui sait de quoi il parle. Sans trop entrer dans les détails, il admet que la pandémie a été rough sur ses économies et que son statut de pigiste rend sa situation précaire. Une situation qui lui fait comprendre qu’un pas le sépare des gens qui vivent au refuge.
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Heureusement, les affaires reprennent un peu, à commencer par l’organisation de Lutte Académie, une compétition mixte pour faire connaître les talents d’un océan à l’autre, calquée sur le modèle de Star Académie.
Jacques a aussi remis son chapeau de conférencier, un autre rôle qui lui tient à cœur. Il se présente d’ailleurs en personne à la porte d’entreprises pour leur proposer ses conférences humoristiques. « Je suis un vendeur né parce que j’entre dans les compagnies pour vendre mes shows, je vends. Je vois ça comme une sorte de retour d’ascenseur du public », souligne le lutteur, qui compte aussi sur l’aide indéfectible de sa blonde Nathalie pour le soutenir dans ses projets.
Parlant de conférence, il en improvise justement une en face de notre cubicule à l’attention d’une dizaine d’usagères et usagers venus écouter ses histoires rocambolesques, pourtant bien réelles. « Est-ce que je vous ai conté la fois où j’étais dans un tremblement de terre à Los Angeles avec Dino Bravo et mon frère Raymond? », demande-t-il à la petite assemblée suspendue à ses lèvres.
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« T’es rendu pauvre à ce point-là? », demande à la blague Daniel, un des usagers, en reconnaissant le lutteur assis au pied de son petit lit de camp.
« On sait jamais où on va se ramasser dans la vie », réplique le lutteur du tac au tac, en demandant à Daniel quelle bad luck l’a amené ici. L’homme résume une vie de misère marquée par les abus et un père violent fort sur la strap.
« On a été élevés à la dure, nous autres avec », confie Jacques Rougeau, empathique, pendant que le voisin de cubicule d’en face gratte sa guitare.
Daniel, un vrai fan, se remémore avec Jacques des galas de lutte le mettant en vedette au centre Paul-Sauvé.
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Charismatique, Jacques multiplie sans filtre les anecdotes, papillonnant entre ses histoires de lutte et sa vie personnelle. Ses voyages en avion en première classe avec le Géant Ferré (trop gros pour voyager en arrière), son combat contre Hulk Hogan et ses difficultés à conjuguer sa vie familiale avec la lutte. « J’appelais mes gars tous les jours (il a trois fils, qui ont momentanément suivi ses traces), mais pendant dix ans, j’étais sur la route 25 jours par mois », soupire-t-il. Plusieurs hommes en face de lui opinent, semblent comprendre exactement ce sentiment d’absence.
Jacques Rougeau sort ensuite son cellulaire pour montrer des vidéos d’archives et des photos en pianotant avec ses gros pouces. « Quin! Vous le reconnaissez, lui? », demande-t-il au sujet d’une photo de lui avec un jeune et fringant Donald Trump. « Lui, t’aurais dû y faire la prise du sommeil pour toujours! », réplique une dame dans l’hilarité générale.
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La discussion prend fin tout juste avant l’extinction des feux à 21 h. « Si vous voulez prendre une photo avec moi, gênez-vous pas, mais pas toé si t’as ce chandail-là! », plaisante-t-il à l’endroit d’un jeune homme vêtu d’un coton ouaté des Canadiens.
Les lumières se ferment d’un coup sec dans l’aréna.
Clac.
Des gens continuent de venir voir malgré tout. « Mes grands-parents me montraient la lutte en noir et blanc à la télé dans le temps de ton père », lui raconte un Richard de Chicoutimi.
« T’es l’idole de mon frère. Est-ce que t’as connu The Rock? », demande un autre.
« Oui, je lui ai même vu les couilles, tellement je me changeais souvent avec lui », répond Jacques Rougeau, qui se redresse de son lit de camp pour une autre photo, sans rechigner.
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Le silence flotte enfin au-dessus de notre cubicule. Un silence relatif, parsemé de quintes de toux, d’un système de ventilation, de ronflements et d’échos de bisbilles.
Je sors fumer une dernière clope, où Sylvie me raconte en larmes d’épouvantables derniers mois. « Je me suis fait poignarder par mon ex, tripotée ici et mon fils unique entre en d’dans pour une couple d’années. Je n’ai pas d’autre famille », énumère-t-elle entre deux sanglots, avant d’être prise en charge par le personnel.
Je retourne à mon cubicule passablement remué par cette rencontre et mon impuissance devant tant de malheurs.
« Ouin, ça va être rough. La toilette est déjà bloquée », soupire Jacques en se couchant, multipliant depuis son arrivée les allers-retours à la toilette pour pisser à cause d’une pierre au rein.
S’ensuit de longs et bienvenus fous rires avec mon colocataire en réalisant dans quoi on s’est embarqués. Les pieds du lutteur dépassent de son lit et ses 230 livres diminuent grandement son confort. On s’amuse à maudire Michel Monette de nous avoir entraînés là-dedans, avant d’ébaucher l’idée d’aller dormir à l’hôtel le plus proche pour revenir ici vers six heures du matin ni vu ni connu.
« C’est tellement bizarre de dormir dans un aréna pour un lutteur », admet Rougeau, en fixant le haut plafond métallique.
Je commence à m’assoupir, pas Jacques.
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En me réveillant au milieu de la nuit, le lit du lutteur est désert. Un message de Jacques m’attend sur Messenger. « Salut Hugo. J’ai vraiment pas pu rester, je pisse aux dix minutes. Je voulais pas te réveiller, tu avais l’air à trop bien dormir. On se reparle bientôt. »
Je pique sa couverture avant de me rendormir.
En me levant, je suis prêt à garder le secret de la fuite nocturne de Jacques, jusqu’à ce que je vois qu’il se dénonce lui-même sur sa page Facebook. « Ne te gêne pas pour écrire la vérité. C’est important de faire comprendre aux gens que c’est pas Dubaï et que malgré tout ce que CARE Montréal fait, il reste que c’est pas une vie facile », m’écrit-il ensuite, en levant son chapeau aux gens qui survivent depuis des mois, voire des années, dans de telles conditions.
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À mon retour au lever du jour, je comprends ce que Michel Monette veut dire lorsqu’il m’avait vanté l’authenticité de Jacques Rougeau.
Aucun doute qu’il sera le meilleur porte-parole qui soit, il en a fait la démonstration avant même l’extinction des feux.
Après tout, a-t-on déjà demandé à Guillaume Lemay-Thivierge de passer la nuit dans une Hyundai ou Martin Matte au Maxi?
En ouvrant mon calepin pour rédiger cet article au bureau, deux punaises de lit se sont mises à courir sur les feuilles devant le regard catastrophé de mon boss Philippe.
J’ai foncé chez moi pour tout sortir mes quelques effets de la maison, en me croisant les doigts pour éviter le pire.
« Ça va être une maudite belle expérience! », clamait la veille Jacques Rougeau.
Belle, je sais pas; inoubliable, certainement.