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Les fées des dents existent et elles travaillent pour la DPJ

Réparer et distribuer des sourires.

Par
Hugo Meunier
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« Ce sont des enfants négligés dans toutes les sphères de leur vie, incluant les soins dentaires », résume durement Hélène Lamonde, dans son cabinet perché au deuxième étage d’un bâtiment du centre jeunesse Mont-Saint-Antoine, dans l’est de Montréal.

Nous sommes dans une clinique dentaire bien spéciale, où les jeunes patients proviennent des quatorze unités du centre de réadaptation du Mont-Saint-Antoine dispersées sur le site autour, où l’on héberge des adolescents en difficulté. Les dentistes de la clinique se rendent aussi régulièrement à Cité-des-Prairies (CDP), qui héberge les cas de DPJ les plus lourds.

La clinique dentaire est discrète, à l’ombre de l’école de la Lancée, fréquentée par la majorité des 120 jeunes vivant sur le site du Mont-Saint-Antoine. Il neige dehors, ce qui est rare à ce temps-ci de l’année.

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La dentiste Hélène Lamonde est la vétérante des lieux, en poste à la clinique depuis 24 ans.

Elle en a vu de toutes les couleurs, à l’instar de sa consoeur Bruna Schiavon et de l’assistante dentaire Ana-Maria Rivera-Hernandez.

Autour de leur chaise vide au milieu du cabinet, les trois femmes racontent leur quotidien au chevet de cette clientèle particulière. « On retrouve ici de plus grosses problématiques dentaires que dans la population en général », résume Mme Lamonde, qui a débuté ici par hasard durant un remplacement, avant d’y prendre goût.

il faut avoir les nerfs solides pour travailler ici. «Des 15-20 caries sur une vingtaine de dents, on voit ça.»

Un sentiment partagé par Ana-Maria, ex-comptable dans sa Colombie natale, qui dit être « tombée en amour » avec ce métier, mais surtout sa clientèle.

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Leur réalité est à des années-lumière des quelques caries, plombages et autres traitements de base qui constituent la routine des dentistes en pratique privée.

Caries généralisées, malocclusions sévères, pertes de dents précoces, etc. : il faut avoir les nerfs solides pour travailler ici. « Des 15-20 caries sur une vingtaine de dents, on voit ça. Des fois c’est mieux de les envoyer à l’anesthésie générale pour tout reprendre du début », décrit Hélène.

Sa collègue Bruna voit régulièrement des patients pousser la porte d’une clinique dentaire pour la première fois de leur vie. « Ce n’était pas une priorité pour leurs parents. Il faut d’abord les apprivoiser », souligne la dentiste arrivée ici en 2015, après avoir eu longtemps une pratique privée sur la Rive-Sud de Montréal.

«il faut créer un sentiment de confiance. On leur laisse monter dans la chaise, essayer les boutons, etc.»

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Pour ces jeunes qui ont subi plusieurs formes de négligence, juste les convaincre de s’asseoir dans la chaise constitue un défi de taille, sans oublier la phobie des aiguilles répandue chez plusieurs. « Avec la maltraitance chronique, les systèmes nerveux peuvent être affectés. Ils ont peur de la chaise, des aiguilles. Comme c’est un peu hostile comme environnement, il faut créer un sentiment de confiance. On leur laisse monter dans la chaise, essayer les boutons, etc. », raconte Hélène, qui aime le côté multidisciplinaire de son travail, où la dentiste collabore étroitement avec les autres spécialistes du centre jeunesse.

Les plus jeunes clients ont environ 5-6 ans, un peu plus parfois que les bambins provenant des familles d’accueil, qui font aussi partie de la clientèle. L’équipe dentaire ne cherche pas à connaître leur passé, qu’on devine difficile. « On n’est pas là pour juger », souligne Bruna.

Certaines périodes dans l’année sont plus difficiles que d’autres, renchérit Hélène. « Je ne dis pas : « Joyeux Noël! », mais plutôt « j’espère que tu auras un beau congé d’école ». Certains sont perturbés avant les fêtes et me disent: j’espère que ma mère va venir me chercher », raconte la dentiste.

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Ana-Maria ajoute que le contact se fait plus facilement avec les jeunes de CDP, plus âgés. « Ils parlent plus facilement, se confient même », note l’assistante dentaire.

«Lorsqu’on répare, le sourire revient, comme l’estime de soi»

Les soins sont gratuits pour les jeunes des centres jeunesse. C’est pourquoi les dentistes s’efforcent de les voir avant leur majorité. « On met des scellants sur les dents pour les protéger et on fait une mise au point avant leur départ. On fait de la prévention, en leur disant notamment de slaquer sur la liqueur », explique Bruna, qui se souvient d’un jeune qui buvait deux litres de liqueur par jour au point de faire tomber l’émail et faire fondre ses dents. « Certains ont les dents noires tellement elles sont cariées et ne sourient pratiquement jamais à cause de ça. Lorsqu’on répare, le sourire revient, comme l’estime de soi », remarque la dentiste, ajoutant que ce sourire dans leur face est précisément sa récompense.

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Hélène se rappelle pour sa part de ce jeune de 13 ans à qui il manquait une vingtaine de dents adultes, au point d’avoir le visage un peu écrasé. « Il m’a dit un jour qu’il faisait du théâtre maintenant. C’est une belle histoire, il n’aurait pas fait ça avec 4-5 dents. »

Les dentistes constatent avec impuissance à quel point plusieurs enfants ont pigé le mauvais numéro à la loterie de la vie. Elles en ont une démonstration à fendre l’âme lorsqu’une infirmière les a contactées au sujet d’une jeune femme qui insistait pour être traitée par UNE dentiste. « Elle a subi la traite des personnes et a été abandonnée en face d’un organisme dans un état épouvantable, après avoir été agressée sexuellement quotidiennement. L’intrusion (des instruments de dentiste) dans sa bouche réactivait probablement des souvenirs traumatisants pour elle. Elle a pleuré tout au long de l’intervention, en serrant un toutou de grenouille contre elle », confie Hélène au sujet de cette patiente, qui serait aujourd’hui en prison pour être arrivée illégalement au pays. L’horreur de A à Z.

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Ana-Maria, de son côté, se souvient de ce jeune de CDP plus triste qu’à l’habitude. « Il m’a dit: ma mère vient de mourir aujourd’hui. J’avais juste envie de le prendre dans mes bras, comme si c’était mon enfant », raconte l’assistante dentaire, ici par choix puisqu’elle pourrait gagner plus d’argent en pratique privée. « Elle mériterait une augmentation salariale tout de suite! », lancent d’une même voix les deux dentistes au sujet de leur indispensable assistante. Le message est lancé, de même que pour recruter des renforts au sein de la clinique.

Bruna sait qu’elle et son équipe peuvent faire une différence dans la vie de ces jeunes, un pas à la fois.

Avec 36 ans d’expérience derrière le sarrau dentaire, Bruna sait qu’elle et son équipe peuvent faire une différence dans la vie de ces jeunes, un pas à la fois. « Il y a un an, une mère venait à tous les rendez-vous avec son enfant. Elle s’est un jour mise à pleurer: ma fille est en train de se faire arracher des dents parce que je ne m’en suis pas occupée », raconte-t-elle.

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Pour les cas les plus lourds, des travailleurs sociaux accompagnent les jeunes, de même que des chiens de soutien émotionnel de la fondation Mira. « Le chien de la clinique a pris sa retraite, mais on en a deux autres qui s’en viennent », assure Hélène, qui collabore aussi à l’occasion avec le tribunal de la jeunesse. « On utilise parfois nos rapports pour illustrer la négligence ou pour que le juge ordonne des soins dentaires », explique-t-elle.

«Après les centres jeunesses, on leur demande de se débrouiller, de trouver un emploi, un appartement. Ça ne va pas bien quand il te manque une dent sur deux »

Bref, au-delà d’un simple rendez-vous avec une brosse à dents en cadeau, l’équipe de la clinique dentaire de la DPJ souhaite d’abord aider sa clientèle à mettre les chances de son bord dans la vie, en leur évitant une stigmatisation supplémentaire. « Après les centres jeunesses, on leur demande de se débrouiller, de trouver un emploi, un appartement. Ça ne va pas bien quand il te manque une dent sur deux », laisse tomber Hélène.

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« À CDP (où l’on héberge des jeunes contrevenants), on leur dit plutôt qu’on ne veut pas les revoir! », plaisante pour sa part Bruna, qui développe néanmoins de l’affection pour ces jeunes clients. « Parfois ils partent et reviennent et je leur dit: mais qu’est-ce que tu fais là?!? », ajoute Ana-Maria en riant.

Une chose semble au moins certaine, c’est que pendant leur passage en centre jeunesse, les jeunes patients de la clinique ont toutes les raisons du monde de croire aux fées des dents.