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Les talibans occidentaux

Les talibans occidentaux

In God they trust, habibi.

Par
Vanessa Destiné
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Je suis à boutte. Le secrétaire à la Défense des États-Unis, Pete Hegseth, a causé l’émoi en début de semaine en repartageant avec enthousiasme un reportage sur X (anciennement Twitter) dans lequel différents évangélistes chrétiens avancent qu’il faudrait retirer le droit de vote aux femmes. Vous avez bien lu. On pourrait croire à un malentendu, mais pour Pete Hegseth, l’homme aux multiples tatouages douteux, c’est loin d’être une première : il a déjà tenu ce genre de propos par le passé. Et pour quiconque observe de près les mouvements d’extrême droite et la radicalisation en ligne, l’intention est limpide. Elle s’inscrit dans la stratégie de la droite républicaine, désormais gangrenée par des extrémistes religieux chrétiens et des néonazis rebrandés de manière sexy, diplômes de la Ivy League à l’appui, pour opérer un virage idéologique.

On parle ici d’une vaste entreprise de régression politique et sociale, pas très loin de la Grande Noirceur, en réaction aux révolutions féministes, antiracistes et LGBTQ+ des dernières années.

Décryptage.

Hey girl, c’est moi, Pete Hegseth, l’homme qui veut te retirer le droit de vote
Hey girl, ici Pete Hegseth
Hey girl, c’est moi, Pete Hegseth, l’homme qui veut te retirer le droit de vote
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« Pete Hegseth dans l’embarras pour une publication sur X », titre La Presse à partir d’une dépêche de l’Associated Press. Mettons quelque chose au clair tout de suite : le principal conseiller militaire du président américain n’est pas du tout dans l’embarras. C’est une prise de position assumée. Ce partage sur X constitue un geste libre, éclairé, délibéré, décomplexé et cautionné par sa famille politique. Arrêtons de se mettre la tête dans le sable ou de s’accrocher à l’idée naïve que les hommes proches du pouvoir politique à Washington disent des choses par mégarde et qu’ils se sentent gênés ou honteux par la suite.

Ce genre de sortie, considérée comme scandaleuse par le commun des mortels, sert en réalité à repousser les frontières des idées acceptables en société vers l’extrême droite. (On appelle ça la fenêtre d’Overton, si jamais vous voulez pousser vos recherches plus loin.)

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Les hommes comme Pete Hegseth veulent normaliser les idées nauséabondes qui constituent le pilier de leur projet politique basé sur la suprématie blanche et masculine. C’est aussi un call to action destiné à mobiliser leurs troupes.

Accélérationnistes et néoréactionnaires

Le droit de vote des femmes est-il menacé chez nos voisins du Sud? Malheureusement, oui. La frange radicale (et rétrograde) du parti républicain fourbit ses armes depuis plusieurs années déjà, chauffée par divers idéologues qui croient que les États-Unis d’Amérique sont en perdition, enfoncés dans la décadence intellectuelle et morale.

Certains de ces idéologues, comme le sinistre Curtis Yarvin (qui se fait appeler Mencius Moldbug sur le web, et non, ça n’est malheureusement pas une blague), vont même jusqu’à remettre en question les fondements de la démocratie, persuadés que cette dernière prend plus qu’elle ne rapporte et qu’un virage autoritaire ne peut qu’être salutaire pour l’avenir de la nation.

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Pour eux, la meilleure façon de prévenir le déclin de l’empire américain (shout out Denys Arcand) c’est de carrément le provoquer. C’est de pousser le capitalisme à son paroxysme pour que le fossé entre les riches et les pauvres devienne impossible à combler puis de mener des opérations de déstabilisation politique de l’État en faisant exploser ses institutions jugées corrompues (fonction publique, tribunaux, marchés financiers, universités, médias, etc) de l’intérieur.

Ils veulent le chaos pour mieux l’étouffer avec une main de fer ensuite. Il y un mot pour ça. Il commence par « dicta- » et finit par « -ture ».

Une bible aux relents démoniaques

Ces hommes convaincus que la fin est proche, ont vu en Donald Trump un sauveur inespéré, prêt à rendre aux États-Unis sa grandeur d’antan. Et pour ces apôtres avides de résurrection, to make America great again, quoi de mieux que de se tourner vers la Bible? Attention, je ne parle pas des aventures d’Adam, Ève et cie, mais bien d’un ouvrage récent rédigé par le Heritage Foundation, un think tank conservateur qui cherche à ramener les États-Unis sur le droit chemin.

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Intitulé « Project 2025 » (je vous épargne la traduction française, try me l’OQLF), le document de 900 pages rédigé par des ténors républicains jette les bases des États-Unis de demain en puisant ironiquement dans son passé peu glorieux. Au coeur de ce projet ambitieux, la famille nucléaire hétéronormative d’héritage européen (lire : blanc) et chrétien, animée de bonnes valeurs d’exclusion et unie autour de son amour des armes à feu et du pétrole. Je caricature à peine.

Quand les premières informations ont commencé à circuler au sujet du « Project 2025 » au milieu de l’été dernier, on croyait encore naïvement aux chances de Kamala Harris d’emporter la course à la Maison-Blanche. C’était le Brat summer, les wokes passaient pour une gang d’énervés et les médias traditionnels ont cru à de la paranoïa. « Voyons donc que la droite républicaine aurait un plan machiavélique pour nous ramener au moins 100 ans en arrière », disaient-ils d’un air sceptique.

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Le renversement, durant le premier mandat de Donald Trump, de Roe v Wade, un jugement qui constituait la pierre angulaire du droit à l’avortement, n’a pas suffi à tirer la sonnette d’alarme. C’est comme si les garde-fous de la démocratie américaine avaient cru que les républicains en resteraient là, sans remarquer qu’une frange importante du parti, la gang des intégristes religieux chrétiens, s’était radicalisée au point de relayer des talking points de l’extrême droite au sujet des gais, des trans, des immigrants et… des femmes.

Et ce que beaucoup de personnes peinent encore à saisir (dont beaucoup trop de mes collègues journalistes, snif), c’est que l’extrême droite n’est pas seulement raciste, elle est aussi fondamentalement misogyne.

En fait, dans le discours d’extrême droite, la misogynie et le racisme vont souvent de pair. Pourquoi? Parce que les femmes [blanches] sont garantes de l’avenir de la nation. C’est à elles qu’incombe la responsabilité de donner la vie pour assurer le renouvellement de la population blanche d’héritage européen et chrétien.

Dans cette conception du monde, les femmes ne sont pas des sujets politiques autonomes, mais bien des incubateurs qui doivent obéissance à leur mari et sont au service d’une nation fantasmée, ethniquement pure et docile.

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Dans le cas des États-Unis, cette obsession remonte à la fin de l’esclavage : la propagande du Ku Klux Klan agitait la peur du « péril noir », incarné par la « black brute », l’homme noir à l’énergie sexuelle « bestiale » jusque-là canalisée par la discipline inculquée par le travail forcé. Une fois libres, les hommes noirs, incapables de contenir cette énergie libidineuse, finiraient inévitablement par violer des femmes blanches et provoquer le métissage de la population par l’entremise de petits bâtards.

C’est cette peur irrationnelle qui a justifié un nombre incalculable de lynchages et c’est entre autre pour ça qu’aujourd’hui, les grandes promesses de fermeture des frontières « aux illégaux » et aux « dangereux violeurs » pour éviter la « noyade démographique » ou le « grand remplacement » s’accompagnent aussi souvent de mesures visant à augmenter les taux de natalité.

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Ce n’est pas pour rien que Donald Trump s’est autoproclamé « père de la fécondation in vitro » out of nowhere après avoir signé un décret présidentiel pour la rendre plus abordable, en février dernier. « Je pense que les femmes et les familles, les maris, vont beaucoup apprécier », a-t-il dit devant les médias, rappelant ainsi son attachement à la famille traditionnelle. Make no mistake, ce discours liant immigration et gestation des femmes est omniprésent partout en Occident et le Québec n’y échappe pas.

Le chef du Parti québécois, Paul Saint-Pierre Plamondon, le 28 octobre 2024. Attention, je ne dis pas que PSPP est d’extrême droite, seulement qu’il fait des amalgames que ne renieraient pas l’extrême droite. Nuance.
Le chef du Parti québécois, Paul Saint-Pierre Plamondon, le 28 octobre 2024. Attention, je ne dis pas que PSPP est d’extrême droite, seulement qu’il fait des amalgames que ne renieraient pas l’extrême droite. Nuance.
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D’ailleurs, parlant de la Belle Province : les quatre concombres récemment accusés de terrorisme et d’avoir tenté de s’approprier un territoire par la force appartiendraient à une « mouvance d’extrême droite violente ET traditionaliste » qui prône le retour des femmes au foyer. C’est pas moi qui le dis, c’est la Gendarmerie royale du Canada. Fin de la parenthèse.

Bref, c’est notamment à cause de l’avancement social des femmes que les républicains mènent actuellement un assaut contre les politiques d’équité, de diversité et d’inclusion au sein de la fonction publique américaine. Pourtant, des enquêtes sur le sujet avancent que les femmes blanches ont été les principales bénéficiaires des mesures visant à favoriser l’égalité à l’emploi. L’effet A, à la sauce américaine. Paging Isabelle Hudon.

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L’extrême droite ne cherche pas seulement à exclure les femmes des espaces de pouvoir : elle veut les déposséder de leur statut de citoyennes à part entière. D’où la remise en question du 19e amendement de la Constitution des États-Unis, celui qui encadre le droit de vote des femmes.

FRAT SUMMER

Ce qui m’amène à Pete Hegseth, le ministre de la Défense des États-Unis qui s’est senti bien à l’aise de relayer une vidéo qui remettait en question ce droit fondamental.

Hegseth n’a pas été chercher ce discours-là dans des forums obscurs enfouis dans la manosphère ou le dark web ; il a juste relayé des propos désormais tenus au grand jour, sans chuchoter, dans des églises, des rallys de partisans républicains ou des balados diffusées sur YouTube ou Spotify par des petits gars de bonnes familles habillés en American Eagle (?).

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Ce désir de retirer leur droit de vote aux femmes circule dans les cercles religieux et au sein de la classe politique à Washington, mais aussi dans le milieu des affaires, en particulier celui, très effervescent, de la Silicon Valley, pourtant longtemps dépeint comme sympathique aux démocrates. Or, il y a quelque chose de pourri depuis longtemps au royaume ̶ d̶u̶ ̶D̶a̶n̶e̶m̶a̶r̶k̶ des nouvelles technologies.

Peter Thiel, un de ces broligarques qui murmurent à l’oreille de Donald Trump aux côtés des Mark Zuckerberg et Jeff Bezos de ce monde, travaille activement dans l’ombre pour opérer un virage à l’extrême droite au sein de la Silicon Valley. Thiel doit sa célébrité en partie au fait qu’il a cofondé le géant Paypal, mais aussi au fait qu’il a déjà déclaré que la démocratie et la liberté ne sont pas compatibles. Super.

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Celui qui a aussi cofondé Palantir Technologies (une entreprise ayant pour but de nous voler nos données, genre) et est ouvertement gai a également pris l’habitude de financer les campagnes de candidats républicains anti-avortement (et ouvertement homophobes) en plus de s’impliquer dans des business ventures qui remettent en question l’utilisation de la pilule contraceptive comme le magazine féminin conservateur Evie. Il a aussi déjà affirmé publiquement que le droit de vote des femmes avait contribué à la déroute des États-Unis parce que ces dernières donnent du fil à retordre aux libertariens comme lui.

C’est la supposée volatilité émotionnelle des femmes qui est au cœur de son agacement et de celui de ses semblables. Une volatilité attribuée principalement à l’empathie, une qualité associée aux femmes, Florence Longpré en tête, et qui est honnie dans les cercles d’extrême droite où on vante plutôt les mérites du stoïcisme en toutes circonstances.

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L’empathie, une faculté qui implique de pouvoir se mettre à la place des autres et de tendre la main à son prochain est maintenant vue de manière suspecte par certains prédicateurs chrétiens et même qualifiée de dérive suicidaire pour la civilisation occidentale par Gad Saad, un « intellectuel » masculiniste qui enseigne à l’Université Concordia (décidément, ça va bien au Québec), régulièrement invité au balado de Joe Rogan, un des plus écoutés au monde.

Selon tous ces hommes qui défendent une virilité inébranlable et ostentatoire, être empathique, c’est être faible et vulnérable.

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Ce discours fort alarmant, où la compassion est stigmatisée, est retransmis par un shitload de perroquets flirtant avec le fascisme, dont Elon Musk, un dude qui est lui aussi obsédé par « l’effondrement » démographique des populations européennes (toujours synonymes de blanches, of course) et leurs taux de natalité. Toute est dans toute.

Tous les garçons et les filles de mon âge

Pour ces hommes, comprendre autrui, se mettre à la place de l’autre, ça renvoie à l’instinct maternel, et c’est un signe de faiblesse. Leur vision de la société passe par l’efficacité, le rendement, la hiérarchie basée sur la méritocratie (un mythe) et le respect des rôles traditionnels où les hommes sont pourvoyeurs sans être dans le care, plutôt réservé aux femmes. L’empathie devient un handicap, une émotion de ménagère à éliminer de la sphère politique.

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Cette guerre culturelle ne se joue pas seulement à la Maison-Blanche, dans les congrès républicains où on voit toujours défiler une brochette de vieux has-been ou encore sur Fox News. Elle se déroule aussi dans les cours d’école et sur TikTok.

Actuellement, le fossé idéologique se creuse de manière inquiétante entre les filles et les garçons. Des données récentes montrent que les jeunes femmes sont plus progressistes que jamais sur les questions de justice sociale, d’environnement et de diversité, tandis que leurs homologues masculins sont de plus en plus nombreux à glisser vers des positions plus conservatrices et réactionnaires. Pas forcément par conviction, mais par rejet viscéral de ce qu’ils perçoivent comme un agenda féministe oppressant qui aurait permis l’émancipation politique, sexuelle, sociale et économique des femmes au détriment des hommes, désormais seuls et sans repères.

Les hommes vont mal et c’est la faute des féministes et des femmes, apparemment.

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Sur les réseaux sociaux, les influenceurs masculinistes pullulent, de Jordan Peterson à Andrew Tate, et savent exploiter les insécurités des gars, sans doute parce que c’est très payant de le faire.

Dans The will to change, la philosophe afroféministe bell hooks (n’écrivez pas à notre pauvre réviseure, son nom s’écrit sans majuscules) disait que le premier acte de violence que le patriarcat exige des hommes n’est pas la violence envers les femmes, mais bien une violence autoinfligée qui les poussent à renoncer à leur sensibilité émotionnelle. Tant que les hommes seront incapables d’avoir de la compassion pour eux-mêmes, ils seront incapables d’en avoir pour les autres.

Vous écoutez et lisez les mêmes articles que moi. Vous le savez que ces jours-ci, les professeurs rapportent des propos ahurissants entendus dans leur classe où la notion d’égalité entre les hommes et les femmes est carrément remise en question par les élèves et les étudiants.

C’est ça, l’influence des talibans occidentaux : pas de turbans ni de kalachnikovs, mais bien des casquettes et des micros pour radicaliser des jeunes hommes désoeuvrés incapables de voir qu’ils sont leurs propres oppresseurs. À l’instar de leurs homologues dans des contrées lointaines (lol), les talibans occidentaux, résolument blancs, font eux aussi le djihad, mais le leur est solidement ancré dans la résistance à l’émancipation féminine qui les confronte trop à leur incapacité à se libérer de leurs propres chaînes.

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