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Le principe du tour du bloc : quand une randonnée est la seule chose qui te permet de souffler – Partie I

Récit d'un séjour sur le Sentier international des Appalaches.

Par
Harold Beaulieu
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Il ventait tellement fort que mon ami Hans s’est pissé dessus en voulant s’alléger juste avant qu’on parte de l’Auberge de Montagne des Chic-Chocs, le point de départ de notre randonnée. Heureusement qu’il portait des bottes en Gore-Tex et des pantalons résistant à la pluie, la base de toute randonnée automnale. On pourrait penser que c’était mal parti, mais c’était un moindre mal comparé à plusieurs défis auxquels on devrait se mesurer sur le Sentier international des Appalaches (SIA), à commencer par endurer chacun un sac de trente livres sur nos épaules pendant 3 jours.

Le sac, c’est le premier test. Tu trouves ça vraiment pas si pire quand tu te le mets sur le dos et, 15 minutes plus tard, tu te ravises.

Le sac, c’est le premier test. Tu trouves ça vraiment pas si pire quand tu te le mets sur le dos et, 15 minutes plus tard, tu te ravises. Mais tu ne dis pas un mot. Parce que vous êtes déjà partis et qu’il n’y a plus rien à faire. Un mélange d’orgueil et de bon sens. Tu penses quand même à tout ce que tu transportes et à ce que tu aurais pu couper. On en amène toujours trop. Monopoly Deal, ç’a beau être juste un jeu de cartes, ça pèse un peu plus de 100 grammes. Et ça devient rapidement lourd, surtout quand tu n’y joues pas une maudite fois pendant le périple.

La traditionnelle photo de l’équipement. Les plus avisés, ou les adeptes de randonnée ultralight, identifieront avec raison du superflu.
La traditionnelle photo de l’équipement. Les plus avisés, ou les adeptes de randonnée ultralight, identifieront avec raison du superflu.
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Le SIA, c’est un mythique réseau de sentiers présent sur quatre continents. Le segment nord-américain, le plus vieux de tous, est classé parmi les plus belles randonnées au monde par le National Geographic. Il part de l’état du Maine et traverse sans interruption le Nouveau-Brunswick et la Gaspésie. On peut ensuite reprendre un trajet intégral sur l’Île-du-Prince-Édouard, la Nouvelle-Écosse et la province de Terre-Neuve-et-Labrador. La portion québécoise gaspésienne fait 650 kilomètres et nécessite environ 40 jours de marche.

Un peu plus tôt cet automne, mes amis Sheldon, Hans et moi, on s’est attaqué à une portion d’une soixantaine de kilomètres, entre la ZEC de Matane et le Camping du Lac Cascapédia, tout près du gîte du Mont-Albert. Une longue randonnée en autonomie au fin fond des bois, sans réseau, sans monde, sans rien. Juste ce que pouvaient contenir nos sacs à dos, nos bâtons de marche et nos deux jambes. C’est normalement recommandé de le faire en quatre jours, mais on se trouvait bien smattes de le clencher en trois. Évidemment, on l’a éventuellement regretté.

L’itinéraire anticipé.
L’itinéraire anticipé.
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Zone orange

L’arrivée des couleurs coïncide avec le début de la saison de la chasse au Québec. On ne le savait pas, mais Google Map nous avait mis sur le mauvais chemin pour se rendre jusqu’au point de départ de la randonnée, à la chute Hélène de la Réserve faunique de Matane. Pendant une heure, on a dû traverser un chemin de terre traversant une zone de chasse interdite de passage. On y a croisé un pickup qui traînait une remorque où était allongé un énorme orignal mort. On s’est fait dire plus tard qu’on aurait pu avoir une grosse amende si on s’était fait arrêter. Se faire tirer, même. Ça joue dur sur les terrains de chasse de la Gaspésie. C’est pour ça que la première journée, on devait tous porter une petite veste orange. Pour ne pas finir comme l’orignal.

Sheldon et Hans sont deux frères issus d’une famille de 5 enfants où tout le monde est très proche. Le premier, c’est mon ami depuis plus de vingt ans. Ça fait trois ans qu’il s’est établi à Rimouski, où il est urbaniste. Sa blonde est journaliste pour TVA Nouvelles Bas-Saint-Laurent. Ils ont une belle petite maison à Pointe-au-Père, au bord du fleuve (payée 2 fois moins cher qu’un mini condo laitte de Montréal, just sayin), dans laquelle grandissent deux magnifiques petites filles : Judy, 4 ans, et Flavie 7 mois. La seconde est nommée en l’honneur de Sainte-Flavie, le village où ils se sont établis quand ils ont quitté la ville. Leur temps libre, ils le passent maintenant essentiellement en famille, dans la nature.

Ça joue dur sur les terrains de chasse de la Gaspésie. C’est pour ça que la première journée, on devait tous porter une petite veste orange.

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Hans, c’est un policier de Montréal. Depuis sa sortie de Nicolet, il y a 3 ans, il a travaillé à trois reprises dans des villages autochtones du nord du Québec, où il a vécu énormément d’expériences marquantes. Je ne le croyais pas trop quand il me racontait qu’il avait dû abattre au Glock un loup qui rôdait dans la cour d’école d’un petit village, mais j’ai dû me raviser quand il m’a montré la photo. Disons qu’après ça, j’ai relativisé ma peur des ours et je me sentais un peu niaiseux de trainer un poivre de cayenne.

Toujours est-il que si avant cette randonnée, c’était le membre de la famille de Sheldon que je connaissais le moins, j’ai maintenant l’impression que c’est celui que je connais le plus. J’ai découvert un gars profondément affable, généreux et sensible. Le genre de policier qui a besoin de 5 minutes pour te faire douter de Defund the police. Mentionnons également qu’il est dans une condition physique exemplaire. Le deuxième jour, ça nous a probablement sauvé.

Hans et Sheldon, en plein cœur d’un bel échange fraternel.
Hans et Sheldon, en plein cœur d’un bel échange fraternel.
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Apprivoiser le chemin

Le plaisir de la randonnée s’apparente beaucoup à celui du plein air en général.

J’ai aussi découvert qu’une randonnée de plusieurs jours est un savant mélange de conversations animées et rieuses, puis de longs silences.

C’est un passe-droit vers la quiétude. Ce n’est pas juste une affaire de beaux paysages, de ciels étoilés, d’air frais et de feux de camp. Il y a aussi quelque chose de très apaisant à charrier du stock, monter une bâche, cuisiner sur un réchaud et sentir en permanence la sueur et la fumée. Et marcher le long d’un sentier, c’est le meilleur moyen de te remettre les pieds sur Terre.

J’ai aussi découvert qu’une randonnée de plusieurs jours est un savant mélange de conversations animées et rieuses, puis de longs silences. Généralement, ça vient au gré de l’inclinaison. Les plats et les descentes sont assez volubiles et bon enfant tandis que les montées, comme elles requièrent un effort physique soutenu, sont plutôt sérieuses et silencieuses. C’est tout un travail de progresser en ascension et, dans certaines zones, chaque pas est un combat qui appelle concentration et endurance.

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C’est d’ailleurs amusant de constater que, bien qu’une bonne partie du plaisir d’une marche consiste à pouvoir observer la nature, on passe l’essentiel de son temps les yeux rivés sur le sol, à regarder où on met les pieds. Heureusement, l’effort est rarement en vain et, sauf quand la visibilité est affectée par la température, on débouche généralement sur un grand spectacle. À 1036 mètres, le mont Collins a été la première récompense de notre périple. Et quand on a dû traverser son sommet sous des rafales de vent de plus de 100 kilomètres-heure, notre niveau d’adrénaline a connu un premier apogée.

La Réserve faunique de Matane, se jetant au loin dans le fleuve Saint-Laurent. La photo ne rend malheureusement pas justice au vent de face que j’ai dû affronter pour la prendre.
La Réserve faunique de Matane, se jetant au loin dans le fleuve Saint-Laurent. La photo ne rend malheureusement pas justice au vent de face que j’ai dû affronter pour la prendre.
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Être en montagne, ça signifie également devoir traverser toute une variété de situations climatiques. Comme nous étions dans les derniers moments où le SIA était ouvert cette année, il n’y avait absolument personne sur le sentier. Personne, sauf trois gardes forestières croisées au sommet du mont Logan, où l’hiver était déjà bien installé. Via une route rare adjacente, elles étaient venues voir si certaines installations nécessitaient des réparations.

« Vous êtes vraiment motivés de faire ça à ce temps-ci de l’année! », nous ont-elles lancé avant de poursuivre leur chemin.

Chic shack

Le problème, ce n’était pas tant la marche, on était préparé à toutes les températures, c’était plutôt le camping. Normalement, on était censés planter nos deux petites tentes le long du sentier. Mais si l’idée était remplie d’aventures sur papier, la réalité, c’est qu’après une journée complète de marche dans la boue, l’eau et la neige, la perspective d’être au sec et au chaud est tout ce qui te fait avancer.

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Des dizaines de refuges et d’abris sillonnent le SIA, mais pandémie oblige, ils sont pour la plupart inaccessibles. Le sourire et les clins d’œil que nous ont lancés les gardes-chasses en nous disant qu’ils n’étaient pas verrouillés étaient toutefois sans équivoque. On a donc allongé le trajet initialement prévu de 5 kilomètres et, vers 19h30, après environ 9 heures de marche, la simple vue de quatre murs de plywood et d’un poêle nous a plongé dans un vif sentiment d’euphorie. Au coucher, Sheldon a insisté pour monter sa tente dehors, dans la neige. Faisait-il réellement une crise d’asthme ou voulait-il simplement être le seul à pouvoir raconter qu’il a dormi dans une tente ce weekend-là?

Après avoir regardé la carte et procédé à un essentiel « dummy check », la deuxième journée de marche pouvait débuter.
Après avoir regardé la carte et procédé à un essentiel « dummy check », la deuxième journée de marche pouvait débuter.
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L’itinéraire initial nous faisait faire 19, 16.6 et 24 kilomètres en trois jours. Évidemment, la finale constituait le plus gros défi. Comme on avait poussé un peu plus le premier jour, on s’est mis en tête de faire la plus grosse journée le samedi. Ça nous permettrait de gagner le Lac Cascapédia en milieu d’après-midi le jour suivant, le point d’arrivée où nous attendait notre voiture grâce au service de navette du SIA, puis de rentrer pour l’heure du souper à Rimouski. L’objectif était clair : le refuge de la Mésange, 25 km plus loin. C’est malheureusement la journée où on a commis l’ensemble de nos erreurs.

D’abord, le “confort” de notre abri a fait en sorte que le camp n’a été levé qu’à 9h30, une heure beaucoup plus tardive que ce qui était prévu. Pourtant, dans ce genre d’aventure, le départ est un des seuls éléments qu’on peut contrôler. À l’opposé, aucun d’entre nous ne connaissait l’état du sentier et, même si on savait qu’on allait devoir se mesurer à environ sept monts ce jour-là, on a sous-estimé l’ampleur de la tâche.

Au lieu de manger en vitesse et de reprendre la route, on s’est fait des grilled-cheese. On allait bientôt s’en vouloir.

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Le moral était très bon en avant-midi et le rythme auquel on avançait était excellent. C’est probablement le moment où on a atteint la plus grande vitesse de croisière. Aussi, quand on a gagné le refuge Carouge à l’heure du lunch, on croyait avoir pris beaucoup d’avance sur la journée, ce qui nous a à nouveau fait perdre trop de temps. Au lieu de manger en vitesse et de reprendre la route, on s’est fait des grilled-cheese et on s’est prêté à une petite séance photo de type « influenceurs de plein air». On allait bientôt s’en vouloir.

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Le temps perdu à poser devant le lac Choc ne valait probablement pas les 107 « J’aime » qu’a récolté cette photo.

D’essaie-erreur à erreur-erreur

J’ai commencé à manquer d’énergie peu de temps après le dîner. J’ai essayé d’y pallier avec une barre énergétique, du beef jerky et une boisson aux électrolytes, mais rien n’y faisait. Pas même le Nescafé instant ultra sucré de Sheldon. Vers 14h, je trainais de la patte et j’avais de la difficulté à concevoir qu’on avait fait à peine la moitié du trajet. J’étais de mauvaise humeur, j’avais mal aux épaules et j’avais les pieds complètement mouillés. Pour la première fois, je me suis demandé si j’allais être capable de tenir toute la journée.

Si Hans est le plus en forme des trois, je suis assurément le second. Je prends généralement soin de mon corps. Je mange bien, je fais beaucoup de sport et au moment où seront publiées ces lignes, ça fera un an que je suis sobre. Pour ce qui est de Sheldon, c’est un peu différent.

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Son déménagement vers Rimouski a coordonné avec un grand chantier dans sa vie personnelle. Aujourd’hui, il est plus heureux que jamais, mais ce n’est pas que deux enfants qu’il a ajoutés à son quotidien, c’est aussi quelques livres. Par contre, pour avoir souvent fait de la randonnée avec lui, on ne peut pas lui reprocher son endurance et il est vaillant comme un boeuf. Reste que c’est quand même lui qui demande le plus souvent de faire des pauses de snacks.

Que ce soit pour prendre une gorgée d’eau, grignoter ou regarder son chemin, les pauses sont essentielles lorsqu’on passe la journée à marcher.
Que ce soit pour prendre une gorgée d’eau, grignoter ou regarder son chemin, les pauses sont essentielles lorsqu’on passe la journée à marcher.

À 15h30, on est arrivé au point où on aurait normalement terminé notre journée selon l’itinéraire original. Le refuge de la Mésange était encore à dix kilomètres de là. On s’est consulté pour décider si on s’arrêtait ou si on continuait. Ragaillardi par une grosse demi-heure de plat, c’est moi qui ai insisté pour qu’on poursuive. Il nous restait environ trois heures de clarté et, même si on marchait au-delà du crépuscule, on pourrait faire les derniers miles à la lumière de nos frontales. On l’avait fait durant une trentaine de minutes la veille et tout s’était bien passé. On est donc reparti, dans un élan de conquérant. Troisième erreur.

Une faible averse s’est jointe aux quelques jurons qui pleuvaient déjà.

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Les cinq kilomètres qui ont suivi ont été les plus durs de toute la randonnée. Le sentier était majoritairement en ascension et dans un état déplorable. On n’en finissait plus de se buter à des arbres tombés sur le chemin, nous forçant à les escalader ou à squatter pour passer en dessous. Non seulement ça nous a pris beaucoup plus de temps que prévu, on a aussi perdu énormément d’énergie. Une certaine inquiétude s’est alors immiscée dans nos têtes et une faible averse s’est jointe aux quelques jurons qui pleuvaient déjà. Après avoir contourné de peine et de misère quelque chose comme le vingtième arbre allongé sur notre trajet, j’ai fait savoir en criant à Dame nature que ça en prendrait plus que ça pour m’arrêter. Ça n’a pas plu à Sheldon, qui m’a conseillé de « ne pas insulter la forêt ». J’ai chuchoté de timides excuses dans un lourd silence.

Un banc de fortune est un mince réconfort lorsqu’on est au fond des bois et que la noirceur nous guette.
Un banc de fortune est un mince réconfort lorsqu’on est au fond des bois et que la noirceur nous guette.
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