.jpg)
« Moi je venais à Montréal me suicider et c’est le monde de la rue qui m’a sauvé », lance Johnny, emmitouflé dans sa couverture dans une entrée condamnée du magasin La Baie de la rue Sainte-Catherine, où il dort depuis juin dernier.
Avant lui, c’était le spot de Fernand, qui l’a occupé une dizaine d’années avant de mourir. Ce dernier a d’ailleurs gravé son prénom dans le ciment juste aux pieds de l’endroit où Johnny grille présentement une clope.
Avec le photojournaliste d’expérience Normand Blouin, on a voulu donner la parole aux personnes en situation d’itinérance, une semaine après le décret les exemptant temporairement du couvre-feu et leur permettant de dormir dans la rue.
.jpg)
Une mission périlleuse, puisque la plupart de ces irréductibles semblent s’être discrètement fondus dans le décor depuis le démantèlement de l’ultra-médiatique campement de la rue Notre-Dame.
Trouver refuge loin des refuges
Quand nous avons repéré Johnny, il tuait le temps en consultant des tutoriels de JavaScript sur son cellulaire. L’homme de 46 ans s’est d’emblée réjouit de la décision de ne pas contraindre les personnes itinérantes à passer la nuit dans des refuges, lui qui fuit ces endroits comme la peste.
L’hôtel de la Place Dupuis notamment, qui accueille environ 300 personnes chaque nuit sur les étages de l’établissement transformé en refuge. « Je ne veux pas être plate, mais c’est un asile rempli de junkies », peste Johnny, qui préfère rester seul dans la nuit glaciale, flanqué d’un voisin tranquille et absent à notre passage.
.jpg)
Il fait très froid d’ailleurs ce soir, avec l’humidité qui transperce nos vêtements. Johnny ne s’en plaint pas. Pour lui c’est business as usual.
Il est habillé chaudement et possède plusieurs couvertures en plus de son sac de couchage (son quatrième, puisqu’on lui en a volé trois depuis cet été).
«Le plus dérangeant c’est le truck de vidanges à quatre heures du matin de l’autre bord d’la rue.»
Depuis la mort de Raphaël André il y a environ deux semaines, les policiers multiplient les rondes pour s’assurer que ces purs et durs vont bien. « Ils viennent toujours vers 22h-23h, me demandent si je suis ok et si je veux aller dormir au chaud dans un refuge », raconte Johnny, capable de passer des nuits entières endormi sur la marche étroite du haut d’un petit escalier. « Le plus dérangeant c’est le truck de vidanges à quatre heures du matin de l’autre bord d’la rue. Le néon en haut s’éteint à minuit », note ce gaillard sympathique.
.jpg)
Originaire de Valleyfield, Johnny avait décidé de venir mettre fin à ses jours à Montréal il y a cinq ans. « Je m’emmerdais et menais une vie plate tout seul dans mon trois et demie », justifie-t-il.
Johnny avait ensuite passé deux jours dans le métro à préparer son coup. « J’avais peur de me manquer », confie Johnny, dont la vie a alors pris une trajectoire inattendue. « Le monde de la rue m’a sauvé. J’allais m’asseoir sur les marches du complexe Desjardins et des gens qui n’avaient rien m’ont pris sous leurs ailes », explique-t-il, assurant être aujourd’hui très zen et n’entretenir aucune idée suicidaire.
.jpg)
Johnny n’a peut-être rien au monde, mais il refuse de se laisser abattre, bravant fièrement les saisons sur son bout de bitume. « Je ne suis pas dans la rue, c’est la rue qui est en moi », philosophe-t-il.
Malgré ce moral en acier trempé, Johnny admet que la pandémie lui met d’importants bâtons dans les roues, notamment avec l’accès interdit aux toilettes publiques et la fermeture des magasins pour s’acheter des vêtements de première nécessité. « Tu peux acheter du weed ou de la booze, mais pas des bobettes….», raille-t-il. Bonne nouvelle pour lui, Québec a annoncé mardi la réouverture des commerces dès le 8 février.
.jpg)
Devant l’hôtel de la Place Dupuis, il y a de l’action autour de 21h.
C’est le premier du mois et plusieurs personnes sont sur le party, consommant plus ou moins discrètement autour du refuge. Un jeune homme parle tout seul avec enthousiasme, une femme intoxiquée s’éloigne talonnée par deux individus louches qui s’invectivent et un monsieur nous tend un restant de joint.
.jpg)
Il y a aussi cet homme de 60 ans impossible à manquer avec sa longue cape noire et son capuchon en fourrure synthétique, qui dit vivre dans la rue depuis 28 ans. Avec lui, un homme d’environ le même âge entreprend le long récit plutôt décousu de ses déboires. « Je suis coopérant international. J’attends le go de Trudeau pour aller au Congo, j’ai 300 employés qui attendent après moi!», raconte-t-il.
.jpg)
Ce qui frappe aussi, c’est la présence de rats qui courent furtivement d’un endroit à l‘autre sur le terrain de la place Émilie-Gamelin, de l’autre côté.
On en verra encore d’autres plus tard près d’un campement improvisé bien camouflé en bordure de l’avenue Président Kennedy, sortant d’une boîte en carton.
.jpg)
Je sais bien que les rats existent à Montréal, mais rarement en ai-je vu avec aussi peu d’efforts. Les rongeurs profitent-ils de la faible activité humaine sur les rues et les trottoirs pour s’aventurer dehors? Est-ce là un effet du couvre-feu? Ces théories à cinq cennes ébauchées avec l’ami Normand restent à ce jour sans réponse.
«On dort jamais dehors, c’est notre première fois»
Parlant de couvre-feu, on parvient presque à l’oublier au centre-ville, où les gens déambulent à qui mieux mieux sur les trottoirs, sans chien en laisse ni papier du médecin pour maintenir un mode de vie à l’européenne. « On dort jamais dehors, c’est notre première fois », souligne en titubant un jeune homme enroulé dans un sac de couchage, en s’engouffrant dans le métro Saint-Laurent avec son ami s’amusant à faire tournoyer son squeegee au-dessus de sa tête.
.jpg)
Un peu plus loin, rue Saint-Denis, le propriétaire du restaurant Napoli grille une cigarette devant sa porte. Il m’autorise à aller pisser en dedans. « Je ne suis pas supposé, mais vas-y, c’est en bas », lance-t-il avec empathie. À l’intérieur, un homme âgé est assis à une table de l’établissement désert, les yeux rivés sur la télévision perchée au mur.
.jpg)
Normand me raconte ensuite sa rencontre une semaine plus tôt avec Berger, un sans-abri qui était installé sur le parvis glacé du commerce voisin. L’homme n’est plus là, ses affaires non plus. « Il m’a raconté qu’un soir de Noël, il y a quatre ans, les policiers étaient venus lui demander d’identifier le corps d’une jeune fille retrouvée morte dans le centre-ville. C’était sa fille…», raconte Normand, encore remué par ce témoignage.
.jpg)
À quelques mètres de là, une demi-douzaine de livreurs d’Uber Eats font le pied de grue devant une succursale du McDo en attendant leur commande. Ils exhibent leur cellulaire à travers la porte vitrée à l’attention de l’employée de la chaîne, débordée, qui sort ensuite un à un les sacs remplis de malbouffe.
Les livreurs les ramassent rapidement, avant de déguerpir au volant de leurs voitures.
Pour eux, le temps, c’est de l’argent.
.jpg)
D’ailleurs, les routes seraient pratiquement désertes sans leur présence, sauf pour quelques taxis et camions de la ville.
Quant aux policiers, ils se font rares. En trois heures et demie, nous avons croisé seulement deux autopatrouilles.
« Ceux qui restent dehors sont des guerriers »
L’une d’elles est justement garée au coin Papineau et Sainte-Catherine, devant un jeune homme en train de s’échiner à hisser la base métallique d’un sofa-lit sur son vélo. « Les policiers me connaissent et veulent juste s’assurer que je vais bien », m’explique Will, après le départ de la patrouille.
Will souhaite transporter le sofa-lit jusqu’à son spot, dissimulé près d’une station-service quelques rues plus loin.
Une bonne trotte quand même.
.jpg)
Nous lui proposons nos bras, qu’il accepte. « Je vais arrêter au refuge des jeunes chercher de la bouffe et je vous rejoins là-bas », lance Will avant d’enfourcher son vélo en nous laissant seuls transporter le sofa-lit trouvé sur le bord du chemin. Normand et moi réalisons rapidement que c’est pesant cette affaire-là.
Will nous rejoint dix minutes plus tard, avec un sac de nourriture, dont une boîte de Kraft Dinner qu’il pourra cuisiner à l’aide d’un mini-BBQ au propane. Il refuse de nous amener à son spot, qu’il partage avec quelques personnes, dont sa copine. « C’est plein de rats, vous n’allez pas aimer ça », souligne-t-il. Décidément.
Will indique sinon dormir dans la rue depuis cinq ans et il n’a que 22 ans. « Mes parents sont vivants, mais ils ne peuvent pas me prendre », souligne ce beau garçon aux yeux bleus perçants dans un visage trop usé pour son âge.
Il refuse aussi d’aller dans les refuges, des endroits « où ça joue trop rough » à son goût. « Ceux qui restent dehors sont quand même des guerriers », tranche Will avec aplomb, ajoutant ne pas avoir froid la nuit, au point de dormir nu collé contre sa blonde.
Par contre, les vols sont légions dans la rue enchaine-t-il, se félicitant de n’avoir pas encore touché à son chèque, contrairement à plusieurs qui l’ont déjà dépensé au complet le jour même de son encaissement.
.jpg)
En retournant à la voiture de Normand abandonnée sur Sainte-Catherine, on croise deux jeunes hommes venus aussi récupérer de la nourriture à l ’extérieur du Refuge des jeunes. Bruno et son ami attendent des nouvelles d’un homme du quartier qui accepte de les héberger en échange de faveurs sexuelles.
Les deux amis savent bien qu’ils se font exploiter, mais la rue a ses propres règles.
.jpg)
En rentrant un peu après 23h, le chauffage dans ma maison a presque quelque chose d’indécent.
Le souvenir de cet homme aperçu un peu plus tôt endormi à même le sol devant un commerce de Sainte-Catherine m’aide à relativiser mes spleens pandémiques. « All good », avait-il simplement marmonné en se virant de côté, lorsque je lui avais demandé comment il allait.
All good…

Identifiez-vous! (c’est gratuit)
Soyez le premier à commenter!