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La poursuite du malheur

L'égaré errant: Épisode #3

Par
Gabriel Deschambault
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(Pour relire le deuxième épisode, c’est ICI.)

Marcher sur une route secondaire en forêt sous les étoiles n’était pas mon souhait le plus ardent. Si seulement j’avais le cellulaire que Hulk Hogan m’a refusé. Vais-je retrouver un jour Ste-Adèle? Combien de kilomètres aurai-je à marcher sans une salutaire paire de boxers pour réduire la friction? Je vais devoir trouver une boîte téléphonique… si ce genre d’archaïsme existe toujours.

Comment j’ai fait pour me retrouver dans ce foutoir?

Je vous raconte :

Après mon éviction spontanée de ce matin, sans voiture et sans honneur, je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de m’accouder à un bar pour siroter des pintes toute la journée. Comme si l’alcool était le seul remède pour calmer l’inconfort résultant de ma débauche de la veille. À un certain moment, j’ai commandé de la poutine pour tapisser mon estomac d’une couche protectrice qui me permettrait de poursuivre. Puisque consommer de la poutine est toujours une idée géniale, deux gars, assis non loin au bar, décidèrent de se joindre à moi. Sympathiques ivrognes, ils commandèrent aussi et prirent place à ma table pour manger en ma compagnie. Ils s’esclaffèrent du récit de mes mésaventures et à grand coup de claques dans le dos, ils en redemandèrent. Je leur servis quelques perles véridiques et j’en inventai d’autres, car j’aime bien l’attention.

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Ça ne leur en prenait pas plus pour que je devienne leur meilleur ami de la soirée. Nos discussions tournaient autour du vide et nous frôlions des sujets signifiants du plus loin possible. Ils se présentèrent, mais comme d’habitude, j’oubliai les noms dès qu’ils franchirent mes tympans. Celui aux lobes d’oreille bizarres, je l’aurais nommé Billy-Bob si j’avais pu et l’autre, arborant la moustache de vainqueur et la dent jaunie, je l’aurais baptisé Fernand si sa mère avait eu la décence de me consulter sur le sujet.

Comme c’est souvent le cas au détour d’une deuxième journée de suite de beuverie, l’ivresse m’accompagnait paisiblement plutôt que d’accaparer tous mes sens et ceux de mon entourage immédiat.

Un peu avant minuit, Fernand annonça leur départ imminent.

– Nous autre, on s’en va à Ste-Agathe, on peut ben te laisser en passant. Faut ben que tu retournes là-bas amadné. À moins que tu préfères retourner dormir avec la femme de Hulk Hogan.

Ils éclatèrent à l’unisson d’un grand rire gras que l’on sert exclusivement dans les tavernes. Il poursuivit en soulevant le sac de plastique du restaurant à poutine:

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– Si tu te perces deux trous dans le sac icitte, ça pourrait te servir de boxeurs le temps de retrouver les tiens.
L’image me fit rire aussi. Fernand en remit :

– Tu peux même te faire des bretelles avec les poignées si tu l’étires assez.

J’acceptai leur offre (le covoiturage, non le sac) malgré l’évidence de leur ébriété. C’était bien leur problème et de toute façon, il n’y avait que 12 km à parcourir. Parce que les accidents de gars saouls n’arrivent qu’après une certaine distance. Tout le monde sait ça.

Je pris place, armé de mon insouciance, dans le minuscule compartiment d’une auto sport à deux portes, une Précidia défraichie. Le derrière était bourré de cochonneries et je cherchais encore de la place pour mes pieds quand nous prîmes la route de façon beaucoup trop nerveuse. Quelques secondes plus tard, je farfouillais frénétiquement dans les fentes du siège à la recherche d’une ceinture de sécurité, car Billy-Bob conduisait vite, beaucoup trop vite sur une 117 qui affichait une limite de 70 km/h. Peut-être avait-il confondu le numéro de la route avec la limite de vitesse.

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Fernand riait et encourageait Billy-Bob à être moins « fif » et à accélérer. J’étais livide, trop saisi et trop peureux pour protester. Et ce n’était que le début. Il accélérait toujours quand Fernand signala qu’une voiture de police passait en sens inverse.

– Au yable l’osti de police!! s’exclama Billy-Bob sans ralentir la voiture.

Il roulait tellement que mon cœur, déjà fragilisé, se soulevait à chaque butte et dans chaque courbe. Arrivé à la hauteur de Piedmont, je remarquai une voiture qui nous suivait à 150 km/h. Les gyrophares qui s’allumèrent signalaient-ils la fin mon calvaire? Hélas, Billy-Bob lâcha un « yeeehahhh » à l’américaine et accéléra de plus belle en hurlant :

– Osti, on est comme dans Shérif fais moi peur!

Fernand était retourné et regardait la voiture de police, exposant sa dentition ambrée dans un sourire de cinglé. Un feu de circulation rouge arrivait à grande vitesse. Billy Bob ralentit la voiture. Allait-il abandonner cette folie? Il appliqua violemment les freins et tourna le volant vers la droite. La force G plaqua mon visage contre la fenêtre. Pris par surprise, les policiers, mes sauveurs, n’avaient pas eu le temps de manœuvrer et étaient passés tout droit.

– Les gars, faudrait arrêter, implorai-je, on va se planter!

– Inquiète toi pas, y a pas de danger.

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Rassurant ce Fernand. Billy ne ralentissait pas, encouragé par l’enthousiasme de son ami qui ne perdit pas son air radieux même lorsque la voiture illuminée réapparut derrière nous. Je ne saurais dire combien de temps ce cirque perdura, mais nous nous enfoncions de plus en plus profondément dans les terres à une vitesse tout simplement démente. J’étais au comble de la terreur; eux débordaient d’euphorie. Après bien des kilomètres et alors que les signes de vieillissement prématurés s’étaient bien installés sur mes traits tirés, les policiers ralentirent et abandonnèrent la chasse, percevant probablement le caractère trop risqué de leur entreprise.

– On les a eus tabarnack! s’exclama Billy-Bob.

– Les osti de chiens, renchérit Fern.

– Je veux débarquer, rajoutai-je.

– Attends un peu, me dit Billy-Bob, il faut qu’on se trouve un spot pour cacher l’auto. S’il nous rencontre encore, on est fait.

– J’aimerais mieux débarquer TOUT DE SUITE!

J’appuyai très fort sur les derniers mots.

– Ok, c’est correct, prends le pas de même.

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Il appuya aussi fort sur les freins et l’auto s’immobilisa brusquement me propulsant violement vers l’avant une dernière fois pour la forme. Un Fernand offusqué descendit de l’auto pour me laisser sortir. Je ne savais même pas où je me trouvais, mais je préférais être perdu sur une route de campagne que de mourir dans cette maudite Precidia.

– Comment je fais pour me rendre chez-nous?

Fernand haussa les épaules, désintéressé. Billy-Bob ouvrit sa fenêtre et cria :

– Envoyez, faut y aller, les flics pourraient arriver.

– On est pas mal au milieu de nulle part, me dit Fern, tu peux partir d’un bord ou l’autre et tu vas finir par arriver sur la 117 si tu prends vers l’est au prochain chemin que tu croises.

– Vous avez un cell?

– Non! me répondit sèchement Billy-Bob. Il démarra en trombe laissant à peine le temps à Fernand de rentrer son corps dans l’auto.

Billy-Bob prit la peine de sortir son bras par la fenêtre pour m’honorer de son majeur érigé en me traitant d’osti de tapette.

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Pas de nom, pas de numéro de plaque. Rien. La vie allait devoir lui faire payer cette insulte et tout le reste. J’avais confiance, elle allait s’en charger. Elle le faisait toujours avec ce genre de spécimen. En regardant autour de moi, je décidai de rebrousser chemin vers le sud. Avec un peu de chance, je recroiserais peut-être les policiers.

Ainsi commençait une autre errance.

À suivre…

Illustration par Grégoire Mabit

Le quatrième épisode est ICI.

La suite la semaine prochaine, au même endroit.