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Les rêves brisés du quartier chinois

Chronique d’une crise montréalaise.

Par
Jean Bourbeau
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À l’angle de Côté et Viger, une femme danse sur elle-même, les yeux clos, un sein découvert. Une autre aide son amie à allumer son hit, tandis qu’une troisième personne, un homme tenant une peluche sous le bras, fixe sa pipe en verre, le regard on ne sait où.

Une scène devenue banale dans ce quartier où on ne se retourne plus aux cris.

Récemment, mon collègue évoquait la cohabitation de plus en plus difficile avec la population vulnérable du centre-ville. Violences, overdoses, menaces : au rythme où les choses se dégradent, un fossé grandissant plonge le centre-ville dans un climat de résignation et de peur.

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Aucun signe d’amélioration ne semble se profiler à l’horizon. Pire encore, le sentiment général est que la situation ne peut qu’empirer. Cette situation complexe soulève de nombreuses questions et suscite des inquiétudes légitimes.

J’ai passé une journée dans le Quartier chinois pour découvrir comment la trivialité du quotidien peut parfois révéler une réalité profondément enracinée.


8:00

Les premiers rayons du soleil caressent le pavé fraîchement nettoyé. Le squeegee glisse sur les dernières vitrines sans affiche « À louer », tandis que de vieilles mains dispersent de la nourriture pour les pigeons. Le Chinatown émerge de son sommeil, même s’il ne s’est jamais vraiment endormi.

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À quelques pas de là, la discrète ruelle Brady dissimule un trafic qui bat son plein. Une poignée de personnes s’y rassemblent déjà, certaines vacillant dans un état de semi-conscience sous l’emprise du fentanyl. Leurs corps affaissés, captifs du « nodding out ».

En marchant, tous les regards éveillés se tournent vers moi, me scrutent. Dans cette ruelle, la méfiance règne.

Le Quartier chinois occupe une position névralgique au cœur de Ville-Marie, entre l’allée du Crack et la mission Old Brewery. Avec une accumulation de bâtiments laissés à l’abandon, cette zone attire une population prise au piège à l’intersection de la crise du logement, des troubles de santé mentale et l’épidémie d’opioïdes. C’est ici que cette réalité apparaît de la manière la plus criante.

Un peu partout, on observe des silhouettes se glisser dans les fissures du paysage, d’autres en surgir avec leurs biens sur le dos, cherchant refuge dans les brèches du regard.

Sous les escaliers, un archipel de la misère.

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9:30

Place Sun-Yat-Sen, le SPVM installe une tente de recrutement fournissant des dépliants et des crayons officiels. Mais l’initiative ne se limite pas à l’embauche : elle vise à tisser des liens avec une population souvent hésitante à solliciter leur aide. Un policier parlant mandarin est présent pour favoriser la communication.

12:00

Peu à peu, le quartier retrouve son affluence. Ses trottoirs se remplissent d’une procession d’aînés asiatiques avançant paisiblement, de touristes et d’adolescents savourant kogos et bubble teas. L’atmosphère rappelle celle, détendue, d’un food court en plein air.

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Après une année de préparation, le CRARR (Centre de recherche-action sur les relations raciales) lance l’opération Dragon d’Or. Cette initiative citoyenne vise à signaler les incidents en utilisant un code QR affiché à divers endroits du quartier.

Sa représentante, Veronica Galavis, explique que l’objectif est de donner une voix à la population locale victime d’insécurité et de combler le sentiment d’abandon : « Le système garantit l’anonymat, mais le formulaire demande quelques informations pour mieux cerner qui sont les résidents les plus touchés. »

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J’en profite pour m’entretenir avec la commandante du poste de quartier 21, Krisztina Balogh, au sujet de la dégradation du sentiment de sécurité du quartier :

« Il y a beaucoup de boulot à faire, nous en sommes conscients. La vente de stupéfiants se concentre en points chauds sur lesquels nous travaillons depuis plusieurs semaines. Nous effectuons des arrestations, mais dès qu’un vendeur est retiré, un autre prend sa place. »

La policière garde toutefois espoir malgré une situation qui tarde à s’améliorer. « Nous travaillons en étroite collaboration avec l’ÉMMIS (Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale) pour aider ceux qui en ont besoin. Mais un des principaux obstacles est la désaffiliation : les gens refusent tout service, toute aide des intervenants. Un autre défi dans le quartier est de créer un lien de confiance avec la communauté résidentielle pour les encourager à venir nous parler. C’est ce que nous faisons aujourd’hui. »

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Avant de se quitter, elle pose sa main sur mon avant-bras et murmure :

« J’aimerais tellement avoir une baguette magique pour faire une différence. »

Juste devant nous, une femme dont les pantalons sont si grands qu’elle doit constamment les tenir en place avance sans chaussures, tandis qu’un jeune en manteau d’hiver, une fin de joint à la bouche, la rejoint vers nul ne sait où. Sur Saint-Laurent, une voiture fait crisser ses pneus pour les éviter.

Ici, deux mondes parallèles coexistent sans se répondre.

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14:00

Un homme aux yeux bleus perçant débouche sa pipe dans la mélopée d’un violoneux de rue. Il me dit que son dealer ne répondait pas, alors il est venu dans le quartier chinois : « J’aime pas trop venir ici. Tu sais jamais sur qui tu vas tomber, mais il y a toujours de la dope quand t’es dans marde. »

Un homme sans t-shirt surgit en trombe d’une ruelle, les muscles tendus par le vol qui vient d’être commis contre lui.

Je prends conscience qu’errer dans ce quadrilatère finit par attirer l’attention. Deux vendeurs marchent aux côtés d’une femme en mini-jupe, ses patins à roulettes alignés cliquetant sur le pavé. « Yo! Yo! We see ya, bro! We see ya », lance l’un d’eux, me pointant d’une main simulant un pistolet qui tire.

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16:00

Maka distribue des dépliants aux passants. Elle fait partie du Comité Jeunesse du Quartier chinois et défend une approche moins policière et plus solidaire de la sécurité urbaine.

« Nous voulons sensibiliser la communauté à l’existence d’alternatives à la police. Les autorités admettent elles-mêmes qu’elles ne peuvent pas résoudre le fléau des drogues ni arrêter tout le monde. L’approche devrait être plus systémique, avec un meilleur suivi psychosocial et des programmes de logement social », explique-t-elle.

Le comité milite également pour le définancement des forces de l’ordre et la décriminalisation des drogues, deux approches avant-gardistes face à un problème pour lequel aucune mairie du pays ne semble avoir de solution.

Elle souligne à juste titre qu’il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’un problème de sécurité généralisé, affectant aussi bien les résidents que les consommateurs.

Maka, qui fréquente le Chinatown depuis son enfance, déplore la multiplication des chaînes de restaurants et des comptoirs à bubble tea. Elle a vu l’évolution du quartier, sa commercialisation touristique et la perte d’un sentiment d’appartenance qui n’est peut-être pas étrangère à son déclin.

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17:00

Le 90 de la rue De La Gauchetière Est, autrefois un refuge pour autochtones urbains, est maintenant un immeuble abandonné appartenant au CIUSSS Centre-Sud. Contaminé et à vendre depuis plusieurs années, son terrain derrière les clôtures tombées est un autre lieu de transaction important. J’y compte six carcasses de vélos échouées, habituellement échangées contre quelques puffs.

Les deux vendeurs et la patineuse sont là. Je préfère ne pas pousser ma luck.

19:00

Ali gère un stationnement sur la rue Saint-Dominique.

« Avant, on finissait à 1h du matin. Maintenant, on est là toute la nuit pour éviter les vols dans les voitures. »

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Malgré tout, la vie bat son plein dans ce quartier. La file d’attente devant les Nouilles de Lan Zhou est aussi longue qu’à l’habitude et la rue piétonne est bondée de gourmands. Cependant, dans les espaces publics, rares sont ceux qui restent assis longtemps, rendus inconfortables par les demandes incessantes de mendicité.

20:00

Soudain, au cœur même du quartier, une bagarre éclate entre deux hommes. Les coups fusent. Le plus âgé, pris de panique après avoir reçu une violente droite, se réfugie dans une boutique de bubble tea en forçant une porte réservée aux employés. Les clients, horrifiés, s’enfuient en criant par la porte principale. L’adversaire prend la fuite. Le vaincu finit par ressortir, les poings toujours levés. Il ramasse sa pipe cassée au sol et quitte les lieux. Le commis appelle la police. Il est 20h18.

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Une famille américaine, toute de Lacoste vêtue, y revient après une légère frayeur. La police arrivera à 20h29.

Des gouttes de sang parsèment le sol du commerce. Les deux employés, encore secoués, se confient. « L’été, c’est presque à chaque shift qu’il arrive quelque chose. Tous les commerçants te le diront : on se fait sans cesse voler notre pourboire. »

Les pugilistes seront rapidement appréhendés par la police.

21:00

Outre la population marginalisée, seuls les livreurs à vélo et les derniers touristes déambulent encore dans les rues. Quelques mouettes se joignent à l’équipe municipale d’entretien. « On ramassait beaucoup plus de déchets, avant. Il y avait tellement plus de monde dans le passé », mentionne l’un d’eux. « On les connaît presque tous, dit-il en pointant deux silhouettes s’enfoncer dans la ruelle Brady. Ils ne sont pas méchants. Ils ont juste besoin d’aide. Ce qui frappe surtout, c’est leur nombre. »

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Une femme hurle à la nuit : « J’ai postulé au Super C, mais à cause de mon casier, ils m’ont refusé. T’as vu mes bras? Je pourrais travailler. Comment voulez-vous que je réalise mes rêves? »

Ses questions demeurent sans réponses.

22:00

Les pompiers sont dépêchés pour réveiller un couple inconscient devant la Maison Wing’s, tandis que les sirènes policières s’illuminent, une rue plus loin.

Je m’apprête à quitter, décoiffé par l’ampleur de la détresse témoignée.

Mike, un cuisinier en tablier, est adossé à un mur de briques. Il observe la scène en tirant sur sa cigarette et me confie avec un fort accent sino-québécois : « Pas étonnant qu’on ne voie pus personne à cette heure-ci. La ville est rendue toute fuckée. »

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