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L’arroseur arrosé 

À Montréal, une vidéo d’un itinérant se faisant arroser suscite l’indignation.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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S’il vous reste une once d’humanité, vous avez sûrement été choqué par cette vidéo d’un sans-génie en train de garocher un récipient d’eau à un homme en situation d’itinérance endormi devant l’entrée de son commerce du quartier chinois, à Montréal. « Il faut se réveiller, mon ami. On ne peut pas dormir ici! », lance en rigolant le propriétaire d’un gaming café, suivi d’images montrant un pauvre homme trempé se réveillant en sursaut.

L’histoire, survenue samedi dernier, a fait le tour du web.

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Dans les médias, le responsable de l’itinérance au comité exécutif de la ville de Montréal a condamné un événement « complètement inexcusable et ignoble ». La police a annoncé vouloir rencontrer le commerçant impliqué pour l’aviser que « ce type de comportement n’était pas acceptable. » La mairesse a pour sa part qualifié la vidéo de « choquante » et même le propriétaire du MTL Gaming Centre n’a pas eu le choix d’admettre qu’il s’était mal comporté (d’uh), avant de retirer la vidéo virale qu’il avait lui-même publiée en se pensant sans doute aussi drôle que Guillaume Lemay-Thivierge.

« Je reconnais que ce que j’ai fait était mal et injustifié », a-t-il au moins admis.

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Dans une déclaration écrite transmise à La Presse, le restaurant La Toxica, partageant aussi l’entrée de l’immeuble concerné, s’est également confondu en excuses. « Il ne s’agissait pas de la bonne façon de procéder », a concédé l’établissement, soulignant au passage que la cohabitation avec les personnes en situation d’itinérance n’est « pas toujours facile au centre-ville ».

Ne pas chier et garder ça propre

J’ai tenté de retrouver l’homme en question, sans succès.

Je me suis rendu à l’adresse de la rue Saint-Laurent, en face d’un boulevard partiellement éventré, près de l’intersection de La Gauchetière.

L’espace était occupé par quelqu’un d’autre. « Il a les cheveux plus longs que moi », indique Émile, à qui je montre la vidéo de l’incident.

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Émile ne connaît pas l’homme en question, plaide même que c’est son spot à lui. Il ne tombe toutefois pas en bas de sa chaise en apprenant qu’on a fait fuir quelqu’un en lui jetant de l’eau. « C’est pas gentil, mais ça m’est déjà arrivé. Tout le monde a droit au respect », croit Émile, qui n’a pour sa part jamais eu de problèmes avec les propriétaires de l’immeuble. « Ils m’ont dit que ça ne leur dérange pas que je sois ici, tant que je ne chie pas et que je garde ça propre », résume Émile, qui dort pour sa part à la Mission Old Brewery, tout près. « L’été, je couche parfois dehors, mais c’est rendu dangereux partout, maintenant », constate-t-il.

Ce qui me frappe, c’est à quel point Émile ne condamne pas les gestes du commerçant à l’endroit de son compagnon d’infortune. Comme si ça faisait partie de la game.

« C’est leur droit de nous refuser l’accès et nous dire de bouger s’il y a des clients », laisse-t-il tomber.

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Ma rencontre avec Antoine, dans la ruelle d’à côté, n’a fait que renforcer cette impression de résignation. « Le gars (commerçant) n’était peut-être pas capable de le réveiller. Il manque parfois de discipline dans la rue », croit-il, ajoutant que les mauvais traitements à l’endroit des personnes en situation d’itinérance sont monnaie courante.

Je quitte Antoine en le laissant en pleine diatribe contre la mairesse Valérie Plante, qu’il accuse de tous les maux pour expliquer le bordel actuel. « Je m’ennuie de Coderre, j’ai cinq photos avec lui! »

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Un peu plus loin dans la ruelle, je montre la vidéo de l’homme arrosé à un sans-abri assoupi sur un banc. Ce dernier réagit d’un haussement d’épaules.

L’arbre qui cache la forêt

Cette histoire d’arrosage aurait pu en rester là, reléguée au panthéon des faits divers.

Le hic, c’est que cet événement est sans doute l’arbre qui cache la forêt, le symptôme d’un contexte qui suggère que ce type d’histoire surviendra à nouveau. Et cette fois, ce sera peut-être pire.

Tout pointe en cette direction. D’abord, le taux d’itinérance a explosé depuis cinq ans, représentant une hausse de 44% entre 2018 et 2022 (on peut imaginer que c’est encore pire). Ajoutez à ça des refuges qui débordent, une crise du logement et une autre des opioïdes, et il ne faut pas s’étonner que le centre-ville (où sont concentrées la plupart des ressources) ressemble de plus en plus à un hôpital psychiatrique à ciel ouvert.

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Ça craque de plus en plus du côté du milieu communautaire et cette cohabitation devient périlleuse, comme en témoignent les reportages publiés chaque semaine.

Cette « mauvaise presse » contribue peut-être malgré elle à faire grimper le thermomètre de l’intolérance, risque de valider la justice populaire et de banaliser des gestes répréhensibles à l’endroit des plus vulnérables de notre société.

Et la situation ne se limite plus aux frontières de Montréal : à Granby, on vient d’abandonner les lieux de tolérance. Pendant ce temps, Gatineau en a toujours plein les bras avec un imposant campement au site Robert-Guertin.

Bref, l’histoire d’un homme arrosé par un commerçant n’est peut-être que la proverbiale pointe de l’iceberg.

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Et que sait-on de l’ampleur des traitements infligés aux sans-abri qui ne sont pas immortalisés par un cellulaire…

«On a beau leur répéter d’aller ailleurs, ils vont aller où? »

L’après-midi tire à sa fin. Émile a quitté son spot, qu’il a laissé propre. La porte pour accéder au restaurant La Toxica et au gaming café est toujours verrouillée. À travers la porte vitrée, on peut lire plusieurs traductions du mot « bienvenue » peintes sur les escaliers.

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La boîte vocale est pleine lorsque je compose le numéro du restaurant.

Je m’installe dans les escaliers pour passer un coup de fil au porte-parole en itinérance au sein de l’opposition officielle et conseiller de Pierrefonds-Roxboro, Benoit Langevin.

Comme je suis né du bon côté de la clôture, personne ne devrait me pitcher de l’eau dans la face pour me forcer à partir.

« Il y a de plus en plus de situations où la population se retourne contre les plus vulnérables. Faut savoir comment réagir », déplore Benoit Langevin, qui a récemment fait une tournée des commerçants dans le Village pour témoigner de leur exaspération. « Quand ils appellent la police, ils doivent attendre longtemps et se font répondre que ce n’est pas une urgence », ajoute-t-il.

L’élu constate que la répression policière n’a pas fait ses preuves et que la solution passera peut-être plutôt par une augmentation du nombre de médiateurs et de travailleurs de rue.

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S’il condamne les gestes commis à l’endroit de l’homme aspergé, Benoit Langevin comprend que certains commerçants puissent avoir des réactions émotionnelles lorsqu’ils se sentent laissés à eux-mêmes.

D’ailleurs, quelques commerçants voisins de La Toxica ont témoigné du climat difficile qui règne actuellement dans le quartier. Pour Ximing, la propriétaire d’une boutique de souvenirs, la situation est pire que jamais. « Ils (les sans-abri) font pipi sur le mur ou entrent dans le magasin en état d’ébriété. Quand ils viennent, mes clients sortent. J’ai dû appeler la police pour en faire partir un, récemment », confie-t-elle.

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Ximing a même modifié ses heures d’opération pour sa propre sécurité. « J’ouvre un peu plus tard, puisqu’il n’y a que des sans-abri, dans le quartier, le matin. »

Malgré les désagréments, le conseiller Benoit Langevin invite les gens à voir les deux côtés de la médaille.

« Il faut se mettre à la place des personnes en situation d’itinérance, qui se font tasser toute leur vie. On a beau leur répéter d’aller ailleurs, ils vont aller où, si les refuges débordent? »

Le risque de s’habituer

Si vous voulez mesurer l’ampleur de la crise, allez faire un tour en face de l’édicule du métro Place d’Armes, là où flotte une tenace odeur de pisse et où l’on ne se cache plus pour consommer en public. Une demi-douzaine de personnes fument justement du crack et se chamaillent, au vu et au su de tous, qui s’éloignent de la station d’un pas rapide. Même chose pour les deals de dope, qui ont lieu directement devant l’entrée du métro. « Osti, qui c’est qui a volé mon coton ouaté Vans? », peste une femme du groupe, en agitant un doigt accusateur vers ses compagnons intoxiqués.

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De l’autre côté de la rue, ils sont aussi nombreux à consommer dans le stationnement de la Mission Old Brewery. Un des usagers de la ressource confirme une hausse des tensions entre les personnes en situation d’itinérance et « le citoyen ordinaire ». « Mais t’sé, on peut comprendre les gens d’avoir peur, il y en a pas mal qui sont pas mal gelés, mettons… »

Outrée par la vidéo de l’homme arrosée, la directrice des communications de la Mission Old Brewery estime que de telles histoires sont, hélas, fréquentes.

« En plus de commettre ce geste, le fait de le filmer et de le partager dénote un manque de respect envers la dignité humaine », dénonce Marie-Pier Therrien.

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Elle espère au moins que cette histoire servira à conscientiser et mettre en lumière des enjeux de cohabitation. Marie-Pier craint toutefois qu’on finisse par s’habituer à des histoires du genre. « Une certaine intolérance peut se développer et mener à invisibiliser ces gens si ça ne nous choque plus. »

La goutte de trop

Il fait beau, je rentre chez moi à pied, en empruntant la rue Sainte-Catherine. Là encore, la misère est palpable. Devant une longue file s’étirant jusqu’au MTELUS pour un show, un homme dort sur le trottoir, la tête posée sur ses souliers. L’image est forte. Pourtant, la scène fait désormais partie des meubles.

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Deux policiers à pied se dirigent vers l’homme étendu. « Va falloir aller te coucher ailleurs. Tu peux sûrement trouver plus confortable. Et as-tu été chercher tes ordonnances, toi? », demande un des policiers, qui semble connaître l’individu. Ce dernier obtempère, enfile ses chaussures. « Les policiers sont smattes quand on coopère. Les commerçants aussi. Certains nous tolèrent », explique Robert, dans la rue depuis trois ans. « C’est quand la nuit tombe, que c’est chaud, maintenant. La qualité de la drogue a planté depuis deux ans », explique-t-il.

Avant qu’il parte se trouver un nouveau spot, je lui montre la vidéo du gars qui se fait lancer de l’eau.

« Ouin, c’est quand même doux. Moi, j’ai souvent reçu des coups de pied de la part d’agents de sécurité… »

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J’arrive à la station Beaudry, où je vais prendre le métro vers chez moi. Mais avant, je sonde un employé du Dépanneur du Village, autre secteur aux prises avec une forte population itinérante. « Depuis la pandémie, c’est pire que jamais. J’essaye d’être empathique, mais je suis épuisé », soupire Hicham, qui déplore une dizaine de vols chaque jour. « Ça prendrait autre chose que la répression. Ces gens sont malades et doivent être écoutés », tranche-t-il.

Je rentre chez moi en espérant presque que l’histoire de l’homme aspergé dans le quartier chinois sera la goutte qui fera déborder le vase.

Celle qui fera en sorte qu’on cherchera enfin des solutions concrètes à la crise.

Celle qui fera en sorte qu’on condamnera l’arroseur, plutôt que l’arrosé.