Logo

Le délire lucide de « J’adore le jus »

Une série par des milléniaux, pour rire des milléniaux.

Par
Benoît Lelièvre
Publicité

Mon père aimait souvent me dire : « Fiston, si on ne vaut pas une risée, on ne vaut pas grand-chose. »

C’est un axiome difficile à comprendre pour un petit garçon de 13 ans un peu sensible et mal dans sa peau que le paternel vient de renvoyer à la maison après lui avoir tondu le crâne dans le garage (sauf une touffe), mais je comprends, aujourd’hui. Accepter le ridicule, c’est lui enlever son pouvoir, reconnaître le caractère temporaire de toute condition et se donner le droit d’évoluer. C’est une sorte de super pouvoir.

George Orwell, lui affirmait que « chaque génération s’estime plus intelligente que la précédente et plus sage que celle qui vient après. » Cette observation date du milieu du XXe siècle, mais elle est encore pertinente à la lumière des conflits intergénérationnels qui perdurent toujours, près de 75 plus tard, parce qu’on a encore beaucoup de difficulté à rire de nous-mêmes. On se prend collectivement très au sérieux, surtout entre étrangers qui ne partagent qu’une tranche d’âge et un bagage culturel.

Publicité

Ces pensées semi-profondes ont émergé de mon subconscient en regardant J’adore le jus, la nouvelle websérie d’Alec Pronovost. Le même gars derrière ce délicieux bad trip ironico-nostalgique qu’était Complètement Lycée. J’adore le jus est une série grinçante, vivante et kaléidoscopique qui pose une question très intéressante : « Si on commençait par rire de nous-mêmes, est-ce qu’on s’ouvrirait plus à la critique? »

Les dieux de la business au XXIe siècle

J’adore le jus raconte l’histoire de Mathieu Mailloux (un François Ruel-Côté plus qu’approprié pour le rôle), un entrepreneur né autoproclamé qui enchaîne les catastrophes financières jusqu’au jour où il trouve un emploi pour la compagnie de boissons énergisantes Zoop. L’entrepreneur Lino Zoparelli (joué par Mike Ludano lui-même, Peter Miller) est un modèle pour Mathieu et ce dernier compte sur lui pour apprendre les secrets du métier.

Publicité

Vous l’aurez compris, la relation entre les deux hommes se gâte lorsque Mathieu comprend que Lino n’a aucune envie de lui ouvrir les portes de son cœur ou de son entreprise.

D’abord et avant tout, J’adore le jus est une déconstruction incisive du mythe de l’entrepreneur, encore extrêmement tenace chez les personnes de ma génération et encore plus chez les plus jeunes. Cette idée tenace selon laquelle le secret du bonheur et de la réussite financière réside dans le fait d’avoir le contrôle de son destin. Que l’investissement de temps, d’argent et d’efforts débouche invariablement sur le succès. L’entrepreneuriat, c’est loin d’être accessible à tous, mais ça ne nous empêche pas d’en rêver secrètement ou non. Un peu ou beaucoup.

À travers un tout croche sympathique comme Mathieu, Alec Pronovost et son co-scénariste Samuel Cantin explorent avec esprit et autodérision les multiples mécaniques sociales derrière ce phénomène social qu’est l’entrepreneur rock star.

Publicité

L’enfant roi à l’amour propre gonflé aux compliments parentaux non mérités en prend (entre autres) pour son rhume. Pourtant, rien n’ébranle la confiance de Mathieu en son propre success story. Jamais il ne lui vient même en tête de s’approprier une idée plus intelligente que la sienne. Les opportunités lui filent au visage pendant les six épisodes de J’adore le jus et jamais une fois Mathieu n’en examine la validité. Parce qu’l rejette systématiquement tout ce qui ne vient pas de lui.

Ce détail ferait de Mathieu un protagoniste fort déplaisant si Pronovost et Cantin n’avaient pas illustré sa nature profonde dès le premier épisode, dans une scène aussi tendue qu’hilarante où sa mère (jouée par la légendaire Josée Deschênes) l’implore d’arrêter l’entrepreneuriat sans toutefois le critiquer. Si Complètement Lycée s’inspirait de l’absurdisme de Trey Parker et de Matt Stone, l’humour de J’adore le jus est beaucoup plus caustique. Ici, la série invoque plutôt des influences des frères Coen et peut-être même un peu de François Létourneau.

Publicité

Malgré le changement de registre, on n’est jamais dépaysé. On baigne bel et bien dans l’univers d’Alec Pronovost, mais on est quand même ailleurs avec J’adore le jus.

« Image is everything »

Le premier secret du métier que Lino Zaporelli révèle à Mathieu, c’est « image is everything ». L’image, c’est absolument tout.

J’adore le jus illustre ce point encore mieux que Zaporelli ne pourrait le faire lui-même. La forme épouse le contenu de manière dynamique, mais gracieuse. Présentée à travers des extraits de (fausses) archives, de publicités et par le truchement d’un faux documentaire de true crime sur un procès en diffamation contre Mathieu Mailloux intenté par Zoop (avec comme narrateur pas-Patrick-Lagacé), c’est très difficile de savoir qui parle ou même si une partie de l’histoire fait partie d’un contenu promotionnel, voire d’une anecdote autopromotionnelle. Une décision technique qui fait tout le charme de J’adore le jus.

Publicité

Parce que si on ne sait jamais ce qui est réel et ce qui est une construction, il faut tout prendre avec un grain de sel. On doit constamment tenir pour acquis qu’il s’agit d’une déformation de la réalité effectuée soit pour des besoins commerciaux, soit par besoin de réconfort mal placé.

L’image et le récit se télescopent à l’écran comme dans l’esprit de Mathieu qui voit le monde à travers une mythologie personnelle avec une seule variable : c’est lui, le héros. Et c’est par ailleurs cette décision artistique d’Alec Pronovost de présenter son récit de manière hypermédiatisée qui fait toute la différence. Ça rend l’exercice à la fois très familier et complètement surréaliste. Il aurait pu raconter l’histoire avec n’importe quel ton et ça aurait fonctionné, parce que J’adore le jus reflète nos habitudes de consommation sans même avoir l’air d’essayer.

J’adore le jus, c’est un beau délire avec des idées on ne peut plus lucides. Une comédie pince-sans-rire avec un protagoniste à l’amour propre démesuré qui risque de ne pas plaire à tout le monde, et c’est correct.

Publicité

Après tout, le propre de la comédie, c’est de faire passer un bon moment à son auditoire. Je vous dirais de ne peut-être pas vous attendre à regarder quelque chose qui vous habitera pendant tout le reste de l’été, mais le regard moqueur jeté par Alec Pronovost et Samuel Cantin sur leur propre génération est contagieux. Il détend l’atmosphère et nous donne envie d’être meilleurs.

Parce qu’être capable de rire de soi-même, c’est définitivement un super pouvoir.