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Le refuge roulant de la Mission Old Brewery
« Je dis aux gens que j’ai pas de baguette magique, que je ne suis pas Harry Potter. Mais je fais des suivis et je suis là pour les aider.»
Assis à la petite table de la clinique aménagée à l’arrière d’une fourgonnette blanche, l’intervenant Nicolas Singcaster se défend de vendre de faux espoirs à sa clientèle.
L’idée n’est pas de minimiser sa job, mais bien de savoir à quel point il arrive à garder la foi dans le contexte actuel.
Crise du logement, crise des opioïdes et explosion de la population itinérante : le moins qu’on puisse dire, c’est que l’intervenant d’expérience travaille avec le vent dans la face.
Ça, c’est sans compter les refuges qui débordent aux quatre coins de la province, incluant la Mission Old Brewery, où il travaille depuis 16 ans.
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C’est justement parce que la clientèle n’arrive plus à se rendre aux services du refuge que celui-ci a décidé de se rendre directement à elle, sur le terrain.
Depuis un peu plus d’un an, cet imposant gaillard à la barbe hirsute pilote donc sa clinique mobile, qui fait escale chaque semaine à plusieurs points stratégiques de la métropole, surtout concentrés dans le centre-ville.
Financée par la compagnie Telus, la fourgonnette abrite un lit, un lavabo, des produits de premiers soins, des seringues, un peu de bouffe et des kits de naloxone. Si cette initiative pancanadienne a d’emblée une vocation de santé publique, le véhicule montréalais est le seul de la flotte à se consacrer exclusivement aux personnes en situation d’itinérance. « Contrairement aux travailleurs de rue qui font de l’intervention directe et répondent à des besoins immédiats, on offre les services de la Mission et on aide la clientèle à accéder à un logement », nuance Nicolas.
L’intervenant épaule les sans-abris dans leurs efforts pour remplir la paperasse nécessaire (impôts, carte d’assurance maladie, numéro d’assurance sociale) pour accéder à un logement. Mais le gaillard n’est pas dupe pour autant, bien conscient de la mission quasi impossible de signer un bail décent pour cette population vulnérable.
« J’ai un monsieur de 77 ans qui attend depuis 2012 une place dans un logement social. Il est 364e sur la liste d’attente… », soupire le colosse.
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En attendant la consécration de tous ces logements abordables et sociaux – maintes fois promis par divers paliers de gouvernement – la clinique mobile s’efforce de maintenir l’espoir hors de l’eau, de faire des suivis avec des intervenants et d’orienter les gens vers un toit d’urgence quand les refuges ont des places.
« C’est cucul, mais on veut briser le cercle de l’itinérance! »
Assise à côté de Nicolas, la personne qui prononce ces mots ne passe pas inaperçue. Dreadlocks verts pétants, tatouages, piercings et enthousiasme contagieux : Sabrina Jetté vient de se greffer, il y a à peine deux jours, à la très petite équipe de la clinique mobile. Un duo tout neuf, dont la complicité transpire déjà de partout. Pour Sabrina, qui était auparavant en poste au refuge de l’Hôtel-Dieu, c’est une opportunité en or. « J’ai failli pleurer quand j’ai eu le poste! Tout mon cercle d’amis est dans l’intervention, à Cactus ou Spectre de rue, je suis ploguée partout et j’aime ma job! », résume Sabrina.
Originaire de Rigaud, Sabrina nage comme un poisson dans l’eau dans l’univers dysfonctionnel de la rue. « Je me suis tenue avec des consommateurs, perdu des amis à cause de ça et vécu l’itinérance cachée. Le lien de confiance est plus simple à bâtir. »
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Le camion qui rassure
De retour dans la fourgonnette garée en face de la place Émilie-Gamelin, où Nicolas souligne l’importance d’être visible et de se faire voir, même si le portrait de l’itinérance n’a rien de reluisant. « Le camion rassure, il devrait y en avoir un par ville », croit l’intervenant, qui se contente pour l’instant de promener le sien à une dizaine d’endroits par semaine, notamment en périphérie des stations de métro Beaudry et Papineau et autour de la Grande Bibliothèque.
À l’origine, la fourgonnette devait étendre ses activités à d’autres quartiers de la ville, ce qui ne semble actuellement pas le cas.
Mais bon, trêve de bavardage, le temps file et notre duo a du pain sur la planche. Sabrina remplit son sac à dos de Gatorade et entreprend une ronde du parc Émilie-Gamelin. La boisson d’électrolytes est surtout, pour les intervenants, une carte de visite pour favoriser le contact avec les nouveaux visages, surtout. De toute évidence, tout le monde ou presque semble connaître Nicolas et Sabrina. « On connaît les gens par leur prénom. Ceux qui ne veulent pas me le donner, je leur demande de me dire comment les appeler. J’ai un gars qui veut se faire appeler “Capone” », raconte Nicolas.
-Et moi, j’ai un Batman!, renchérit Sabrina.
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Le duo reconnaît un homme assis au soleil, à une extrémité du parc.
« Me semble que je vous ai déjà vu à la Mission Old Brewery dans le passé! », lance Nicolas, tandis que l’homme acquiesce.
« Mais je m’en suis sorti! », ajoute-t-il aussitôt, avec aplomb.
Gino, 58 ans, habite depuis février au Christin, un projet immobilier de 114 appartements dédié aux personnes sans-abris et vulnérables situé tout près. L’homme relève la cohabitation parfois difficile entre les murs de son building, mais assure que les gestionnaires prennent les choses en main. « Ils doivent s’assurer de garder la crème de la crème, comme vous! », louange Sabrina. L’homme bombe le torse, ne cache pas être fier de lui.
C’est presque louche de tomber sur une histoire de sortie de rue au début de notre tournée, comme si le destin voulait me faire regretter d’avoir douté qu’une telle chose était possible dans les circonstances actuelles. « À un moment donné, vous viendrez souper, je vais vous préparer mon cipaille du Bas-du-Fleuve », propose Gino, originaire de Rimouski.
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Bâtir et maintenir des ponts
Les histoires comme celles de Gino incarnent l’espoir, chose rare en lien avec l’univers de la rue ces temps-ci.
Rapidement, la (triste) réalité revient au galop. Gens intoxiqués qui parlent tout seuls, mendicité, pauvreté extrême, campements improvisés : pas besoin d’aller loin pour assister au spectacle de la détresse humaine. Sabrina et Nicolas s’efforcent quand même de créer (ou maintenir) des ponts avec les gens qu’ils croisent, en s’enquérant de leurs besoins. Certains ne coopèrent pas, comme cet homme assis devant l’édicule du métro Berri qui remercie néanmoins l’équipe pour son Gatorade à l’orange. « Il dit qu’il s’appelle Satan et il a l’air buzzé », résume Sabrina.
Drogues par injection, cocaïne, crack, cristal, dilaudid, fentanyl, xylazine : la dope en circulation contribue à donner à la rue des airs d’hôpital psychiatrique, qui font les manchettes semaine après semaine. « Et avec la baisse drastique du prix du kilo de coke, les gens vont la couper le plus possible pour maximiser leurs profits », redoute Nicolas.
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« Ouf, il y a de la déficience intellectuelle là-dedans… », constate pour sa part Sabrina, en revenant de jaser avec un petit groupe, dont une dame prétend dormir sur le toit de l’ancienne gare d’autocar.
La cohue derrière la station Beaudry
La clinique mobile quitte son spot, en direction du métro Beaudry.
Sabrina fait le trajet à pied, au cas où on aurait besoin de ses services en chemin.
Nicolas vient à peine de garer son véhicule que c’est la cohue au parc Serge-Garant, derrière la station de métro.
Un livreur de pizza pourchasse à toutes jambes un homme en camisole qui vient de voler dans sa voiture abandonnée pendant une livraison à une adresse voisine. « Je suis juste parti deux minutes et il a pris 200$, en plus de toutes mes cartes, dont mon permis de conduire », peste l’homme, avant de finalement revenir bredouille. « J’ai appelé la police, elle n’est jamais venue! », déplore-t-il.
Deux patrouilleurs à pied étaient pourtant là quelques minutes auparavant, dissipant une escarmouche impliquant quelques junkies dans le petit parc. Un revendeur reste là, adossé à un mur de briques, attendant le passage des policiers pour reprendre son négoce sans une once de subtilité. « Je reviens dans vingt minutes, promis! », assure une femme amochée en direction du pusher, au visage même des policiers.
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À travers le tumulte ambiant, Sabrina va s’asseoir sur un banc de parc avec une femme, qui dit être dans la rue depuis février.
« Elle habite chez Doris (un refuge pour femmes), attend sa demande pour recevoir une carte d’assurance sociale », résume Sabrina, qui s’assure qu’elle va bien avant de la laisser dans ses pensées.
Au camion, Nicolas distribue des pipes à cristal et des lingettes humides à deux jeunes hommes.
Sabrina fait ensuite grimper un jeune homme à l’arrière de la clinique pour nettoyer ses plaies d’injection.
Ce dernier, torse nu, se met aussitôt en mode séduction, allant même jusqu’à tendre un morceau de papier à Sabrina. « Hey ça fait deux jours que je suis dans la clinique mobile et je reçois un premier numéro de téléphone! », ironise Sabrina.
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La clinique repart vers une nouvelle destination, autre escale où ils proposeront du Gatorade, des services ou ne serait-ce qu’une oreille à l’heure où la population itinérante se sent laissée à elle-même.
Comme une main tendue dans l’océan de la misère.