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La vue est à couper le souffle chez le bédéiste français Jean-Louis Tripp, qui a posé ses valises à Montréal en 2003. Du balcon arrière de son appartement perché au quatrième, on aperçoit le mont Royal à droite, le stade à gauche, le pont Jacques-Cartier au centre, sans oublier les monts Saint-Bruno et Saint-Hilaire qui s’étendent à l’horizon.
« Maintenant qu’il y a trop de Français ici, je vais plus souvent en France », raille le bédéiste.
Tripp a déménagé plusieurs fois avant d’atterrir ici, dans le quartier Rosemont. Il s’est toujours tenu à distance du Plateau, où s’entassent bon nombre de ses compatriotes. « Maintenant qu’il y a trop de Français ici, je vais plus souvent en France », raille le bédéiste, rencontré justement la veille de son retour dans le sud de l’hexagone, où il possède une maison dans un village des Corbières.
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Et malgré la jalousie ressentie en contemplant le panorama de son balcon, le co-dessinateur/scénariste de Magasin général (Casterman) mérite bien ça, lui qui a si magnifiquement raconté notre Québec rural des années 20 (comme dans 1920), à travers l’émancipation d’une jeune veuve.
Une épopée du terroir faite de révolutions et de ravioles – créée avec l’immense Régis Loisel – dont les neuf tomes ont connu un succès monstre, s’écoulant à plus d’un million d’exemplaires des deux côtés de l’océan.
L’émancipation est à nouveau au coeur d’Extases, une série autobiographique s’articulant autour de la vie sexuelle de Jean-Louis Tripp, dont le deuxième tome « Les montagnes russes » vient de paraître en juin, à nouveau chez Casterman.
Mais attention, même si le dessin est cru (on voit des pénis et des vulves. Genre beaucoup), ces romans graphiques ne sont pas des livres de cul, loin de là même. Ils risquent d’ailleurs de susciter davantage de réflexions que d’érections.
«Je suis toujours obligé de dire que c’est un sujet politique. Parce que j’étais obligé de parler de nos sociétés, nos tabous, ces conventions qui nous obligent à parler de sexualité d’une certaine façon.»
« Je suis toujours obligé de dire que c’est un sujet politique. Parce que j’étais obligé de parler de nos sociétés, nos tabous, ces conventions qui nous obligent à parler de sexualité d’une certaine façon », raconte Jean-Louis Tripp, 62 ans, qui a décidé d’écrire le premier tome en 2017, cédant aux pressions de Loisel et l’éditeur Benoit Mouchard (Casterman). « Régis (Loisel) me disait depuis des années: tu dois raconter ça. Il n’était au courant que de ma vie récente, mais je me suis dit que l’aspect confession de la part d’un homme est assez rare », explique Tripp, qui a choisi de remonter à l’enfance pour se raconter sexuellement.
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Extases tome 1 (extrait)
Et quel parcours, à des années-lumière du « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants». De la découverte de sa sexualité à celle du milieu échangiste, en passant par les partouzes, la masturbation compulsive, les luttes intérieures autour de la fidélité ou de la jalousie, Tripp ratisse large et explore sans fla-fla des tabous que notre vieux fond judéo-chrétien balaie encore sous le tapis.
Pour le bédéiste, l’exercice a été libérateur. « C’est un coming-out comme auteur, mais comme personne aussi et ça me fait gagner un temps fou dans mes relations », rigole ce nouveau célibataire, au sujet de cette volumineuse carte de visite illustrée.
On le croit. Une lecture des deux tomes d’Extases permet d’entrer dans la tête du bédéiste, de comprendre son cheminement jusqu’à la découverte du milieu libertin où il déniche enfin ses semblables, son clan, où la sexualité s’apparente à celle des bonobos (voir le tome 2 pour comprendre ce truculent parallèle).
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L’indispensable consentement
À l’ère du mouvement #MeToo, le côté débridé d’Extases s’exprime avec le plus grand respect. Le fait de montrer des organes génitaux et des ébats sexuels, homosexuels, pansexuels, voire solitaires, répond à une noble quête: celle de se réapproprier son corps et de faire ce qu’on veut avec, sous conditions. « On peut faire n’importe quel jeu, à partir du moment où il y a du consentement. Le consentement est l’élément central », assure Jean-Louis, qui a construit jusqu’ici son projet sans scénario. Comme l’histoire (la sienne) est évolutive, Tripp se permet de butiner entre les différents registres de la bande dessinée, incluant des caméos de ses projets d’antan et des références à d’autres dessinateurs tels que Moebius, Gotlib, Dany et Hergé. « Pour les 70 doubles pages à la fin du tome 2, je voulais vraiment emmener les gens dans leur premier club (échangiste) », raconte-t-il au sujet de ce long rideau spectaculaire, où Jean-Louis et sa copine du moment vivent leur baptême dans une boîte pour libertins française.
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Extases tome 2 (extrait)
Si Tripp se raconte sans filtre, il a protégé son entourage en inventant des personnages ou en transformant une ancienne copine en deux ou le contraire. Cette façon de brouiller les pistes permet de se concentrer sur le récit et les thèmes universels qui s’en dégagent, tels que l’amour, l’adultère, la jalousie, le remords et l’hypocrisie. « Je ne pouvais raconter cette histoire sans parler de la société et cette société me renvoyait l’image de quelqu’un de pas normal. À la fin du deuxième tome, je réalise que je ne suis pas seul, que j’ai un clan », résume Tripp, qui termine son deuxième tome âgé dans la trentaine, donc quelques années avant son arrivée à Montréal, où il ne cache pas avoir vécu les plus belles années de sa vie. « Montréal c’est extrêmement important pour moi. J’ai découvert ici des choses sur la liberté d’être », explique le bédéiste, qui dresse d’ailleurs un parallèle entre son projet Extases et l’histoire du club échangiste L’Orage, fondé il y a plus de 20 ans par son ami Jean-Paul Labaye. « Dans les deux cas, c’est une histoire d’émancipation. L’histoire d’un gars qui se fait fermer son club et ne comprend pas pourquoi, puisque tout se déroule entre adultes consentants. C’est exactement ce que je dis dans Extases », explique Tripp, avant de se servir une eau à la réglisse et de m’apporter une IPA.
D’ailleurs, une salle de bain du bar L’Orage est d’ailleurs dédiée à la BD Extases avec les illustrations de Jean-Louis Tripp.
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La randonnée avec fiston
Comme tout le monde, j’ai voulu savoir comment sa famille avait réagi en apprenant sa double vie lubrique. « Après les 30-40 premières pages, j’ai rassemblé les personnes les plus proches en leur disant: voilà, je fais ça. Ils m’ont dit: ça ne nous étonne pas de toi », raconte Tripp, qui compte d’ailleurs sa mère comme sa fan #1.
C’est l’adolescent qui avait pris les devants en demandant à son père s’il était homosexuel. «Je lui ai dit que non, mais que j’avais eu des expériences avec des hommes, que j’étais “un gars de situation” (paraphrasant son ami Labaye). C’est comme si la foudre s’était abattue sur lui.»
Il me raconte alors comment il l’a annoncé à son fils de 13 ans, au cours d’une randonnée en montagne tout juste avant la sortie du premier tome. C’est l’adolescent qui avait pris les devants en demandant à son père s’il était homosexuel. « Je lui ai dit que non, mais que j’avais eu des expériences avec des hommes, que j’étais “un gars de situation” (paraphrasant son ami Labaye). C’est comme si la foudre s’était abattue sur lui », poursuit Tripp. Après avoir encaissé le choc, son fils – une fois revenu dans la voiture – lui avait alors dit lancé tout bonnement en en bouclant sa ceinture:
- -Heureusement, personne ne sera jamais au courant!
-Justement, je dois te dire un truc…
Sauf quelques anecdotes savoureuses du genre, Jean-Louis Tripp dit recevoir beaucoup de feedback suite à la publication de ses tomes. « Des hommes qui se reconnaissent, des femmes qui comprennent mieux la sexualité des garçons et des vieux couples en quête d’extase », énumère l’auteur, qui ne veut toutefois endoctriner personne.
Mais contrairement à Magasin Général où la fin du récit était réfléchie d’avance, celle d’Extases demeure inconnue à son auteur, dont une part rêve de mourir sur scène, à l’image du comédien. « Je ne sais pas si je vais continuer plus tard, me pencher sur la sexualité à 80 ans. Ça ne me fait pas peur, mais ça m’intrigue » admet Tripp, qui observe déjà, avec un mélange d’apaisement et d’angoisse, sa libido baisser.
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Extases tome 2 (extrait)
Célibataire depuis octobre après sa rupture avec la bédéiste Aude Mermilliod (Il fallait que je vous le dise), le sexagénaire n’a évidemment pas mis une croix sur l’amour, un prérequis à ses yeux obligatoire pour s’épanouir parmi les bonobos.
«Une amie m’a passé un livre sur les sentiments intenses qui accompagnent de nouvelles relations. Je suis accroc à ça.»
Est-ce que le couple à long terme et l’amour libre sont compatibles? Le mystère demeure pour Tripp, dont la vie sentimentale semble s’apparenter aux montagnes russes qu’il consacre dans son deuxième tome d’ailleurs. « Une amie m’a passé un livre sur les sentiments intenses qui accompagnent de nouvelles relations. Je suis accroc à ça. J’aime l’état amoureux, c’est le meilleur antidépresseur qui soit », admet Tripp, qui a néanmoins flirté avec le suicide après de douloureux échecs amoureux.
L’entrevue se termine. Tripp passe par son atelier me dédicacer le dernier tome de Magasin Général.
Dehors, c’est le déluge, qui ne durera que quelques minutes.
Un court moment où l’auteur me parle de ceci et de cela. Il ira plus tard rejoindre des amis et profiter d’un dernier souper montréalais avant de rentrer sur ses terres jusqu’en octobre.
En route vers de nouvelles extases.