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Le métro après le ménage du printemps

Le métro après le ménage du printemps

Dernière station avant l’hiver prochain.

Par
Jean Bourbeau
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Le 13 mars dernier, la Ville de Montréal tranche. Fini le flânage, dehors l’itinérance. Bonaventure, Place-des-Arts, Atwater, Beaudry : ces stations refuges, devenues foyers de malaises, doivent être « nettoyées ». Le message est clair : la tolérance fond avec la dernière neige.

Déjà, en février, lors d’une consultation publique sur la cohabitation avec l’itinérance, la STM sonnait l’alarme. Trop de plaintes, trop d’incidents. Une clientèle qui se détourne du réseau. « Le métro ne peut plus être considéré comme refuge de derniers recours », plaidait sa direction, pointant du doigt une présence croissante et de plus en plus imprévisible sur les quais.

Un mémoire officiel déposé dans la foulée enfonce le clou : « La STM ne peut plus être la solution à la crise sociale. » En d’autres mots : on ne veut plus que ça soit notre problème.

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Quiconque a pris le métro cet hiver en a été témoin. Une ambiance lourde, des tensions visibles, des attroupements qui prennent des airs de campement de fortune installés dans les angles morts du réseau. Des corps recroquevillés sous des couvertures de misère. Consommation, violence, fatigue collective. La détresse derrière les tourniquets.

Entre novembre et février, le sentiment de sécurité des usagers du métro a chuté de près de 10 %.

Face à ça, la riposte municipale est simple. Sécuriser. Rassurer la clientèle (payante). Expulser ceux qui dérangent. Plus de contrôles, plus d’interventions. À l’arrivée du printemps, la clémence des températures sert de prétexte : maintenant qu’il fait moins froid, plus d’excuses pour dormir à l’intérieur.

Une semaine après la purge, comment le métro se porte-t-il? Est-il plus sûr? 68 stations. 4 lignes.

Pas le choix d’aller voir.

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Soir de match

À la sortie du Centre Bell, il n’y a pas si longtemps, les stations Lucien-L’Allier et Bonaventure offraient un spectacle troublant. Entre les mendiants, les consommateurs hagards et l’odeur d’urine, des enfants en chandail de la Sainte-Flanelle slalomaient, emportés par l’euphorie d’une victoire ou le caquet bas d’une défaite. Un contraste saisissant sur quelques mètres carrés, où la ferveur sportive se heurtait de plein fouet à la crise de l’itinérance.

Mardi soir, l’ambiance était tout autre. À travers la marée bleu-blanc-rouge, quelques silhouettes échouées, inoffensives. Six dormeurs à Bonaventure, loin, bien loin du chaos des derniers mois.

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John est là, assis avec élégance, une jambe croisée sur l’autre, lunettes de soleil sur le nez. Il habitait Parc-Ex avant que sa vue ne se détériore, lui coûtant son emploi et, un peu plus tard, son logis. Trois ans qu’il est à la rue. Chaque nuit, il dort dans une église qui met tout le monde dehors dès l’aube. Alors, il migre vers le métro Bonaventure, s’y assoupit quelques heures avant d’être réveillé, juste à temps pour retourner prendre son déjeuner quand l’église rouvre ses portes. Puis il revient discrètement à Bonaventure où il passe le reste de la journée. Personne ne le dérange vraiment.

« C’est ma routine depuis la semaine passée. Ça va, mais la vie reste tough », dit-il en serrant ma main d’une bonne poigne.

Peu importe le nouveau règlement sur le flânage, ici, il se sent plus en sécurité. « Dans le métro, j’ai moins de chances de me faire voler ou de finir avec des orteils en moins. Je peux ramasser un peu d’argent, m’acheter des muffins, et surtout, jaser avec du monde. J’en demande pas plus. »

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Un dollar l’heure

Mercredi matin, station Jean-Talon. Brigitte fixe le fond de son verre en carton. « Deux piastres en deux heures, ostie… J’emmerde personne, je laisse même la place aux musiciens quand y en a. Je veux juste me faire un peu d’argent pour manger, me payer un petit buzz, relaxer un peu, me laver, prendre mes pilules, dormir. Mais là, plus rien. Les gens donnent plus. »

Les nouvelles dispositions risquent d’accentuer la stigmatisation d’une population déjà fragilisée, creusant encore un peu plus le fossé entre eux et nous. Si le mal n’est pas déjà fait.

Dans le wagon qui défile sur la ligne verte, dans le Sud-Ouest, un jeune homme allume une cigarette avec un briquet de BBQ. Pied droit dans un soulier Jordan, pied gauche dans un cap d’acier, et un pantalon qui peine à demeurer en place colorié aux crayons-feutres. Son baluchon? Un sac de tennis bourré de déchets. Il tire quelques bouffées, exhale lentement. Autour de lui, l’air se tend. Il n’a rien dit, mais sa seule présence dérange. La clope n’aide pas.

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Entre deux bulles de confort — la maison et le travail — s’étire un territoire flou, un monde parallèle que les usagers ne peuvent plus éviter. Une ligne de faille entre deux réalités qui, en surface, se croisent moins souvent. La misère est là. Frontale.

D’autant plus que l’internet souterrain a atomisé l’expérience commune. Désormais, chacun orchestre son trajet au gré de ses algorithmes. Séries, textos, podcasts — les écouteurs vissés, le monde extérieur réduit à un bourdonnement indistinct. Le métro n’est plus un espace partagé. Juste une grande mosaïque déconnectée par la connexion.

Loin d’en être la cause, ce repli sur soi n’a jamais été aussi frappant — à l’instar de la crise.

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Dans l’ombre du réseau

Au métro Snowdon, une femme d’origine syrienne est assise à même le sol, un carton griffonné entre les mains : elle mendie pour nourrir ses trois enfants. « Depuis la semaine dernière, ça va. Je n’ai pas eu de problèmes. Je change de station aux deux heures », murmure-t-elle. Derrière, un violon s’efforce d’exister, ses notes noyées dans le bruit des correspondances. Plus loin, un kiosque catho distribue des dépliants promettant la lumière.

On les croise encore. Toujours seuls. À Plamondon, Place-d’Armes, Langelier. Des silhouettes errantes, plus fantômes qu’humains. Certains parlent sans interlocuteur, d’autres tirent leur capuchon jusqu’au menton, blottis dans les alcôves des quais, à l’abri des regards. Des passagers qui n’embarquent pas. Leur présence, silencieuse mais insistante, ne signe pas l’échec des nouvelles mesures de la STM, mais l’ampleur du problème. On les a chassés des grandes stations, mais ils sont toujours là. Assis. Allongés.

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À Viau, un vieil homme fixe le vide. À Mont-Royal, un autre a glissé des sacs Ziploc dans ses bottes détrempées. Pas de cris. Pas d’odeur de robine. Juste celle d’une survie hésitante.

La ligne verte, vidée

C’est sur la ligne verte que l’impact saute aux yeux. Entre Peel et Joliette, une zone particulièrement sensible, les stations, les quais, les couloirs migratoires ont été désertés par ceux qui, hier encore, y trouvaient refuge. L’ambiance est liminale, étrangement vide. Pas d’attroupements. Juste un silence flottant. Des grillages ont poussé à Saint-Laurent, à Place-des-Arts.

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À la névralgique Berri-UQAM. Là, au milieu du flot pressé des passants, un visage familier. Impossible à rater, ses tatouages lui rongent le visage. L’été dernier, au parc Morgan, il fumait du fentanyl. Son état ne s’est pas amélioré.

À Beaudry, deux constables spéciaux patrouillent, l’air de chercher quelque chose à gérer, des flâneurs à faire circuler. Rien. Papineau. Joliette. Langelier. Le vide. Celui qui rassure.

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Manon, étudiante française à l’UQAM et résidente d’Hochelaga-Maisonneuve, accueille la nouvelle avec soulagement. « J’ai vu beaucoup de bagarres durant l’hiver, des femmes se faire crier après… J’ai eu peur. Ça commence mal une journée quand ça arrive. »

Le métro semble aujourd’hui un peu plus apaisé. L’échantillon est-il biaisé? L’air est plus doux, la rue plus clémente. Reprenez la même scène en plein mois de janvier, et peut-être que la carte du réseau racontera une tout autre histoire.

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entre transit et refuge

Des jeunes parlent d’« ops » sur un banc. Une dame âgée tourne les pages d’un roman, jetant un regard furtif derrière son épaule. Des couples s’accrochent l’un à l’autre jusqu’au terminus. Une longue dérive dans les entrailles de Montréal.

Passer autant de temps à scruter le métro, c’est aussi réaliser une évidence : la majorité des stations semblent figées dans un perpétuel état de travaux. Des zones barricadées, des recoins éventrés, des cordages qui pendouillent dans le vide. Des travaux commencés, jamais vraiment terminés. Des bancs disparus, des murs éventrés, des cônes oubliés. Un décor en suspens, comme si la Ville elle-même hésitait entre réparer et abandonner. Pas facile de distinguer un ancien salon de fortune d’un chantier en rénovation.

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Darcy, croisé à Lionel-Groulx, raconte la première journée des mesures. « Ils nous ont accueillis aux portes, le matin, avec la police. Pretty hardcore. Ils ont dit que ce serait comme ça tous les jours. De plus revenir. Mais en fait, ça n’est plus arrivé depuis. » On le réveille encore pour l’inviter à partir, mais sans l’humiliation publique de l’escorte jusqu’à la sortie. « C’est la game du chat et la souris. »

Emmanuel tient l’une de ces boutiques ambulantes où l’on trouve bagues et écouteurs bon marché. « Moi, je n’ai pas vu de différence. Ils ont toujours été corrects avec moi parce que je les salue. Je crois que c’est la moindre des choses, et ça assure une bonne cohabitation. »

Je retrouve Brigitte à Jean-Talon.

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Une photo ? « Ben non, je fais ben trop dur depuis que j’ai perdu mes dents. Elles étaient belles avant… »

Elle vient de se faire voler par son pusher.

Malgré des paiements réguliers, elle a fini par perdre son petit appartement sur Saint-Hubert, rénoviction oblige. Puis, peu à peu, le fil s’est rompu avec ses enfants.

« J’ai beaucoup pleuré, et j’ai eu le malheur, l’autre jour, de me faire voler ma valise avec mes dernières photos d’eux », souffle-t-elle, la voix éteinte.

Mais le métro, lui, reste un point d’ancrage. « Être entourée de gens, même des inconnus, ça me fait sentir moins seule. »

Des passants la saluent. Elle leur répond par leur prénom.

Pour plusieurs, le métro n’est pas seulement un abri contre le froid. C’est un endroit où l’on reste humain. Où il y a encore un lien.

« OK, je suis prête pour mon portrait. »

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Un métro épuré, mais à quel prix?

Au terme de ma journée sous terre, je n’ai vu personne consommer. Pas de seringues. Pas de bouteilles cassées. Pas plus de dormeurs dans les wagons qu’à l’habitude. Deux constables, aucun policier. Un seul verre de pisse. Une semaine après le début de l’opération qui doit durer jusqu’au 30 avril, le vernis tient. Il y a moins de ceux que l’on préfère ne pas voir.

Mais à quel prix? Derrière cette apparence de contrôle, une réalité demeure : les refuges débordent, l’itinérance ne s’est pas évaporée. Elle s’est juste déplacée ailleurs.

Alors qu’on s’acharne à effacer du décor une présence jugée dérangeante, on souhaite ouvrir les portes du métro aux chiens — mais seulement une fois la « nuisance » humaine écartée.

Comme si l’un des grands enjeux du moment pouvait se régler d’un simple coup de balai.

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