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Le principe du tour du bloc : quand une randonnée est la seule chose qui te permet de souffler – Partie 2
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L’expression « entre chien et loup » prend un sens différent quand le soleil se couche sur trois gars épuisés de marcher, sans téléphone satellite. Je considère que je suis quelqu’un de particulièrement résilient, mais ce soir-là, juste avant qu’on soit forcé d’allumer nos frontales, j’ai cassé. Mes dernières réserves d’énergie épuisée, mon corps s’est mis à m’envoyer tous les signaux d’un évanouissement imminent : bouffées de chaleur, points noirs valsant devant mes yeux, coeur qui bat dans les tempes. J’ai demandé aux gars d’arrêter et j’ai proposé qu’on installe les tentes, ce qui n’était pas particulièrement une bonne idée. Il pleuvait, on était au sommet d’une montagne, il faisait très noir et il n’y avait pas de surfaces adéquates, tous les terrains envisagés étaient trop inclinés ou trop boueux. Si on était tous complètement détrempés, j’étais certainement le plus découragé et abattu. C’est là que Hans s’est levé.
À ce moment-là, je suis devenu passager de moi-même.
Ses mots d’encouragements nous ont galvanisé. Il a proposé d’ouvrir le chemin et nous a mis au défi d’y aller un pas à la fois. Quand il est allé jusqu’à offrir que Sheldon et lui se partagent une partie du stock de mon sac, l’orgueil a terminé de me réanimer. C’est fort le cerveau humain. Je n’ai demandé qu’une seule chose : être au milieu. C’est la meilleure position en randonnée, tu es à la fois tiré par celui d’en avant et poussé par celui qui ferme le rang. Dans cette configuration, on s’est remis en marche. Non sans difficulté. Puis, quelque chose d’étrange s’est produit. L’impression que j’allais m’évanouir s’est complètement dissipée pour faire place à l’instinct de survie. J’ai senti la transformation, comme si c’était mon corps qui avait décidé qu’on allait, lui et moi, se rendre jusqu’au bout. À ce moment-là, je suis devenu passager de moi-même.
En y repensant, c’est la portion du trajet dont je me souviens le moins bien. Comme un rêve. Ou un cauchemar. Comme quand on est tombé sur une épitaphe au sommet d’une nouvelle montagne. Ça ne s’invente pas. Quand ça fait une heure que tu marches dans le noir et que tu tombes sur un In memorium, tu restes bête en s’il-vous-plaît. C’est d’ailleurs le seul moment où Hans s’est fâché de toute la randonnée, quand Sheldon et moi l’avons rabroué alors qu’il voulait immortaliser en vidéo la pancarte arborant la photo d’un randonneur qui avait trouvé la mort où on se tenait. Il a repris la route sans nous attendre. Nous venions de toucher le fond. À ce moment-là, j’aurais donné tout ce que j’ai pour me retrouver les bras de ma blonde ou de ma mère. Jamais je n’avais trouvé ma vie aussi précieuse et privilégiée.
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La lumière au bout du sentier
Heureusement pour nous, tout ce qui monte redescend et c’était le cas pour les cinq derniers kilomètres qui restaient à affronter. Beaucoup, beaucoup plus facile pour le corps et l’énergie. À mesure que Hans se défâchait, on sentait qu’on s’approchait du but. Une excellente chose, car il s’était mis à neiger. Notre cortège silencieux a continué d’avancer dans l’abîme jusqu’à croiser un panneau indiquant que le refuge de la Mésange était à 950 mètres. La barre psychologique du kilomètre nous a donné un nouveau souffle.
J’ai tourné la poignée et ouvert la porte de l’endroit, révélant le plus beau cinq étoiles que je n’avais jamais vu.
À notre grand désarroi, on s’est mis à croiser des traces de bottes dans la neige. Était-ce les garde-chasses de la veille? Et si le refuge était déjà occupé? On les convaincrait de nous laisser entrer. Mais s’ils ne voulaient pas? C’était un scénario qui ne nous disait rien de bon et nos coeurs ont tous arrêté de battre pendant un instant quand on a aperçu les lumières dans le refuge qui est apparu au loin… Jusqu’à ce que je mette la main sur le faisceau de ma frontale et qu’on réalise que ce n’était que le reflet de nos propres lampes. Le doute ultime ne s’est dissipé que quand j’ai tourné la poignée et ouvert la porte de l’endroit, révélant le plus beau cinq étoiles que je n’avais jamais vu. On venait de marcher 11 heures, dont 2 dans l’obscurité la plus totale, sous la pluie et la neige.
Le combat n’était toutefois pas encore tout à fait gagné. On n’avait plus une goutte d’eau. Pendant que Sheldon se donnait comme mission de partir le poêle, Hans et moi avons dû marcher un autre 800 mètres aller-retour pour trouver le ruisseau qu’indiquait le GPS. Deux zombies sur le pilote automatique. Quand on est finalement rentré avec plusieurs litres d’eau glaciale, le refuge était déjà réchauffé. J’ai retiré tous mes vêtements, je me suis assis près du feu et j’ai crashé comme je n’avais jamais crashé. J’ai pris deux Motrin, deux Benadryl et je me suis fait chauffer une soupe Lipton. Un souper au Noma aurait eu moins d’effet sur moi. J’ai grignoté encore un peu et je me suis effondré. Sans merci, sans bonne nuit et sans une seule partie de Monopoly.
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L’alarme a sonné à 6h30 le matin, nous extirpant d’un véritable sommeil du juste. Une quinzaine de kilomètres nous attendaient ce jour là et, franchement, après la nuit précédente, on avait le réel sentiment que plus rien n’était à notre épreuve. En nous habillant pour la journée Hans et moi, on a découvert que nos épaules étaient complètement remplies de boutons là où reposaient les courroies de nos sacs. Un vestige dont on se serait bien passés. On a remballé nos affaires et on a nettoyé l’endroit à la hauteur de l’exutoire qu’il avait été pour nous. Plus propre que chez nous.
Voir neiger
Les jambes étaient particulièrement lourdes et les chevilles, plus molles. Les pentes, aussi douces soient-elles, paraissaient plus difficiles que lors des deux premières journées. Le défi du jour était incontestablement de ne pas se blesser dans un faux pas. Au moins, un tapis d’environ 5 centimètres de neige calfeutrait notre passage, rendant la marche un peu plus facile tout en nous permettant de suivre les nombreuses traces fraîches d’originaux. J’ai repensé aux chasseurs, ils ne se rendraient pas jusqu’ici. La vie sauvage était en sécurité.
Le paysage hivernal qui nous entourait avait quelque chose de réconfortant pour cette troisième journée assurément moins effrénée. Au bruit de la neige qui se compactait sous nos pas s’ajoutait le son des petits ruisseaux qui fuyaient vers les nombreux lacs présents sur notre route. Évidemment, ce répit n’a pas duré et les arbres tombés sur le sentier ont recommencé à apparaître. Contrairement à la veille, la neige ajoutait un bon niveau de difficulté. Constamment forcé de sortir du chemin, c’était plus difficile de ne pas dévier dans une mauvaise direction. À un point où on s’est finalement perdu. Jusque là, le GPS avait seulement servi à suivre notre progression. Cette fois-ci, on a dû se fier à lui pour revenir sur le sentier.
La petite journée tranquille évoluait donc vers un nouveau chapitre phare de nos aventures. Excluant l’épuisement de la veille, on avait été relativement épargné par les blessures. Je dis relativement parce que quand tu marches pendant trois jours, les vieilles blessures ressurgissent toutes. Pour endurer son genou, Sheldon a dû prendre une douzaine de Motrin durant le weekend. Hans, lui, devait enduire ses mains d’une crème à la cortisone tellement l’humidité l’affectait et j’ai moi-même dû composer avec la faiblesse de mon genou et de mes épaules. Près d’un mois après la fin de la randonnée, Hans et moi n’avons aussi toujours pas retrouvé la sensation sur le bout de nos gros orteils gauches. On m’a toutefois dit que c’était courant et de ne pas m’inquiéter. La première vraie blessure est survenue lorsque Sheldon s’est tordu la cheville.
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N’importe qui faisant du sport sait qu’on peut finir un match quand on se foule légèrement la cheville. Un mélange d’adrénaline et d’endorphine, je crois. Quand le pied de Sheldon a glissé sur la neige en voulant s’appuyer sur une roche et qu’il a crié de douleur, je suis resté complètement stoïque. Comme si en n’y accordant pas d’importance, ça allait faire disparaître la douleur. En bon policier, Hans s’est plutôt jeté au chevet de son frère. On a examiné la situation, ressorti deux autres Motrin, laissé passer un peu de temps et, finalement, le « 6/10 » a muté vers un « 4/10 » nous permettant de continuer. Lentement, mais sûrement.
Oh my god
Rendus à la moitié de la distance quotidienne, les traces d’orignaux étaient particulièrement présentes. Toute la randonnée, je m’étais improvisé le pisteur du groupe. Si on se fie entièrement à moi, on a pu observer des empreintes d’ours, de loup et même de lynx, mais seules les nombreuses perdrix croisées le long du sentier ont pu confirmer que j’ai vu juste au moins une fois. Sur près d’un kilomètre, j’ai quand même insisté pour qu’on garde le silence alors qu’on suivait les traces fraîches de deux orignaux. Des vraies. Même si les gars ont été bons joueurs, à un certain point, les pistes sont sorties du sentier et ont disparu dans le bois. On en a profité pour faire une pause.
On se partageait du beef jerky Joe Beef quand c’est arrivé. Sheldon et Hans étaient devant moi, dos au sens du sentier par lequel on était arrivés. J’ai levé les yeux après une bouchée et je l’ai vu. Un immense orignal. Un mâle. Avec ses énormes bois. À 5 mètres de nous. La seule chose que j’ai trouvé à dire, c’est « oh my God ». Trois fois plutôt qu’une. Les gars se sont retournés et leurs yeux se sont écarquillés. Les trois, on a complètement figé, bouches bées.
Le moment était magique et, comme personne n’avait eu la présence d’esprit de sortir son téléphone pour prendre une photo, il n’appartient aujourd’hui qu’à nous. Et c’est très bien ainsi.
Le magnifique buck nous a regardés et, avec toute la grâce du monde, sans faire un seul bruit, est rentré délicatement dans le bois. On ne l’aurait pas vu qu’on ne l’aurait pas entendu. Les sourires qui ont alors fendu sur nos visages étaient aussi purs que le grand air qu’on respirait. Spontanément, Sheldon m’a sauté dans les bras et on s’est enlacé dans une étreinte victorieuse incontrôlable. Le moment était magique et, comme personne n’avait eu la présence d’esprit de sortir son téléphone pour prendre une photo, il n’appartient aujourd’hui qu’à nous. Et c’est très bien ainsi. J’ai repensé à la dépouille dans la remorque tirée par les chasseurs, le premier jour. Le trophée que j’avais maintenant dans le coeur et dans la tête m’apparaissait beaucoup, beaucoup plus précieux.
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J’ai fait le saut quand j’ai entendu un cri lointain alors qu’on était au sommet du Pic du Brulé, l’avant-dernier sommet de notre périple. Se rapprochant du Lac Cascapédia, notre point d’arrivée, on était alors à proximité de trajets quotidiens. On s’est donc mis à croiser des gens, qui nous regardaient tous avec un mélange de curiosité et d’admiration.
Trois hommes et un sentier
« Ça fait des années que je suis jaloux quand je fais de la rando pis que je vois des gens qui sortent de nulle part avec leurs gros sacs. C’te fois-ci, c’est moi. »
Quand Sheldon a dit ça, j’ai commencé à ressentir une pointe de fierté. Je suis conscient qu’à toute proportion gardée, on est loin de l’Everest, mais ça n’a pas rendu ça plus facile pour nous. C’était une première pour tous les trois et ça nous a assurément sorties de notre zone de confort. Plusieurs épiphanies ont aussi surgi le long du trajet.
Hans et moi, on s’est jeté un regard quand Sheldon nous a annoncé que ça lui avait permis de prendre conscience de son corps et de comment il devait mieux prendre soin de lui. Sauf qu’au lieu de la diète à laquelle on s’attendait, il a plutôt annoncé qu’il prendrait un rendez-vous chez le physio pour soigner son genou. On a tous les deux souri de bon coeur. Un très bon début.
On a même élaboré un plan de fin de journée : on allait arrêter manger chez Saint-Hubert puis aller écouter Into the Wild.
Les derniers kilomètres se sont fait dans un sentier impeccable et dans la bonne humeur qu’imposait la certitude que rien ne pouvait se mettre en travers de notre chemin. On a même élaboré un plan de fin de journée : on allait arrêter manger chez Saint-Hubert puis aller écouter Into the Wild chez Sheldon devant un bon feu de foyer, à Rimouski. On y serait au plus tard à 19h.
Une idée saugrenue de Sheldon est toutefois venue obscurcir le fil d’arrivée. Et si, pour une raison ou une autre, la voiture n’avait pas été conduite jusqu’au stationnement du camping du Lac Cascapédia, tel qu’organisé avec les employés du SIA? Je me suis presque fâché quand il a lancé ça. Il faisait un soleil radieux, il était à peine 15h30 et on avait réussi notre périple. J’aurais vraiment voulu que le tout se conclue dans l’harmonie, mais ça aurait été inconséquent à l’ensemble de l’oeuvre. Le pressentiment de Sheldon s’est avéré juste : aucune trace de sa voiture.
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Les détails de cette grande finale sont superflus, mais disons seulement qu’un quiproquo administratif a fait en sorte que notre voiture n’a jamais quitté l’Auberge de Montagne des Chic-Chocs. Heureusement, un couple de randonneurs dont le véhicule était bel et bien dans le stationnement a gentiment accepté de nous ramener à la « civilisation », à Cap-Chat, sous la couverture du réseau cellulaire nous permettant de tirer toute cette histoire au clair.
Une heure plus tard, on était tous les trois à bord de la voiture du directeur général du SIA, qui a eu la grande générosité de venir nous chercher de Matane pour nous reconduire jusqu’à notre véhicule, un dimanche soir. Je ne sais pas si les chasseurs prennent congé le jour du Seigneur, mais on a failli frapper cinq orignaux sur la route de la ZEC. L’un de ceux-là était-il celui qui nous avait suivis dans le sentier plus tôt dans la journée?
À 22h, un peu plus de 6 heures après avoir conclu les 60 kilomètres de notre longue randonnée, on est finalement arrivé chez Sheldon. Exactement 2 minutes après le livreur du Saint-Hubert. Vanessa avait un peu de difficulté à croire toutes nos aventures, racontées entre deux bouchées de combo cuisses. S’il y a une chose qu’elle a tout de suite vue et que personne ne pouvait contester, c’est le petit éclat brillant dans nos yeux, malgré les cernes un peu plus creux qu’à l’habitude qui les bordaient.
Je me suis rappelé que la COVID-19 existait quand je suis allé aux toilettes et que j’ai pu utiliser le bidet fièrement installé par Sheldon au printemps dernier, lors de la crise du papier de toilette. C’était ça, l’objectif principal de l’entreprise, décrocher, et c’était réussi.
Il y a des moments où on a besoin d’aller prendre une petite marche pour s’aérer l’esprit. Un tour du bloc ou un petit jogging pour suer le méchant. La plupart du temps, ça fait la job. D’autres fois, non. Au début de l’automne, j’étais pas mal rendu là. J’avais besoin d’aller prendre une marche. Elle a juste été pas mal plus longue et mémorable que celle que je fais habituellement au parc Jarry.
Et Sheldon, Hans et moi, on a déjà hâte à la prochaine.