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Les baby-boomers quittent les ondes : un changement de garde qui déboussole
Les derniers temps ont été marqués par des annonces de départs de poids lourds de l’information, la mort d’icônes sportives (Guy Lafleur et Mike Bossy) et la présence d’une relève musicale au traditionnel show de la Saint-Jean, autant de symptômes d’un changement de garde qui s’orchestre actuellement au Québec.
Paul Houde, Jacques Fabi, Joël Le Bigot, Michel Lacombe, Pierre Bruneau, Denis Lévesque* et Paul Arcand*, des personnalités influentes – des hommes – qui ont fait partie du paysage médiatique durant des décennies accrochent leur micro, se préparent à le faire ou vont relever d’autres défis après de monumentales carrières, souvent passées au même endroit.
Pour une frange de la population, voir ces visages familiers s’effacer peut donner le vertige et l’impression de perdre certains repères. Nous avons voulu décortiquer ce phénomène, en faisant appel à quelques intervenant.e.s.
Pour asseoir un peu le contexte, nous avons d’abord sondé Jacques Hamel, un sociologue spécialiste de la jeunesse et retraité de l’Université de Montréal qui s’intéresse particulièrement aux générations. D’emblée, il atteste que le phénomène actuel saute aux yeux. « Oui, c’est frappant dans le monde des médias, avec des gens comme Le Bigot qui étaient depuis longtemps associés à la vieille tour. C’est un changement de garde », résume le sociologue, qui évoque des facteurs naturels (comme la pyramide des âges) et la pandémie pour l’expliquer.
En gros, les baby-boomers ont atteint, voire dépassé, l’âge de la retraite, et quittent la vie active, et les plus jeunes prennent leur place au sommet de la pyramide.
Cette nouvelle génération au pouvoir ne connaîtra pas la même réalité que ses prédécesseurs, qui quittent avec des décennies d’expérience derrière le micro, explique Jacques Hamel. « De toute façon, ils [les plus jeunes] ont un autre rapport au travail, n’ont peut-être pas envie de passer trente ans à Radio-Canada et veulent connaître d’autres milieux. Leur parcours est non linéaire », constate le sociologue.
Même la nouvelle maison de la société d’État contribue en quelque sorte à symboliser ce renouveau, enchaîne M. Hamel. « La pénurie de main-d’œuvre et la pyramide des âges créeront un effet de rareté. Les portes seront grandes ouvertes pour des jeunes en phase avec une culture qui est la leur, donc plus ouverte à la diversité, aux femmes, etc. Ils auront enfin le gros bout du bâton », estime Jacques Hamel.
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Le sociologue comprend toutefois que certaines personnes puissent se sentir bousculées dans leurs habitudes par ce remue-ménage. « C’est normal d’être un peu sous le choc, c’est une partie de nos enfances qui s’effacent, en plus de nous faire prendre conscience qu’une partie de notre vie s’éteint. Ça renvoie à un effet boomerang de notre propre vieillesse. »
Si la musique des légendes de la chanson comme Diane Dufresne ou Beau Dommage survivra à leur mort, ces voix de la radio et de la télé s’effaceront peu à peu, indique Jacques Hamel. « Quant aux X, c’est leur tour, mais leur tour vient tard puisqu’ils ont toujours vécu dans l’ombre des baby-boomers. Il y aura donc un mélange de X et de Y qui prendront à leur tour leur place », résume-t-il.
« On l’a en pleine face »
La productrice télé, animatrice et sociologue de formation Marie-France Bazzo incarne parfaitement cette génération X qui a dû trimer dur en période d’incertitude et d’austérité pour se frayer une place à une époque où les baby-boomers régnaient sans partage sur la société.
Elle qualifie de « vertigineuse » la vicissitude ambiante, même si elle s’inscrit naturellement dans l’air du temps. « On l’a en pleine face, c’est un remplacement majeur de génération et beaucoup de repères tombent à la fin de la pandémie », souligne Marie-France Bazzo, notant que ce train du changement était déjà bien en marche dans différentes sphères (comme la technologie, la manière de consommer l’information, etc.).
Le départ de plusieurs ténors de la radio et d’ailleurs confère sans doute un visage humain à ce changement de paradigmes. « C’est particulièrement insécurisant. Des changements aussi radicaux, on a vu ça juste une fois à la fin des années 60 quand les boomers sont arrivés », analyse l’ex-timonière d’Indicatif présent, qui a publié en mai une lettre ouverte dans La Presse dans laquelle elle aborde de front ces départs massifs et la façon de réfléchir à la radio en 2022, à l’heure où l’on consomme à la carte.
Si les X accèdent à leur tour à des postes décisionnels, leur règne risque d’être de courte durée puisqu’ils se font déjà souffler dans le cou par les milléniaux et les Z.
Même si elle la comprend, Marie-France Bazzo déplore malgré tout cette propension à vouloir faire table rase avec le passé. « Les milléniaux et les Z voient l’état du monde et il est profondément contestable. Les départs [des Boomers] symbolisent cette culture d’avant, mais il ne faut pas tout mettre à la poubelle », nuance la productrice, estimant important de préserver cette mémoire. « Je ne suis pas nostalgique, mais il ne faut pas dire “bon débarras” non plus. Il y a des choses à retenir de ces personnes-là », affirme-t-elle.
Elle se désole aussi du manque d’émissions dans lesquelles les générations se voisinent à l’heure actuelle, convaincue qu’une formule hybride serait plus porteuse et moins clivante. « La polarisation assèche le débat et le rend plus rugueux. On est dans un moment de chance de renouvellement, de changement d’idées, et on le vit de manière asséchée, je trouve », critique Marie-France Bazzo.
Si plusieurs domaines comme la musique, les arts visuels ou la littérature connaissent actuellement une période de foisonnement, elle constate que la télé ou la radio ont du mal à s’adapter à l’époque actuelle, coincées dans des carcans un peu divorcés de la réalité. « On nous dit d’aller chercher les 18-34 ans même s’ils n’écoutent pas la télé. On ne veut pas perdre le public ancien tout en essayant d’aller chercher un nouveau qui ne s’intéresse pas à ce genre de forme et de contenu. C’est un cercle vicieux », constate la productrice télé confrontée à cette réalité, en quête comme tout le monde de LA recette magique.
Au-delà de l’âgisme, l’ex-animatrice de Bazzo TV croit important de ne pas évacuer de l’équation l’aspect des classes sociales, qui creuse aussi ce fossé entre le public et sa télé. « On va mettre des jeunes pour parler aux jeunes, mais à quels jeunes s’adressent-ils juste? On devrait pouvoir rejoindre tout le monde, mais ce débat est absent de nos réflexions et de celles de nos diffuseurs », souligne Mme Bazzo.
À ses yeux, le fait d’avoir eu un peu la tête dans le sable nous a empêché.e.s de voir venir la nouvelle génération, mais aussi les problèmes qui la préoccupent.
Et si la productrice avoue se sentir vieillir, ce n’est pas à cause des ténors qui annoncent leur retraite. « Moi, c’est plutôt en voyant la nouvelle génération arriver avec l’énergie, l’audace, l’impertinence de nos 20 ans que je me sens vieille. »
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Comme un processus de deuil
Même si le monde continue de tourner, la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec Christine Grou valide quand même le sentiment d’inconfort généré par un changement de garde aussi drastique dans nos institutions. « La post-pandémie exacerbe le phénomène, mais c’est sûr que c’est une page de l’histoire qui se tourne et c’est une génération qui commence à se dissiper. Ça nous ramène à notre propre finalité, à laquelle on n’aime pas penser », croit Mme Grou, qui dresse des parallèles avec le deuil.
« Les gens ont besoin d’avoir des repères, ce qu’ils avaient avec des personnalités qui faisaient partie de nos quotidiens, de nos racines depuis longtemps, explique-t-elle. Les voir quitter nous ramène à tout le processus de deuil, au fait que la vie est une série de deuils, de la fin de l’école primaire à la retraite en passant par la disparition de nos proches. »
Sur le plan purement psychologique, ces départs massifs peuvent déstabiliser, un sentiment exacerbé par la pandémie qui nous a demandé une forte capacité d’adaptation. « Le cerveau est fatigué, tanné d’être en hyper-vigilance », constate Christine Grou, évoquant aussi l’attachement qu’entretiennent les gens avec certaines personnalités. « On s’est habitués à eux, c’est pour ça qu’ils avaient la cote avec le public. Guy Lafleur, pour beaucoup, c’est leur jeunesse. Le voir disparaître, c’est comme perdre une partie de notre histoire. »
La présidente de l’Ordre des psychologues croit enfin que ce changement de garde marque bel et bien la fin d’une époque. « On voit déjà plus de femmes et de diversité. Il n’y aura plus de gens comme les boomers qui passent leur vie à un seul endroit, les gens s’identifient moins à l’entreprise où ils travaillent. »
Le neuf pousse sur le vieux
« Le neuf pousse sur le vieux. » C’est par cette expression locale que le gestionnaire des communications à la SOCAN et ex-journaliste du Voir Éric Parazelli résume la mutation qui s’opère parallèlement dans l’industrie de la musique. « Mais c’est sûr que si on regarde les dernières décennies, le vieux a mis plus de temps à se pousser », raille-t-il au sujet de l’incroyable longévité des baby-boomers dans le décor.
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Ce changement de garde ne passe pas inaperçu et a récemment fait grincer des dents une chroniqueuse, qui a gazouillé ne reconnaître aucun artiste lors du spectacle de la fête nationale. « Elle a juste fait l’étalage de son ignorance en désignant un artiste comme “le gars avec les cheveux verts”. Rendu là, ne parlez pas de choses que vous ne connaissez pas, parce que vous avez encore de l’influence », peste Éric Parazelli, également rédacteur en chef du magazine Paroles et musique produit par la SOCAN.
Si certain.e.s réclament Paul Piché à la Saint-Jean jusqu’à la fin des temps, une relève enthousiaste fait actuellement son chemin, loin des projecteurs. « Le rap et la musique urbaine font leur place sans les radios commerciales, constate le spécialiste. Il y a vingt ans, on ne pouvait pas remplir les salles hors des sentiers battus. C’est une vraie révolution chez les jeunes. Sans oublier les jeunes femmes comme Lou-Adriane Cassidy, Marie-Gold, Klô Pelgag, Lydia Képinski, Charlotte Cardin. C’est peut-être la première génération où autant de jeunes femmes sont mises de l’avant. »
Il se remémore un phénomène semblable – dans une moindre mesure – au tournant du millénaire, lorsqu’un autre changement de garde mettait en vedette les Loco Locass, Vulgaires Machins, Malajube, Ève Cournoyer, etc. « Un éditeur du Voir trouvait qu’on mettait trop d’artistes de la scène locale et émergente en Une du magazine. Nous, on trouvait ça juste normal, parce que c’est eux qui forgeaient alors le son de l’époque », compare ce passionné, qui a toujours le radar bien allumé vers la nouveauté.
Contrairement à d’autres milieux, Éric Parazelli n’observe pas une volonté de marquer une coupure en musique. Au contraire, il constate plutôt une sorte de passation des pouvoirs. « Il existe un gros respect des jeunes pour leurs prédécesseurs. On le voit récemment avec la venue de Diane Tell, qui semble avoir inspiré plusieurs jeunes autrices-compositrices. Et même si Hubert Lenoir donne l’impression de vouloir tout démolir, il a repris Ferland et fait des shoutout à Charlebois », souligne Éric Parazelli.
Une autre Révolution tranquille
La journaliste et chroniqueuse Vanessa Destiné n’observe pas non plus une volonté de jeter le passé à la poubelle chez les plus jeunes générations. « Par exemple, au festival La Noce, le plus gros happening était Daniel Bélanger. Les gens ont la fibre nostalgique : suffit de penser à Mixmania, Star Académie ou Céline », énumère la co-animatrice de Décolonisons l’histoire.
Elle constate néanmoins que les mentalités s’entrechoquent, que les plus jeunes sont parfois en réaction avec les plus vieux qui réalisent qu’ils ne sont plus le centre de l’univers. « Les boomers avaient le poids démographique, les X risquent de se faire tasser vite et il y a déjà les milléniaux, les Z et les Alphas qui revendiquent leur place. Il n’est plus nécessaire d’avoir une reconnaissance du milieu. Tout s’écroule avec les réseaux sociaux, où tout le monde peut avoir une validation. Il n’y a plus d’autorités fédératrices », analyse Vanessa Destiné, notant que pour plusieurs jeunes, le nom de Pierre Bruneau n’évoque rien.
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En marge de ce contexte en mutation, c’est aussi toute la culture d’entreprise qui est en train de changer, observe la chroniqueuse. « On n’accepte plus de se faire crier dessus. C’est fini, cette époque où l’égo était mis de l’avant. »
Elle a pu en témoigner aussi en travaillant dans pratiquement toutes les salles de presse du Québec, où ces changements sont portés par une nouvelle génération de journalistes affichant clairement leurs valeurs ou leur identité et de plus en plus souvent issus de la diversité,. « On vient secouer une branche quinquagénaire homogène », constate-t-elle.
Elle ajoute que les chambardements idéologiques vont même trop vite pour les journalistes à l’heure actuelle. Elle parle d’un effet combiné entre la révolution numérique et l’évolution des mœurs à l’échelle mondiale. « Plus besoin d’aller voir Radio-Canada pour savoir ce qui s’est passé. La décolonisation 2.0 et les mouvements comme #MeToo sont possibles grâce à des élans de solidarité mondiale », raconte Vanessa Destiné.
Elle cite la réélection de Valérie Plante, la polarisation de la société, le mouvement des camionneurs, la domination de la CAQ et la présidence de Trump comme autant d’exemples d’une certaine déconnexion entre la population et les médias qui n’ont rien vu venir. « Même l’arrivée au pouvoir de plein de jeunes maires (aux dernières élections). On prend ça avec un grain de sel, alors qu’une autre Révolution tranquille est en train de s’opérer. »
Même l’orgueil national se transforme et sort des lieux communs habituels. « Ce n’est plus juste le hockey. Les jeunes d’aujourd’hui jouent au soccer et trippent sur Leylah Fernandez et Félix Auger Aliassime. La fierté ne passe plus juste par Guy Lafleur », illustre Vanessa Destiné.
Elle constate enfin que l’âgisme existe des deux côtés du spectre, qu’il y a des vieux qui lèvent le nez sur l’apport des jeunes et vice-versa. Rien de neuf sous le soleil.
Mais le progrès, lui, est en continu, de la Révolution tranquille des années 70 au Printemps érable en passant par le mouvement environnemental amorcé par Greta Thunberg.
« Les jeunes ne sont pas parfaits non plus, je ne pense pas qu’ils ont mis fin au racisme et au sexisme », résume Vanesse Destiné, qui vivra aussi un jour un changement de garde pour sa génération, la seule justice implacable qui soit.
« J’ai hâte de voir comment je vais gérer ça, mais j’ai déjà appris, au moins, à céder ma place. »
*Ces personnalités ne sont pas des baby-boomers, mais néanmoins des vétérans s’inscrivant dans le changement de garde qu’on a voulu décortiquer ici.