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(Pour relire le premier épisode, c’est ICI.)
Il faut vraiment se demander pourquoi je me retrouve au bar du Village à Prévost pour la deuxième fois en moins de 12 heures à entamer sérieusement la prime de départ qui a accompagné le dernier d’une longue série de congédiements. Il faut surtout se demander pourquoi je me retrouve allégé du poids d’un cellulaire et d’une paire de boxeurs.
Est-il au moins midi ?
Oh, mais quelle gueule de bois! J’ai l’impression que ma mâchoire a implosé et que des fragments d’os se sont incrustés dans mon cervelet. J’ai mal.
En plus, je vais devoir repartir à pied. Où est mon auto? Comment l’ai-je égaré?
Je vous raconte:
Hier soir, écœuré par ma péripétie désastreuse avec Cassandra et mon enfant qui ne le fut jamais, je heurtai de plein fouet le premier bar que j’aperçus, question d’anesthésier mon orgueil. Ça n’a pas pris bien longtemps avant que je me retrouve avec une bande de locaux qui échauffaient leur esprit à grand coup de shooters. J’ai cette tendance à me faire des amis rapidement dans les débits de boisson et, comble de chance, la gente féminine semble m’apprécier bien plus quand elle est elle-même désinhibée. J’ai encore le faible souvenir d’un trio de femmes frivoles qui s’esclaffaient de mes blagues douteuses. L’alcool coulait à flot et les mœurs s’allégeaient très sérieusement quand trop soudainement, je me réveillai.
J’étais dans un lit inconnu, dans une pièce inconnue avec une femme nue, elle aussi inconnue puisque je ne pouvais, à ce moment précis, distinguer son visage enfoui dans un oreiller. L’état de conscience que je venais de retrouver était accompagné d’une violente douleur qui effleurait dangereusement mon seuil de tolérance. Étrangère ou pas, je serais resté étendu là le plus longtemps possible, catatonique, si l’envie d’uriner et la déshydratation ne m’avaient pas extirpés de force des beaux draps qui m’enlaçaient.
Le plus silencieusement possible, je descendis du lit et je sortis de la chambre. De l’autre côté de la porte, j’aboutis dans un univers d’enfants : des camions, des poupées, des casse-têtes; un monde plastifié et coloré difficilement tolérable dans ma condition. Je localisai la salle de bain et je m’y réfugiai pour vérifier s’il me restait des indices d’une relation charnelle. Tout portait à croire que nous n’avions que dormi, mais je n’aurais pu le jurer puisque mon odorat ne fonctionnait guère.
Je réfléchissais à la suite à donner à cette aventure quand j’entendis des pas dans le corridor et la voix enrouée d’une femme qui jurait :
– Câliss, yé dix heures. Shit, shit, shit… SHIT.
En jetant un coup d’œil, j’aperçus la demoiselle flambant nue qui se frappait le front de consternation. Je me souvenais vaguement de l’avoir vu la veille entrer dans le bar quelque part en début de soirée. Rien de plus. Je sortis de la salle de bain pour la rencontrer officiellement. Nous étions l’un devant l’autre dans notre plus simple appareil. Elle me regarda d’un air affolé.
– Scuse moi, mais il faut que tu partes tout de suite. Mon ex devrait arriver à tout moment avec les enfants.
Pourquoi dessinait-elle des guillemets dans les airs en disant le mot «ex» ?
– Oh, ok, j’vais y aller d’abord… Moi c’est Étienne.
– Je sais, envoie, habille-toi, me rétorqua-t-elle, l’urgence évidente dans sa voix.
J’acquiesçai et je m’enlignai sans attendre vers la chambre des maîtres en enjambant un camion de pompier hyper-réaliste. Alors que je prenais une parcelle de seconde pour admirer les détails minutieux de l’échelle télescopique, une porte s’ouvrit et un homme, un colosse, entra suivi de deux enfants en bas âge. Il ne perdit pas son temps à observer la scène de nudistes qui impliquait son ex «entre guillemets» et l’intrus qui portait à gauche. Il repoussa aussitôt les jeunes dehors en ordonnant à Nathan de surveiller la petite pendant quelques minutes. Il referma la porte et n’accordant aucune attention à son ex «entre guillemets», il me fixa sévèrement et m’annonça tranquillement, les dents serrées :
– T’es chanceux. La seule raison qui va te permettre de sortir d’icitte en vie, c’est mes enfants en arrière de la porte, là. Je te conseille de ramasser tes clics, pis de décrisser au plus sacrant.
La dame, les mains et les bras plaqués sur les endroits stratégiques, voulut s’exprimer sur la situation, mais Monsieur leva un doigt sans la regarder et elle trouva sage de garder son opinion pour elle-même.
Je notai qu’il ressemblait un peu à Hulk Hogan avec la moustache qui descendait de chaque bord de sa bouche pour encadrer son menton carré. Ça le rendait un peu plus sympathique. J’aime bien Hulk Hogan. Ce qui ne m’empêcherait pas de le craindre aussi.
– Tu vas sortir par la porte patio de la chambre pis tu vas te faire discret. T’as compris.
– Euh, oui, oui… pas de trouble.
Aucune raison de contredire un ton aussi impératif.
C’était la deuxième fois en autant de jours qu’une armoire m’aidait à débarrasser une demeure. Il m’accompagna dans ses anciens quartiers, saisit mes vêtements par terre et m’ordonna de m’habiller au plus «criss» en me les tendant. Il avait pris le soin de retirer mon porte-monnaie de la poche arrière de mes pantalons. Mes sous-vêtements manquaient à l’appel, mais je me gardai bien de le lui souligner alors que je manœuvrais prudemment le cuivre du zipper de mes jeans et la tendre chair de mon anatomie, deux choses qui ne doivent jamais se rencontrer. Monsieur Hogan me remit mon porte-monnaie après avoir pris le temps de vérifier mon identité. Ce qui ne me rassura pas un instant.
En enjambant la porte arrière, je vis mon téléphone cellulaire qui traînait à demi caché sous le lit. Je voulus le réclamer, mais l’autre coupa court à ma démarche en pointant frénétiquement vers un quelque part situé ailleurs que dans la maison de son ex trop récente. Je ne peux le jurer, mais en sortant, il me semble que j’ai senti le vent d’une claque monumentale frôlant de très près ma nuque vulnérable.
Dehors, je ne reconnus pas l’environnement et je dus sillonner les rues une bonne dizaine de minutes avant de reconnaître un élément familier. J’étais encore et toujours à Prévost.
Une heure plus tard, j’abandonnais les recherches de ma vieille Toyota. Elle n’était plus au bar, mais elle n’était pas non plus dans les environs de la maison de la femme du lutteur. J’errai un peu encore, jusqu’à ce que l’adrénaline finisse par s’estomper et que je retrouve les symptômes agressifs d’un lendemain d’abus.
J’allais devoir trouver une solution, mais plus tard. Désœuvré, l’entregent un peu échauffé par l’absence de mon imitation convaincante de Calvin Klein, je retournai vers le lieu d’origine de ma mésaventure la plus récente : le bar du Village sur la 117.
Au moins, je n’étais pas le premier client de la journée, car une vieille dame s’affairait déjà à remplir une machine de Loto-Québec de ses maigres économies.
Illustration par Grégoire Mabit
Le troisième épisode est ICI.