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Les mémoires d’un grand frère
« À vrai dire, j’ai assez peu de souvenirs de ces vacances… avant cette journée-là. »
C’est par cet aveu que l’auteur Jean-Louis Tripp jette les bases de son dernier livre, Le petit frère (Casterman), pavé graphique de près de 350 pages où il décortique la tragédie qui a marqué sa famille au fer rouge à l’été 1976.
« Cette journée-là » renvoie à la mort de son frère Gilles, onze ans, fauché mortellement par une voiture sur une route de campagne de Bretagne à la fin des vacances familiales en roulottes tirées par des chevaux.
L’auteur ne lésine sur aucun détail, de l’enfant agonisant au milieu de la chaussée au procès du chauffard qui a pris la fuite sans lui porter assistance.
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Même si le drame a été vécu sous les yeux (horrifiés) de pratiquement toute la famille, le bédéiste assure avoir livré sa version des faits et la sienne seulement. « Si les souvenirs sont communs, c’est évident que je raconte ma vérité à moi. Jamais, à aucun moment, je ne fais penser un autre personnage que moi », explique Jean-Louis Tripp, joint en France, où il a entrepris il y a un mois une tournée de promotion pour Le petit frère.
Une tournée qui le dépasse d’ailleurs, lui qui enchaîne les entrevues depuis son arrivée dans l’Hexagone. « Ce qui est impressionnant, ce n’est pas juste le nombre d’entrevues, mais aussi le niveau puisqu’on m’invite sur le plateau des grosses émissions », souligne Tripp, qui a notamment fait France Info, Le Monde, Le Figaro, Radio France, Arte.Tv, etc.
Comme la bédé vient à peine de sortir ici au Québec (l’autre patrie de Jean-Louis Tripp, qui partage son temps entre sa maison dans les Corbières et son logement à Montréal), l’engouement médiatique repart de plus belle, cette fois de ce côté-ci de l’Atlantique. « J’en ai trois [entrevues] encore aujourd’hui, c’est complètement fou! », admet le bédéiste.
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Ce nouveau succès (le livre est déjà en réimpression) s’inscrit dans la démarche artistique de Jean-Louis Tripp, 64 ans, qui venait à peine de cartonner avec les deux tomes de sa (fascinante) série érotico-autobiographique Extases, qui relatait avec une rare transparence le rapport de l’auteur à l’émancipation.
Avec Le petit frère, Tripp propose un autre morceau du casse-tête, une image qui colle à sa démarche. « Extases et Le petit frère forment un tout visant à questionner ce qui nous construit comme humains. C’est un travail assez chirurgical avec une ligne temporelle et un scalpel que je plonge dans la chair en chemin », illustre le bédéiste, aussi bien connu pour avoir cosigné avec le monumental Régis Loisel la série Magasin général, qui racontait en neuf tomes notre Québec rural du siècle dernier à travers l’émancipation d’une jeune veuve.
La ligne temporelle du dernier livre s’amorce avec la mort du petit frère de Jean-Louis jusqu’à aujourd’hui. Un travail d’orfèvre s’étirant sur deux ans, au cours desquels l’auteur a cherché à se reconnecter avec des émotions vécues il y a près d’un demi-siècle avec le plus de justesse possible. « Il n ’y a aucune volonté d’être didactique ou philosophique, c’est juste le partage d’une expérience d’être humain à être humain », explique Tripp.
«J’ai travaillé plusieurs fois la mort de Gilles. Je me suis même demandé si je n’avais pas fait ce bouquin pour dessiner le choc de l’accident alors que je ne l’avais pas vu.»
Une expérience qui touche une corde sensible à en juger par le florilège de réactions reçues jusqu’ici, de la part des critiques mais aussi du lectorat – ému –, qui n’hésite pas à partager avec l’auteur sa propre expérience de deuil. « Des gens qui ont perdu quelqu’un ou qui ont pleuré durant la lecture du bouquin. J’ai un petit comité de lecteurs et lectrices autour de moi et leurs réactions étaient aussi hyper-émues. J’ai su que je touchais un truc, mais faut pas tenir ça pour acquis », nuance Jean-Louis Tripp, tout juste majeur lorsque son frère a perdu la vie.
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Il est d’ailleurs le dernier à l’avoir vu vivant, lui tenant littéralement la main avant qu’il soit happé tandis qu’il se tenait sur un marchepied de la roulotte.
Une scène coup de poing qui nous bouleverse dès les premières pages, au terme de vacances familiales qui s’annonçaient pourtant inoubliables.
Elles l’ont finalement été de bien funeste façon. « J’ai travaillé plusieurs fois la mort de Gilles. Je me suis même demandé si je n’avais pas fait ce bouquin pour dessiner le choc de l’accident alors que je ne l’avais pas vu. Je savais comment c’était arrivé, mais je ne l’avais jamais vu », insiste Jean-Louis Tripp, qui a mis en mots et images une scène particulièrement difficile à regarder.
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«Les gens qui le lisent sont en choc, mais de mon côté, c’était doux.»
Si le lectorat découvre aujourd’hui avec stupeur ce qui s’est passé ce jour-là, Tripp assure que le processus créatif – qui s’est étiré sur deux ans – n’a pas été un long supplice de la goutte. Au contraire.
« Les gens qui le lisent sont en choc, mais de mon côté, c’était doux. Une lectrice a comparé mon travail à du kintsugi, soit une technique japonaise qui consiste à réparer de la porcelaine cassée. J’aime beaucoup cette image », décrit le bédéiste, qui, contrairement à ses œuvres antérieures, plonge tête première dans ses récits autobiographiques, sans scénario. Un procédé qui ouvre la porte à un travail transparent, ponctuant la bédé de réflexions spontanées, prenant même la forme d’un appel en visioconférence à sa maman pour l’interroger sur tel ou tel détail.
Des détails qui font parfois écarquiller les yeux, comme cette fois où il se rappelle avec elle la manière dont il a appris le décès de Gilles ou encore les propos de l’avocat de la défense pour relativiser la mort d’un enfant de onze ans (en comparaison à celle d’un hypothétique père de famille ayant une famille à charge).
Cet aspect chirurgical du récit (Tripp interroge sa famille, épluche les procès-verbaux de l’accident, retourne sur les lieux de l’accident, fouille dans les lettres écrites par sa mère, etc.) flirte avec les codes de l’enquête, où l’on remonte le fil des événements en se basant sur un maximum de témoignages. « Il y avait des trous et j’avais besoin de vérifier certaines choses avec les gens qui pouvaient m’aider », résume simplement Tripp, rappelant qu’il s’agit malgré tout de sa vérité à lui.
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Le bédéiste évite également les règlements de comptes, même si plusieurs éléments du récit font grincer des dents. « Je me mets même à la place du conducteur en me demandant si ça pouvait être moi. Il y a des moments de tristesse, mais je n’aime pas éprouver de la colère ni de la jalousie et je travaille depuis des années sur moi pour contrôler ces deux émotions », confie-t-il.
Outre le drame, le livre puise aussi sa force dans le banal qui l’accompagne : le deuil vécu par la famille élargie, la réaction et la position géographique des gens qui apprennent la mort de Gilles (avant les cellulaires), le Monopoly pour passer le temps (avant Internet) au lendemain du drame, le procès, la vie d’après, etc.
La scène de la veillée funéraire s’étire sur une quarantaine de pages et relève de la poésie, rappelant les banquets somptueux à la raviole de Magasin général. « Je l’ai dessinée complètement dans le désordre et ça rend compte de l’état dans lequel j’ai été à ce moment-là », souligne Tripp, particulièrement satisfait de cette séquence.
Si l’histoire se retrouve aujourd’hui sous les projecteurs, les membres de la famille du bédéiste (et personnages) n’ont pas tous le même rapport à l’objet. « Ma sœur l’a lu, mes fils aussi. Ma mère, c’est moi qui lui ai lu en arrangeant le rythme et en passant plus vite sur les passages compliqués. Mon frère ne l’a pas lu. Il a un projet de documentaire et ne veut pas être influencé par ma version », résume Jean-Louis Tripp, qui prévoit maintenant de poursuivre son exploration autobiographique en replongeant vers l’enfance avec ses frères (tous vivants, donc avant la mort de Gilles) autour de la figure paternelle.
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Et si sa mère se montrait au départ réfractaire à son idée de soulever de douloureuses pierres d’antan, Jean-Louis Tripp assure qu’elle s’est sentie partie prenante du travail dans Le petit frère. « Elle est devenue actrice. C’était ouvrir la boîte de Pandore; quand j’avais besoin d’elle, elle était là. »
Sa mère est aujourd’hui sensible au travail fait en l’honneur de son fils disparu trop tôt, que nous pleurons tous et toutes à notre tour, sans l’avoir croisé. « Je reçois pas mal de messages qui parlent de Gilles comme si les gens l’avaient connu. C’est très touchant de voir la mémoire de Gilles s’inscrire dans quelque chose », conclut l’auteur.