Classique mercredi.
Il est 8h am, je m’installe avec mon café et je parcours les nouvelles à travers le hashtag Actualité.
Classique mercredi jusqu’à ce que je vois défiler sous mes yeux un article du Global Citizen intitulé « 50% of Young Men in the UK Believe Feminism Has ‘Gone Too Far’ : Report ».
Je relis le titre, clique sur l’article.
Je relis le titre.
Has gone too far.
Et je plonge dans la lecture :
Un rapport émis lundi dernier par l’organisme HOPE révèle que 50% des jeunes hommes ayant répondu au sondage considèrent que le féminisme va trop loin et rend le succès des hommes plus difficile.
(Je traduis)
J’ouvre Google.
« Hope » « UK » « feminism »
Je tombe sur l’étude.
- 16% des jeunes hommes croient que le féminisme n’a plus de rôle à jouer dans la société actuelle.
- 23% pensent que ce n’est pas plus dangereux d’être une femme qu’un homme aujourd’hui.
- 50% disent que le féminisme va trop loin.
Ça rebondit dans ma tête : aller trop loin.
Je me rappelle, de façon plus personnelle, de cette récente phrase violente, discréditante, lancée à la volée « ce matin, le Devoir va trop loin. »
La notion de distance parcourue m’obsède ces derniers temps. Parce que pour aller trop loin, il faut aller à bon port : il faut qu’il y ait une ligne d’arrivée et il faut que, logiquement, on la dépasse cette ligne. C’est la logique des choses. Aller trop loin, c’est franchir la ligne/la limite.
Dans ce cas-ci, je me demande comment notre société crée les lignes. Et surtout, quand est-ce qu’on peut parler d’exagération, de dépassement.
Et puis, je ne sais pas. Pourquoi est-ce que je ne penserais pas à cette ligne précise : celle des privilèges.
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Patriarcat ou autre mot (à vous de choisir)
Je me demande si ces jeunes hommes ont les yeux bien ouverts sur l’actualité.
S’ils arrivent à voir que la majorité du leadership politique mondial appartient aux mains des hommes[1].
S’ils voient, comme moi, qu’une majorité d’hommes dirigent les plus grandes organisations internationales (ONU, OMC, OPEP, alliances militaires, etc.).
Qu’en politique, les hommes ont un temps de parole supérieur aux femmes en chambre d’assemblée.
Que les corps policiers, armés, les grandes compagnies, les firmes internationales, les syndicats, même les universités sont dirigées majoritairement par les hommes.
Que, même la couche la plus étroite de la société, les milliardaires de la planète, est constituée à 88% par des hommes.
Je me demande… est-ce que je dois m’aventurer dans le domaine des sports ? Là aussi, les avantages ne manquent pas : salaires à la hausse, visibilité et crédibilité des sports masculins par-dessus les disciplines féminines.
Et s’ils se promenaient un peu dans leur ville, ces garçons, alors ils remarqueraient que la cartographie est masculine et qu’en moyenne, plus de 70% des marqueurs de rues sont des noms d’hommes.
Et s’ils se tournaient vers les arts, vers l’histoire… ils ne seraient pas déçus de remarquer tous les grands noms qui brillent dans leur livre d’école et dans leur écran.
Ils n’auraient ainsi qu’à entendre leurs personnages masculins favoris, qui d’ailleurs ont en moyenne deux fois et demie plus de répliques que leurs homologues féminines[2].
Ils remarqueraient que les séries, les films et les publicités érigent au rang de héros deux fois plus les hommes que les femmes.
Et dans leur livre d’histoire, ils verraient bien que tout ce qui façonne le temps, tout ce qui a marqué le temps proviennent de grands hommes.
Ils verraient bien que l’histoire se poursuit logiquement puisque le pouvoir, la politique, les arts, les sports et les divertissements sont encore entre les mains du masculin.
Mais je ne leur en veux pas.
Je veux dire, ils sont saturés par ces images-là. Ils les voient tellement tout le temps, qu’ils les tiennent pour acquis.
Et c’est ça, justement, qui dessine la première ligne, celle de l’acquis. Du privilège.
Parce que ça en est, des privilèges. Et cette ligne, tracée au marqueur gras, efface les autres qui façonnent pourtant tout le paysage mondial…
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Je me demande… les femmes qui veulent aller trop loin… Est-ce qu’on se plaint, le ventre plein ? (Désolée du jeu de mots)
Je me rappelle alors un fait d’actualité qui m’avait marqué assez profondément et qui malheureusement n’a pas eu le même impact dans l’actualité.
En mai 2017, Boko Haram libérait 82 des 257 filles qu’il avait enlevées et qu’il tenait captives depuis avril 2014.
Elles avaient été kidnappées au Lycée de Chibok, au Nigéria, dans la nuit du 14 au 15 avril 2014. Les filles étaient alors âgées de 12 à 15 ans. Je me rappelle avoir lu le mot adolescentes et y avoir compris enfants.
Mais ça, c’est mon interprétation.
Enlevées.
Ce qui m’avait marqué le plus de cette nouvelle, c’est que parmi les 257 kidnappées, beaucoup d’entre elles s’étaient converties au groupe djihadiste, refusant de retourner auprès de leurs familles. Elles acceptaient alors de devenir des épouses, des mères, des fidèles.
C’est dans cet esprit que certaines d’entre elles se sont transformées en bombes humaines.
Assimilées.
Enlevées à l’école, ou devrais-je dire : arrachées à l’école. Je trouve cela toujours aussi tragique. Et je me dis que Boko Haram frappe très fort au plan symbolique.
Autre chose qui me revient en tête. Un article dans le New York Review of Books, qui s’intitule More than 100 Million Women are Missing. L’article rappelle bien que la population mondiale est composée à 51,05% de femmes (48,95% d’hommes), mais nous avise que ce chiffre est inexact puisque plus de 100 millions de femmes sont disparues à travers le monde entier.
Disparues.
Mais on est à plus grande échelle. On parle de la planète, et on sait tous (n’est-ce pas) que ce n’est pas inhabituel de se débarrasser de son enfant en Inde, en Chine, au Pakistan et en Afghanistan parce que c’est une fille[3].
Mortes.
Revenons ici, au Québec et au Canada. Est-ce qu’on s’en sauve, vraiment ? Je veux dire, quand la commissaire en chef de l’Enquête nationale sur les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) parle de génocide pour décrire la situation actuelle des femmes autochtones[4]?
Assassinées.
Et l’actualité… la violence faite aux femmes est presque de la poutine quotidienne. Elle parsème en effet les nouvelles par-ci et par-là, nous rendant presque insensibles aux disparitions des jeunes filles.
La violence contre les femmes… C’est une des batailles que mène le gynécologue congolais, récipiendaire du Prix Nobel de la Paix en 2018, le Dr Denis Mukwege. Celui qu’on surnomme « l’homme qui répare les femmes » prend régulièrement la parole pour dénoncer la violence faite aux femmes, notamment dans son pays natal.
« Il y a quelques mois, j’ai soigné un bébé de 6 mois qui avait été violé. Ma patiente la plus âgée avait 80 ans. » a-t-il déclaré dans une conférence à l’UdeM en juin 2019.
Violées.
Le viol. N’est-ce pas d’actualité, justement. Je me demande si je ne viens pas tristement de faire une loop parfaite. Si je ne viens pas de montrer un cercle de violence, d’injustices et de maltraitance. Ce cercle disparaît aussitôt lorsqu’on parle de limites. Mais des limitations, est-ce que les femmes en vivent quotidiennement, et à différents niveaux ?
Je me demande si c’est du luxe d’exiger plus. Pour les femmes, ou pour toutes celles qui s’identifient comme telles.
Est-ce un luxe de demander la représentativité politique ? Est-ce un luxe de parler pour nous-mêmes ? Est-ce un luxe de se regarder vieillir à l’écran ? Est-ce un luxe de demander plus de femmes dans les conseils d’administration ? De demander des salaires équitables ?
Est-ce un luxe, dans certains cas, de demander le droit à la vie ?
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Loin de moi l’envie de moraliser le monde entier… c’est d’ailleurs pourquoi je ne parle qu’avec des faits. Je les mets sur la table et je ne dis rien.
Je me demande. Et je me rappelle juste cette question de ligne. De cette ligne tracée et qui ne demanderait pas (jamais) d’être dépassée.
Je retourne à l’étude…
- 16% des jeunes hommes croient que le féminisme n’a plus de rôle à jouer dans la société actuelle.
- 23% pensent que ce n’est pas plus dangereux d’être une femme qu’un homme aujourd’hui.
- 50% disent que le féminisme va trop loin.
- Le Devoir va trop loin.
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Vraiment ?
[1] 175 des 193 pays de l’ONU sont représentés par des hommes.
[2] Dans le domaine des médias, du cinéma et des marchés de publicité, on rapporte que dans 65% du temps, les hommes ont plus de temps à l’écran, que dans 64,2% ils ont des rôles principaux et que leur temps de parole est supérieur dans 71% du temps. Voir les études du Geena Davis Center à ce propos. https://www.thinkwithgoogle.com/marketing-resources/diversity-and-inclusion-in-superbowl-ads/
[3] Dans le documentaire It’s a Girl! on peut voir une indienne interviewée et racontant qu’elle a tué 7 de ses enfants parce que c’étaient des filles. Les femmes qui l’entourent acquiescent et se rappellent l’avoir fait ou avoir vu quelqu’un l’ayant fait.
[4] « Les désaccords quant au nombre de femmes et de filles autochtones disparues et assassinées sont nombreux. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) reconnaît, dans un rapport datant de 2014, plus de 1200 cas de femmes et de filles autochtones disparues et assassinées entre 1980 et 2012. Toutefois, les groupes de femmes autochtones évoquent plutôt, dans des estimations documentées, un chiffre supérieur à 4000. » Voir le rapport de L’encyclopédie Canadienne à ce propos.