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Le petit Fridolin

L'égaré errant: Épisode #1

Par
Gabriel Deschambault
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Ma mère s’ingère souvent, un peu trop souvent. Si je me retrouve si amoché ce soir dans un bar perdu de Prévost, c’est que ce matin, elle s’est ingérée un peu plus profondément qu’à l’habitude.

Je vous raconte:

Elle est arrivée chez-moi sans prendre la peine de frapper. Elle a les doubles des clés, ce qui lui permet des allées et venues incessantes et trop souvent injustifiées. Que voulez-vous, c’est ma mère et je l’aime. Elle affichait son fameux air concerné. Un air navré que seules les dames de sa trempe réussissent à mêler à de l’anticipation et de l’enthousiasme. Cet air qu’elle revêt lorsque, désolée de la dévastation que pourrait laisser une information caustique, elle est aussi fière de pouvoir la communiquer en exclusivité.

– Étienne, tu te rappelles de Cassandra? m’a-t-elle demandé le plus naïvement du monde.

Question tout à fait rhétorique. Il y a cinq ans, Cassandra a laissé une plaie ouverte de 23 pouces ½ dans mon cœur et maman ne le sait que trop bien.

– Oui, je m’en rappelle.

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Maman m’annonça qu’elle avait vu Cassandra dans un centre d’achat de St-Jérôme et qu’elle savait de source sûre qu’elle était de retour dans les Laurentides.

– Elle était avec un ptit gars.

– … et ? hésitai-je, craignant la suite.

– Le ptit gars te ressemble comme deux gouttes. Il a à peu près cinq ans. Les dates fittent. Ça m’étonnerait pas que je sois grand-mère.

C’était sa façon à elle de me dire que j’étais peut-être le père. Avant même que je réagisse de façon appropriée, elle poursuivit :

– Tu vois Étienne, rien n’arrive pour rien. J’étais même pas supposée magasiner à St-Jérôme à matin, mais y avait pu de médicaments pour ton père à Sainte-Agathe. C’est les énergies ça.

Les énergies… Ma mère et son ésotérisme à deux cennes. C’est un signe de je ne sais quelle maladie dégénérative collective quand on ne peut plus juste accepter les coïncidences comme étant inévitables et totalement naturelles. Pourquoi ne remarque-t-elle pas toutes les fois où il ne se passe rien? 99.9% du temps.

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J’étais tout de même sidéré. Cassandra, l’amour de ma vie. Celle qui m’avait laissé filer entre ses doigts pour disparaître, introuvable, dans le trou à rat de trois millions d’habitants juste au sud de Laval. Comment la retrouver? Car c’est ce que je devais faire. Par où commencer? Étonnamment, la perspicacité et l’ambition se sont substituées à ma légendaire procrastination juste le temps pour moi de retrouver ma descendance. Ça ne m’a pris que quelques heures pour retracer Cassandra à Prévost, deux villages au sud de Ste-Adèle, mon patelin. L’instinct était à l’œuvre.

Sans attendre, je me suis pointé en auto devant la porte de sa maison jumelée et j’ai attendu qu’elle en sorte avec sa progéniture et peut-être la mienne. Ce qu’elle fit au bout de trois quarts d’heure, tenant un petit mousse de cinq ans par la main. Dans son visage, je reconnus le mien. Sa petite démarche d’enfant s’apparentait étrangement à mon déhanchement un peu trop vacillant. Le pauvre, il avait hérité de ma dégaine de vaincu.
Ça m’a fait un peu mal de la voir, elle. Je dus quitter en catastrophe me réfugier dans un dépanneur non loin de là pour me ressaisir et réfléchir. Appuyé sur le comptoir à café, j’ai senti la colère surgir en moi et, juste à côté, un ridicule brin d’espoir. Quelque part dans mon cerveau de débile léger, je nous voyais réconciliés d’une chicane qui n’a jamais eu lieu, coulant de jours heureux avec notre petit Fridolin Légaré-Giroux et le nouveau petit chien Tuile, un caniche que je déteste et que je ne frappe qu’en cachette. Dans ce fantasme, j’avais même un travail régulier.

Je devais aller la confronter! C’est ce que je fis.

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J’empoignai le peu de courage que je possède et puis, en pleine soirée banlieusarde éclairée de cent lampadaires déprimants, j’escaladai les marches qui menaient à la porte de sa maison. Quand je sonnai, elle ouvrit et l’incompréhension dans son visage me heurta un brin. Comme si je ne m’attendais pas à autre chose considérant la nature impromptue de ma visite.

– Qu’est-ce tu fais ici ? m’interrogea-t-elle d’un ton brusque et agressif.

– Je suis venu réclamer ce qui m’est dû.

J’avais prévu cette ligne.

– De quoi tu parles?

Dans ses yeux, l’inquiétude, la peur même.

– Me quitter, c’est une chose, mais de me cacher que t’étais enceinte, c’est pas correct. À la limite, c’est illégal.

Une autre ligne que j’avais pratiquée. J’étais fier du rendu.

– De quoi tu parles? C’était pas de tes affaires.

Quel culot! Pas de mes affaires.

– J’ai le droit d’élever mon enfant. On était deux là-dedans.

La perplexité dans ses yeux ne pouvait que trahir sa culpabilité. Je sus à cet instant qu’elle était démasquée, que j’avais (maman avait) mis le doigt dans le mille. Elle tentait de fuir en reculant quand le petit gars, mon fils, surgit et enlaça sa cuisse ferme et rebondie. Elle le repoussa vers l’arrière en le sommant d’aller chercher Papa, cet imposteur, mais il était déjà là avec ses avant-bras noueux et son visage viril curieusement familier.

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Je ne me qualifie pas de colosse avec mes six pieds (moins le pouce réglementaire que chaque homme peut se rajouter verticalement… et horizontalement), mais celui qui se tenait devant moi en était un, lui, avec ses six pieds trois pouces francs et ses épaules qu’on aurait pu confondre avec des enclumes. Curieusement, il me ressemblait un peu. Le garçon lui ressemblait encore plus. Deux clones. Le petit Fridolin n’était peut-être pas un Légaré après tout. Le colosse et moi avons fait plus ample connaissance le temps d’une accolade qui dura l’instant d’un élan qui m’envoya planer au-dessus de quelques marches. Six en tout.

En me redressant péniblement de cet atterrissage violent, je me consolai d’entendre la voix de Cassandra qui reprochait à son chum d’avoir usé de tant de brutalité. En bon crétin, dans cette situation pas possible, je réussis à me créer d’autres illusions en la voyant si concernée par mon bien-être. Son dernier regard chargé d’un lourd mépris éteignit définitivement mes fausses espérances de vie commune.

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En quittant, honteux, je passai devant un camion d’électricien et le nom inscrit sur sa façade me ramena en arrière vers le souvenir d’un ouvrier qui avait fait des travaux électriques dans notre ancien appartement. Je saisis soudainement la raison pour laquelle l’homme me paraissait familier, cinq ans plus tard, en ce jour, alors que j’écorchais mon cul de cocu quinquennal sur le trottoir de ce quartier résidentiel triste.

En me rendant au bar noyer, ou plutôt, inonder mon existence misérable, je réalisais que le petit ne me ressemblait que vaguement et peut-être pas du tout. J’eus une petite pensée pour maman qui, encore une fois, s’était surpassée.

Illustration par
Grégoire Mabit

Le deuxième épisode est ICI.