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Le 24 décembre dernier, en revenant de jogger dans la gadoue, je me suis rendu compte que j’avais oublié ma clé de maison. Dehors, il pleuvait et mon corps se refroidissait rapidement. Je me suis réfugiée au dépanneur pakistanais, au coin de ma rue, où le propriétaire m’a permis d’utiliser son téléphone et d’attendre au chaud que mon chum arrive, pour pouvoir rentrer chez moi.
Ça fait environ deux ans que je le fréquente. Le dépanneur, je veux dire. Son propriétaire, un homme dans la quarantaine, est souriant et il parle assez bien le français. Sa femme est voilée et porte une robe ample qui recouvre tout son corps. Sa fille aînée, de 11 ou 12 ans, porte aussi le voile. Le propriétaire regarde souvent la télé pakistanaise sur son ordinateur, en travaillant. Un jour, il m’a montré des images de sa région natale : la vallée de Swat, une splendeur de lacs turquoise et de montagnes aux sommets enneigés. C’est sans doute la guerre (entre les talibans et le gouvernement pakistanais) qui lui a fait troquer cette beauté contre l’hiver et l’exil… Je ne lui ai jamais demandé.
J’aime ça. J’aime ça aller acheter des avocats, des tomates et du lait à son dépanneur. C’est drôle parce qu’avant, c’était un dépanneur mexicain. Quand il en est devenu propriétaire, il a tenu à garder la « vocation » mexicaine des lieux à laquelle il a superposé une « vocation » pakistanaise. Alors, dans son commerce, on trouve aussi bien des tortillas, de la salsa et des nachos que des samosas et des palak paneer, en plus des produits « normaux » de dépanneurs. C’est pratique pour varier les soupers. Mais ce que j’aime le plus, c’est que chaque fois que je vais là, j’ai l’impression d’une vraie rencontre. On n’échange que des mots banals « voulez-vous un sac? » « non merci »… «ça va faire six dollars »… « Bonne journée! » Ça se passe plutôt dans le regard. Et dans le sourire.
Et, j’sais pas, ça fait chaud dans le coeur.
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C’est comme ça que devrait toujours être, il me semble, la vie en ville. La vie en société. Une enfilade de rencontres entre humains qui se reconnaissent comme tels malgré leurs différences et qui se respectent. S’entraident quand ils le peuvent. Créent du beau.
De petites explosions de beau, un peu partout dans la ville en même temps.
Psshhh! Du beau bleu. Pshhh! Du beau rose. Pshhh! Du beau vert.
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Mais des fois, ça ne se passe pas comme ça. Des fois, des hommes armés de kalachnikovs entrent dans la salle de rédaction d’un journal et tuent tout le monde.
Qu’est-ce que tu dis là?
Je dis que parfois, des hommes très fâchés avec des kalachnikovs entrent quelque part, ouvrent le feu et envoient du sang partout sur les murs.
Ben voyons!
Oui oui. Il arrive que ça se passe comme ça, les rapports sociaux. Du moins, ça s’est passé comme ça mercredi dernier à Paris. Et depuis, il y a comme un voile gris sur la vie.
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J’ai essayé d’expliquer ça aux enfants.
Faque c’est ça, ils ont tué douze personnes, surtout des journalistes et des caricaturistes parce qu’ils étaient fâchés qu’ils aient ri de leur Dieu dans des dessins.
Ma grande avait vraiment un visage dubitatif. L’air de dire : Tu me niaises?
Et là j’ai expliqué la guerre en général, les attentats du 11 septembre, les musulmans modérés versus les débiles. Je n’ai pas eu besoin de m’étendre trop longtemps sur l’importance de ne pas mettre tous le monde dans le même panier. Mes filles ont eu des éducatrices musulmanes voilées à la garderie. Elles savent que la soie est (en tout cas peut être) musulmane.
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Vendredi, j’ai soupé chez une amie qui est prof au secondaire dans le nord de la ville.
Elle m’a raconté que dans sa classe, lorsqu’elle a évoqué la tragédie de mercredi, en parlant de la liberté d’expression, un élève s’est levé et a lancé : « Ils ont bien fait de les tuer! On n’insulte pas le prophète! »
L’espace d’une seconde, mon amie, qui ne cultive pas ces sentiments en général, s’est vue violemment envahie par le dégoût et la haine. « J’ai eu envie de le frapper », m’a-t-elle dit, encore sonnée par les propos de l’élève et par cette violence qu’elle a sentie monter en elle.
Heureusement, d’autres élèves sont intervenus avant qu’elle ne perde ses moyens. « T’es con, man. Tu nous fais tous passer pour des extrémistes! » « Ta gueule! »
Mon amie est allée reprendre son souffle dans le corridor. Elle ne me l’a pas dit mais je suis sûre qu’elle a pleuré. De rage, d’impuissance et de reconnaissance envers le reste de la classe.
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Faque c’est ça, en fin de semaine, avec Nouveau Chum et les enfants, on est allés faire du ski dans les Cantons de l’Est. À Owls’ Head, une belle petite station pas snob pour deux sous où les anglos et les francos cohabitent harmonieusement.
À la fin de la journée, les filles étaient super bonnes pour faire une pointe de tarte avec leurs skis. La grande a même fait des « jumps »! À regarder les enfants rire et s’amuser, ce dimanche, j’ai presque oublié le voile gris.
Mais il était encore là.