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Il était une fois, dans une jolie contrée de l’Esss, un petit Crotté téméraire qui n’avait pas froid aux yeux. On l’appelait “Manche de pelle”, car c’était le pelleteur de service du quartier.
En effet, moyennant un paquet d’clopes ou deux selon le nombre de marches, on pouvait lui demander à toute heure de déblayer nos escaliers, grand bien nous en fasse. Il n’avait pas plus de 8 ans, un visage angélique avec des cheveux bouclés blonds et de grands yeux bleus en forme de diamants. C’est pourquoi on sursautait à chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour s’adresser à nous, de sa belle voix cassée, qui n’était pas sans me rappeler celle du jeune personnage dans le Matou. Il était si mal engueulé, que même ma charrue d’voisine s’en scandalisait. C’est ben pour dire, de la part de celle qui ne savait rien faire d’autre que beugler.
Pour l’attraper, c’était facile. On n’avait qu’à attacher un morceau de tissu à nos escaliers et laisser le nombre de clopes requises dans la boîte aux lettres. Le délai de pelletage variait entre une et deux heures selon l’achalandage. Le petit malfrat s’était créé une petite mafia de déneigeurs; une trâlée d’enfants du coin, tous armés d’une pelle et aux aguets, auxquels notre charmant voyou distribuait clopes et autres victuailles que les voisins avaient bien voulu laisser dans leur boîte en guise de pourboire.
À chaque fois que je le convoquais de mon fichu, j’espérais secrètement que ce soit lui, personnellement, qui vienne pelleter mes marches. Car je l’avoue, je m’en étais moult éprise.
Ce petit crisse avait conquis mon cœur et je ne lui souhaitais que le meilleur. Quand j’avais la chance inouïe d’être greyée de sa présence, je ne manquais pas de l’accompagner tout le long de sa besogne. Lors de nos conversations, enfin plus lorsque j’écoutais son monologue, il me racontait toute sorte d’anecdotes orientales. Et au travers de celles-ci, même si je m’en doutais fort bien, je compris qu’il venait d’une famille au plus haut point dysfonctionnelle. D’une mère et d’un 4e beau-père misérables qui levaient le coude comme pas un, ces pauvres bougres n’avaient à manger pour déjeuner que d’la misère, et c’était bien juste si y’en avait suffisamment pour tout l’monde.
Un beau jour de décembre, le lendemain d’une tempête qui avait recouvert toute chose d’un épais manteau blanc, je le croisai alors qu’il négociait le “salaire” d’un de ses minis employés.
-Là tchu vas aller faire la maison de Chteeven du pawnshop avant celle de Mauriche parche y’a mis son foulaord avant.
-Ouin, mais c’est jusss des maisons à un étâge, c’pas payant.
-Arrête de chialer ochti, m’a t’donner 2 chigarettes en boni.
-Ok mais j’veux des Benson parzemp.
-Comment ça des Benson, c’est quoi la différence?
-Ben sont meilleures!
-Ah ouin? Je l’sais tu moé, j’fume pas.
C’est alors que je compris que Manche de Pelle n’était pas un fumeur. Outre me réjouir, cela piqua ma curiosité au vif, car je me demandais bien ce qu’il faisait avec toutes ces clopes accumulées. Lorsqu’il vint à la maison la fois suivante, je lui posai la question. L’histoire qu’il me raconta va vous RENVERSER.
Ses clopes, il les vendait. Aux itinérants, aux punks et aux putes. Il s’était monté la plus grosse business de cigarettes à l’unité de l’Esss. Et ça roulait à l’os, il était occupé comme pas possible. Il allait même jusqu’à faire crédit, pour dépanner les plus démunis.
Avec ses épargnes, il avait réussi à s’acheter un modeste rond de poêle, au pawnshop à Chteeven, qu’il avait installé dans son cabanon. Les soirs très froids, alors que ses parents étaient passed-out sur le divan, il sortait dans l’hiver glacial et se réfugiait dans son antre, où il faisait chauffer de la soupe en conserve avec laquelle il remplissait quelques thermos.
Ensuite, il se rendait dans la zone des putes de l’Esss, non pas celles qui arrivèrent par container d’un quelconque pays slave, mais bien les édentées qu’on connaît. Et alors, en échange d’un bol de soupe chaude au doux fumet, il avait le droit de se blottir dans les bras de l’une d’elle. Il pouvait accoter sa petite tête d’enfant entre ses seins, sentir son parfum, se reposer de son dur labeur et se faire caresser les cheveux. Et il se gavait ainsi de ce placebo d’amour maternel qu’il n’avait jamais eu à la maison.
Pas plus de 5 minutes, parce que c’était mauvais pour leur commerce de se faire voir avec un enfant. Mais avec la quantité de soupe qu’il faisait, il pouvait facilement passer une heure à se trimballer d’une pute à l’autre. On se doute bien qu’il était fort apprécié par ces dames qui profitaient aussi bien de lui pour se réchauffer.
Mon petit Manche de Pelle adoré rentrait ensuite chez lui, le cœur léger, pour dormir d’un sommeil paisible et prendre des forces en vue de la dure journée qui l’attendait le lendemain.
Son histoire m’avait beaucoup impressionnée. C’était un Robin des bois des Crottés, et sa présence et son ouvrage amenaient de la douceur dans le quartier.
La veille de Noël, sa tournée complétée, il alla rentrer chez lui lorsqu’il se rendit compte qu’il avait égaré ses clefs. Il frappa de toutes ses forces dans la porte, activa la sonnette mille et une fois. Par malheur, ses parents étaient ivres morts et n’entendirent guère ni les coups ni les cris de détresse. Il s’assit par terre, dépité et décidé à attendre là jusqu’à ce qu’on veuille bien lui ouvrir. Rien n’y fit malgré les multiples tentatives et il se laissa tranquillement gagner par le désespoir et le froid, qui lui transperçait lentement les os.
Il eut soudain l’idée d’allumer une cigarette pour se réchauffer. Cela n’améliora aucunement la situation, étant donné la fifitude de la flamme. Alors il en alluma une autre qu’il colla sur la première. Toujours pas de chaleur. Il en alluma deux autres et puis trois et puis dix et abandonna l’idée. Il jeta son flambeau de cigarettes par terre et se rendit chez les putes, au cas.
Évidemment, l’endroit était désert, chacune d’entre elles probablement occupée à satisfaire un esseulé du Réveillon. Il s’en retourna chez lui, marchant d’un pas lourd dans les rues dépeuplées d’Hochelaga. Tous étaient à la fête, tandis qu’il arpentait les rues dans la plus grande des solitudes. Il se rendit au cabanon, avec l’espoir qu’il pourrait survivre grâce à la chaleur de son minuscule rond de poêle. Comble de malheur, les clefs de son cadenas se trouvaient avec les autres.
Il était si épuisé, qu’il se laissa choir par terre, accoté sul cabanon, abandonnant l’idée de combattre. Les petites larmes qui avaient coulé sur ses joues s’étaient transformées en glaçon. Il retenta le coup des cigarettes, mais encore une fois, sans succès. Alors il se laissa aller à la dérive, vaguant tranquillement vers des lieux entre le rêve et la réalité. Puis, il s’endormit.
On le retrouva le matin du 25 décembre, il était mort de froid. Son cadavre était entouré de mégots de cigarettes à moitié fumés. Son visage était calme, presque souriant.
On lui fit des obsèques municipales où toutes les putes étaient présentes, pleurant comme des pleureuses professionnelles. C’était d’une tristesse sans nom. Il avait même pris le temps, avant sa mésaventure, d’écrire des cartes de Noël à ses clients les plus fidèles.
Quand je suis rentrée chez moi après les fêtes dans ma famille, j’ai trouvé sa carte dans ma boîte aux lettres. C’était écrit, de sa calligraphie d’enfant :
-Chu pas mort pour vrai, mais j’espère que ceux qui ont lu ton histoire y’ont aimé ça, parche moé je l’sais qu’t’as eu du fun en ochti à l’écrire, Joyeux Noël !
Manche de Pelle xx
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Pour lire un autre texte de Mad Amesti: Bienvenue sur Ontario.