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Les grands brûlés de l’adolescence
Une photo de Sean Connery est placardée sur la porte d’entrée pour rappeler au personnel de ne pas quitter le boulot avec un bouton d’urgence ou le trousseau de clefs de la ressource.
Derrière cette porte, il y a l’Héritage, une unité du centre de réadaptation du Mont-St-Antoine, qui héberge des adolescents en difficulté.
Chef de service depuis cinq ans, Sophie Labelle nous y accueille, en marge de la semaine québécoise des éducateurs.trice.s spécialisé(e)s.
Bon, ok, notre visite en cette occasion est un pur hasard, mais c’est là un heureux prétexte pour mettre un peu de lumière sur le travail de ces intervenant.e.s travaillant d’arrache-pied pour insuffler un peu de normalité dans de jeunes vies déjà dysfonctionnelles. « Ici, c’est les grands brûlés de l’adolescence », illustre Sophie, au sujet de sa clientèle placée ici – de façon volontaire ou ordonnée – en raison de troubles de comportement, de problème de santé mentale, de négligence et de mauvais traitements.
Sophie dirige deux unités, une pour les 12-14 ans et l’autre pour les 15-17 ans. Les adolescents – tous des garçons – s’entassent dans des petites baraques sur deux étages où ils ont tous leur chambre, un grand salon commun de même qu’une salle à manger.
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Au total, quatorze unités sont cordées les unes contre les autres, à l’arrière de l’école de la Lancée, un établissement « de bout de ligne » fréquentée par la plupart des 120 jeunes hébergés sur le site du Mont Saint-Antoine.
«Les jeunes sont libres, il n’y a rien de barré ici»
Il y a des règles à suivre, des agents de sécurité, des plans d’intervention, mais Sophie rappelle que ses unités sont d’abord et avant tout des maisons de vie. « Les jeunes sont libres, il n’y a rien de barré ici », note la chef de service, dont un des jeunes est d’ailleurs en fugue depuis une semaine. « Tant que les gens ne mettent pas leur vie en danger, je ne peux pas les empêcher de partir », indique Sophie, précisant que certains fuguent à la maison et la plupart pour une courte durée.
Bref, les jeunes ont du leste, mais ils doivent suivre un plan d’intervention personnalisé, visant le développement de leur autonomie. Pour la grande majorité, l’objectif ultime est de réintégrer leur milieu familial.
les jeunes ont du leste, mais ils doivent suivre un plan d’intervention personnalisé, visant le développement de leur autonomie.
Les ados ont des tâches (lavage, ménage, etc.), une routine à respecter, du travail sur eux-mêmes à faire et des ateliers de groupe en soirée. Ceux qui se démarquent récoltent des points, grâce à un système de cotation en place dans les unités.
Billy* en profite justement dans le salon, après avoir obtenu le privilège d’écouter en solitaire un match de basket sur la télévision.
« J’aimerais jouer dans la NBA un jour! », lance candidement le principal intéressé, qui a les moyens de ses ambitions du haut de ses six pieds trois pouces à 14 ans. « Parmi les autres privilèges, on peut manger un repas spécial », ajoute Billy, qui a aussi fait une entrevue au micro de Patrick Lagacé concernant un projet auquel il a pris part à la Saint-Valentin.
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Une idée de l’éducatrice spécialisée Tania Angibeau, qui a encouragé ses gars à écrire des messages aux pensionnaires du CHSLD voisin pour briser un peu leur isolement pandémique. « J’aime donner l’occasion aux jeunes d’expérimenter des choses et développer leur empathie, de les voir dans des rôles positifs », explique Tania, également derrière un projet de distribution de nourriture aux itinérants il y a quelques mois.
«J’aime donner l’occasion aux jeunes d’expérimenter des choses et développer leur empathie, de les voir dans des rôles positifs»
La plupart des jeunes maintiennent des liens avec leurs familles et les retrouvent les fins de semaine. Ces milieux sont très variables, affirme Sophie. Certains sont adéquats, d’autres plus rough et marqués par la consommation et les problèmes de santé mentale. Rien pour empêcher la quasi-totalité des jeunes à vouloir retourner vivre chez eux.
Antoine passe justement en cour demain, pour une audience cruciale concernant son avenir à court terme. « Il va savoir s’il retourne à la maison où s’il reste ici jusqu’à ses 18 ans. On n’a pas de pouvoir là-dessus, mais on aimerait mieux qu’il reste ici, où il fonctionne mieux », raconte Sophie.
La situation semble en tout cas préoccuper l’adolescent, qui fait les cent pas dans le salon et rumine dans son coin depuis notre arrivée.
Sans surprise, les fils se touchent de temps en temps entre les murs de l’unité. Les frictions sont normales à l’adolescence, alors imaginez un endroit où ceux qui posent leurs valises ont déjà des historiques de violence. « Beaucoup de leur apprentissage touche la gestion de la colère. On a des agents de sécurité qui peuvent intervenir rapidement (NDLR on a d’ailleurs assisté à une intervention devant une unité voisine), mais il faut avoir la couenne dure pour travailler ici », ne cache pas Sophie, ajoutant que le personnel (en demande d’ailleurs) recherché doit avoir une tolérance à la violence et l’agressivité, mais surtout avoir du cœur et une propension à nourrir l’espoir.
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Cet espoir se matérialise concrètement sur le mur du couloir principal, où les anciens ont peint leur main en quittant l’unité. « Le roulement varie entre six mois et un an, mais parfois ils reviennent », note Sophie, qui nous conduit ensuite devant le mur des citations un peu plus loin, où sont immortalisés certains mots d’esprit particulièrement savoureux . « Je suis tanné de grandir », a entre autres déclaré un jour le vertigineux Billy, qui n’a visiblement pas été exaucé. « La patience est dure, mais la récompense est pure », a pour sa part brillamment philosophé Antoine.
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Il faut d’ailleurs reconnaître la vivacité d’esprit et la créativité qui prévaut entre les murs de l’Héritage. William, par exemple, a lui-même pris l’initiative d’écrire une lettre au premier ministre François Legault au début de la pandémie l’an dernier, lorsque les jeunes ont été confinés durant plusieurs semaines sans droit de sortie ou de visite. « J’avais hâte d’aller voir ma famille et j’étais tanné d’être pris ici! », raconte William, 13 ans, qui déménagera sous peu dans une unité pour les plus 14-17 ans. À l’époque de sa lettre, deux unités étaient aux prises avec une éclosion de COVID-19 et lui-même avait contracté le virus quelques mois plus tard. « Je m’ennuie d’être chez moi, mais j’ai fait des conneries graves et c’est à cause de ça que je suis ici », admet avec franchise William, qui aimerait devenir influenceur, mais surtout avoir une vie normale. Sophie souligne le chemin incroyable parcouru par l’adolescent depuis son arrivée il y a deux ans. « Je faisais des crises en arrivant. Voir des jeunes au parc s’amuser entre eux me faisait beaucoup de peine », reconnaît William.
Quant à sa lettre, elle s’est rendue entre les mains de la directrice régionale de la DPJ Assunta Gallo et peut-être même plus loin aime croire William, puisque les règles de confinement ont été assouplies peu de temps après.
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C’est l’heure du souper. COVID oblige, chaque repas est préparé à la cafétéria de l’école et livré directement aux unités. Au menu: du boeuf bourguignon avec des patates pilées et des carottes. « Pas pire », qualifie Cédric, mi-figue mi-raisin sur la qualité des repas.
Chaque jeune est assis seul à sa table, pour respecter la distanciation. Cette vision est un peu triste, à des années-lumière du repas familial traditionnel.
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Cédric s’efforce toutefois de divertir les troupes en improvisant un jeu où il faut lancer des marques de voitures commençant par telle ou telle lettre.
Après le souper, les jeunes forment un rang dans le couloir, avant de monter dans leurs chambres se reposer avant l’atelier du soir. « Ça leur fait du bien et nous aussi ça nous fait du bien », admet Tania, qui souffle un peu avec ses collègues Yuki Tremblay et Marie-Jade Cholette dans leur bureau vitré à l’étage.
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« Là ça va bien, mais le climat peut changer d’un coup. On a quand même un groupe très relationnel présentement », constate avec fierté Marie-Jade.
Pour Tania, le rôle des éducatrices spécialisées est complexe et exige de se faire une carapace. « Avoir le syndrome du sauveur et les prendre en pitié n’est pas la bonne approche. Il faut un équilibre entre le relationnel, l’animation et l’accompagnement clinique, en plus de maintenir une distance », énumère-t-elle.
Même si c’est parfois plus difficile de couper le cordon avec certains jeunes avec lesquels des liens ont été tissés, Marie-Jade voit leur départ d’un bon œil. « Je suis contente de les voir partir, parce que les centres jeunesse, ce n’est pas la normalité », admet-elle, préférant plutôt capitaliser sur les gains faits durant leur passage ici. « J’ai déjà eu le mandat de maintenir un jeune en vie jusqu’à ses 18 ans. Il est en appartement aujourd’hui », s’enorgueillit l’éducatrice.
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Évidemment, la COVID vient compromettre le fragile équilibre qui règne ici. « La clientèle est plus lourde avec la pandémie. On a plus de cas de santé mentale, d’anxiété et de dépendance aux jeux vidéos», constate Marie-Jade. « Les gars s’ennuient beaucoup plus », ajoute Yuki, citant l’interdiction de pratiquer des activités sportives en groupe dehors ou dans le gymnase jouxtant la ressource.
Un fond du couloir, Cédric se repose dans sa chambre avant l’activité de groupe. Comme les cellulaires sont interdits, les jeunes font la sieste ou écoutent des DVD. Un panier de linge sale traîne dans un coin de sa chambre, spartiate. Plusieurs paires de souliers sont éparpillées sur le sol. « J’en ai quatre, plus celle de la job », calcule l’adolescent de 16 ans, qui travaille chez McDo depuis quelques mois. « Je suis dans le rush du matin au soir », peste Cédric, qui habite ici depuis janvier. Un deuxième séjour dans son cas. « Je suis ici à cause de mon comportement, des trucs de violence. Je devrais sortir en septembre. Je fais mon temps…», soupire-t-il, ajoutant s’ennuyer de fumer puisque c’est interdit ici.
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Cédric raconte s’entendre plutôt bien avec les autres garçons, même si la cohabitation est parfois difficile. « Il faut faire avec, comme des frères », résume l’adolescent, qui sait déjà ce qu’il aimerait faire en sortant d’ici. « Je veux devenir charpentier-menuisier comme mon grand-père et mon oncle. »
L’activité du soir se déroule dans la salle commune, où se trouve la télé, une table de billard et un casse-tête du Capitaine Crochet de 1000 morceaux en chantier.
L’atelier porte sur le jugement moral et consiste en une discussion entre jeunes. Tania évoque les règles habituelles: lever la main, adopter une posture convenable et respecter les opinions des autres. Marie-Jade doit insister un peu pour convaincre Antoine de rejoindre les autres.
« Comment vivez-vous avec le fait de devoir respecter des règles qui n’ont pas un gros impact sur vous? », demande Tania, pour lancer la discussion avec les jeunes dispersés dans des fauteuils en cercle.
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Tania cite en exemple l’obligation de porter le masque en tout temps, même si les jeunes ont statistiquement peu de chances de tomber malade. « Je trouve ça juste, c’est de l’empathie et de se mettre à la place des autres », marmonne Olivier, le visage voilé par son masque et ses cheveux.
Le débat est super intéressant, grâce à Tania, Marie-Jade et Yuki notamment, qui relancent les jeunes à plusieurs reprises. « On est des ados et on a juste une vie d’adolescents à vivre, il ne faut pas rater ça », plaide Cédric au sujet de l’idée de tricher un peu pour voir ses amis.
Lorsque Tania demande si c’est acceptable selon eux de voir sa copine ou son copain pendant la pandémie, la réponse de Billy fait rire tout le monde. « C’est acceptable, parce que c’est la prochaine femme qui va créer ta progéniture. »
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Une heure plus tard, Tania clôt la discussion sur cette judicieuse morale: « Tout n’est pas toujours blanc ou noir dans la vie et c’est valable pour les règles. Il faut utiliser son jugement. »
Avant de regagner leurs chambres, les jeunes vont se prendre une collation à la cuisine. Certains ont des tâches ou doivent préparer leur lunch pour l’école demain.
En voyant ces jeunes se comporter en adultes, les paroles de Cédric me reviennent en tête pendant que je roule vers chez moi.
On est des ados et on a juste une vie d’adolescents à vivre, il ne faut pas rater ça.
C’est la seule chose qu’on peut leur souhaiter, en espérant qu’il n’est pas trop tard.
*Tous les prénoms des jeunes ont été modifiés.